Chapitre 23 : Océan vert (1/2)

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De grosses gouttes glacées se glissèrent dans son dos. Chris redressa brusquement en se frottant énergiquement les bras pour se réchauffer. Il regarda autour de lui. De pâles rayons de lumière se frayaient un chemin entre les racines, au-dessus de leur refuge de fortune. Un trou davantage qu'une grotte, un espace légèrement abrité entre de petits blocs de roche. Peut-être l'ancienne tanière d'un animal. Ils n'avaient pas pu faire la fine bouche, découragés dans leur pénible progression nocturne par le vent et la pluie.

Je me suis endormi, finalement...

Les paupières encore closes, la renarde reposait non loin de lui, lovée en position fœtale. Ses traits semblaient apaisés dans le sommeil. Chris aurait donné cher pour savoir ce qui se passait dans sa tête, à quoi ils devaient s'attendre de la part de la Sauvage pour la suite. Elle les avait suivis dans la nuit, alors qu'ils n'auraient eu aucun moyen de l'empêcher de leur fausser compagnie. D'ailleurs, pourquoi s'y serait-il opposé ? Il voulait lui sauver la vie, mission réussie.

Mais à quel prix ?

Il secoua la tête. Il ne pouvait pas encore se laisser aller...

Se frictionnant toujours les membres, le jeune homme constata que le tissu artificiel de sa combinaison était irrémédiablement endommagé. Déchiré sur plusieurs épaisseurs, troué par endroits, son imperméabilité n'était plus qu'un souvenir. Il s'extirpa lentement de leur abri. Il ne pleuvait plus, mais l'air demeurait chargé en humidité. Avant de sortir, Chris jeta un œil méfiant au sol couvert de mousse.

— Tu es réveillé ?

La voix venait d'au-dessus. Dans les ombres, Chris mit un instant à repérer Taller, adossée à un vieux tronc d'arbre.

— Comment va ta jambe ? questionna-t-il en se hissant jusqu'à elle.

— Toujours une gêne, mais j'imagine que je ne peux pas me plaindre.

En acquiesçant, Chris revit la scène de la veille. La manière dont la renarde avait guidé l'Énergie Stellaire vers la plaie.

— Tu savais que les Sauvages pouvaient faire ça ?

— Il y a des témoignages, des histoires de miracles. Des Sauvages qui seraient venus en aide à des blessés, lors d'accidents à l'extérieur. J'avoue que n'y croyais pas. Jusqu'hier, je prenais ça pour les délires de ces individus isolés qui veulent voir du bon dans ce peuple.

— Je suppose que ça veut dire que j'ai encore beaucoup à apprendre.

À cet instant, une idée lui traversa l'esprit. Il s'évertuait à percer l'obscurité du regard, oubliant ses découvertes de la veille. D'une simple pensée, l'Énergie Stellaire ambiante se superposa à son champ de vision. Celle-ci était présente en chaque chose, mais la concentration variait. Les plantes brillaient bien davantage que le sol ou les rochers, eux même plus chargés que l'air. Ce qui ressortait le plus, cependant, c'était le major ! Posant les yeux sur ses propres mains, il s'avisa qu'il en allait de même pour lui. "Vides" en sortant de l'Arche, tous deux s'étaient visiblement "remplis" pendant la nuit.

— Qu'est-ce que tu en pense ? questionna Taller en désignant les bois face à eux.

— Ça ressemble à la forêt de chez moi, à mon époque...

Des arbres de haute taille occupaient la majorité de l'espace. Ils étaient dénués de branches sur la première partie du tronc et, pour atteindre leur pleine envergure, conservaient une distance appréciable entre eux. Se frayer un chemin ne serait pas trop pénible en journée. De nuit, les pièges foisonnaient : trous dissimulés sous les feuilles mortes, racines, talus de ronces ou fougères dès qu'un brin de ciel apparaissait... Rien que la profondeur irrégulière de l'humus rendait chaque pas risqué.

Il s'avisa soudain que le major le regardait d'un air étrange.

— Quoi ?

— Non, rien...

— Qu'est-ce que... Bon, où sommes-nous ?

— Je ne sais pas, au beau milieu de nulle-part. Tu penses que les Patrouilleurs s'amusent à visiter tous les coins paumés du monde ? J'ignore quand ces bois ont vu un être humain pour la dernière fois. On a dû parcourir deux ou trois kilomètres depuis l'Arche.

— Pas plus ?

Ses efforts encore frais dans sa mémoire, Chris fut tenté d'opposer un ressentis très différent. Cependant, ils avaient avancé péniblement, dans un noir complet. Sans cette capacité incroyable à voir l'Énergie Stellaire — qui lui avait permis de guider le major et d'éviter bon nombre de chausse-trappes —, ils ne seraient même pas arrivés si loin.

Le jeune homme soupira.

— On fait quoi maintenant ?

Taller s'attarda un instant sur les bois avant de répondre.

— J'y ai réfléchis une bonne partie de la nuit. Si on continue plein sud, on atteindra un avant-poste des Patrouilleurs. J'y ai été affectée pendant trois mois, il y a deux ans, je pense pouvoir le retrouver.

— Pour récupérer du matériel ? Mais on fera quoi s'il y a des gardes ?

— Il s'agit d'un poste de recherche. En dehors de la période estivale, il est inoccupé. En principe, en tous cas, sinon ce sera à toi de jouer. Mais ce n'est pas tellement le matériel qui m'intéresse. Je pense surtout à trouver un moyen de communiquer.

— Communiquer ? Avec qui ?

— Les autres Arches. Les dirigeants de la VI sont notoirement brouillés avec ceux de la IV. On pourrait négocier un asile, en échange d'informations. Je connais un certain nombre de choses qui peuvent les intéresser.

— Mais...

— Tu vois une autre option ? Tu veux vivre ici comme un animal sauvage, te nourrir de racines ?

— J'imagine qu’on n’a pas le choix, concéda-t-il. Et pour la renarde ?

— Le village dont elle vient se trouve à proximité de cet avant-poste justement. Elle pourra rentrer chez elle.

— Vous savez d'où elle vient ? s'étonna Chris.

— Je sais beaucoup de choses, contra sèchement Démétra.

Elle sembla sur le point d'ajouter quelque chose, mais s'arrêta là. Ces petits mystères allaient vite l'agacer.

— On en a pour combien de temps ? se contenta-t-il de rétorquer.

— Quatre ou cinq jours je pense. Si la météo ne s'en mêle pas...

— Quatre jours ?!

— Au mieux, oui.

Chris soupira, puis se leva. Le major le questionna des yeux.

— Je vais faire un petit tour, je gèle sur place. Et puis je dois... m'isoler un peu.

— Ne t'éloigne pas trop. Je ne suis pas tranquille, on est encore trop proches de l'Arche.

Le jeune homme acquiesça, puis entreprit de contourner l'aplomb rocheux voisin. Il marcha un petit moment, jusqu'à être hors de vue du major. Sur les branches des arbustes, les feuilles nouvelles côtoyaient des bourgeons en train de s'ouvrir. Alors qu'il Inspirait l'air pur à plein poumon, son ventre émit une succession de gargouillements. Il grimaça.

Un petit bruit attira soudain son attention. Un écureuil sautait de branche en branche, avec une agilité sans pareille. Chris suivit les gesticulations du petit animal, repoussant un instant ses craintes et incertitudes — et même la faim. Il avait presque oublié la richesse de sa planète, sa beauté, sa diversité. S'il n'avait pas pu l'apprécier à sa juste valeur sur le moment, leur progression de la veille n'en avait pas moins été bercée de hululements et ponctuées par des craquements qui ne devaient rien aux fuyards. Rien qu'à cet instant, une fourmilière géante se trouvait à quelques pas de lui et une nuée d'insectes survolait la surface d'une flaque d'eau. Cette vie foisonnante lui semblait presque irréelle !

Le petit mammifère approchait. Sur le sol, il arriva à quelques mètres à peine de lui, visiblement plus curieux qu'effrayé par sa présence. Chris repéra un gland au sol, s'en saisit et le tendit dans l'espoir d'appâter l'animal, qui le fixa en retour sans bouger. Une étrangeté frappa alors le jeune homme : cet écureuil possédait non pas une, mais deux queues très fines et légèrement entortillées !

Il ne faudrait pas que je me croie de retour chez moi, pas vrai ? songea-t-il avec amertume.

Chris lâcha son appât, se moquant de lui-même : des milliers de fruits similaires parsemaient l'humus autour de lui.

— Qui observe qui, finalement ? Alors, mon petit gars, qu'est-ce que tu peux bien me raconter ? ricana-t-il.

Tout à coup, son champ de vision se brouilla. La sérénité de l'instant disparut, comme une bulle qui éclate. Chris perdit pied un instant et ne retrouva son équilibre que de justesse. Il se redressa et chercha à comprendre ce qui lui arrivait.

L'Énergie Stellaire environnante se rassemblait, voilà ce qui se passait ! Elle était en train de former un amas à quelques pas de lui !

Qui ?

Chris se retrouva nez à nez avec la Renarde. Par réflexe, il chercha lui aussi à invoquer la puissance qui l'entourait. Avec ce qui répondit à sa volonté, il aurait eu du mal à soulever une feuille morte ! La boule d'énergie convoquée par la Sauvage explosait déjà et il se prépara à encaisser le choc. L'impact ne vint pas, au lieu de quoi il découvrit quelle était la véritable cible.

L'écureuil filait. Il se déplaçait à une vitesse impressionnante, se propulsa sur la base d'un tronc et entreprit d'en atteindre le sommet. La forme invoquée par la Sauvage se déploya à la manière d'un fluide, ou d'un filet. Projetée sur la petite créature, elle l'emprisonna sans lui laisser une chance. Cette cage d'énergie se détacha de l'arbre en emportant avec elle sa victime, la ramena au sol. Dès que ses pattes touchèrent terre, le mammifère se mit à charger les parois avec frénésie.

— Qu'est-ce que tu fais ? Il va se blesser ! s'écria Chris.

La renarde lui retourna un regard incrédule. S'apprêtant à protester de plus belle, le jeune homme s'interrompit et revint sur les gesticulations du prisonnier. L'écureuil ne semblait pas aussi perdu qu'il aurait dû l'être, il était clair qu'il discernait les limites de la barrière. En y repensant, le jeune homme se rendit compte que l'animal s'était affolé avant que la Sauvage ne l'emprisonne, probablement en même temps que lui.

Il voit l'Énergie Stellaire ! Peut-il également la contrôler ?

La réaction du rongeur trahissait son incapacité à se défendre. Tandis que Chris pondérait sur ce point, il se laissa dépasser par la renarde. La cage se mit à rétrécir. Lorsque la jeune femme se planta à deux pas du pauvre mammifère, ce dernier ne pouvait plus bouger une griffe. Elle se baissa, posa une main au contact de la membrane, puis laissa sa construction mentale se décomposer. D'un geste vif et assuré, la Sauvage saisit l'écureuil par le cou sans qu'il ne puisse esquisser un geste.

— Attends ! réagit Chris.

Sans l'écouter, la chasseuse saisit la petite bête à deux mains et lui brisa l'échine. Le craquement, pourtant faible, ébranla le jeune homme.

— Pourquoi ? Pourquoi fallait-il que tu fasses ça ? souffla-t-il sans quitter des yeux le petit être qui pendait tristement entre les mains de sa meurtrière.

Sa compagne le fixa en retour, secouant la tête comme si la réponse était évidente. À la vérité, elle l'était, mais Chris refusait de l'entendre.

Comme il tardait à bouger, la renarde fronça les sourcils et le regarda droit dans les yeux, d'une manière qui n'avait soudain plus rien de naturelle. Avant qu'il n'ait pu la questionner, l'image d'un morceau de viande cuisant sur une broche s'imposa dans son esprit. Si tôt cette pensée s'était-elle insinuée en lui qu'une pointe de migraine suivit, à la manière d'un coup de poignard dans le lobe frontal.

Les jambes de Chris cédèrent sous lui. Vidé de toute substance, il s'écroula et se prit la tête entre les mains. Le monde se couvrait de ténèbres et, en même temps, partait dans tous les sens. Le jeune homme ne parvenait pas à rassembler ses pensées.

Si cet instant de désorientation totale dura quelques secondes ou des heures, il n'aurait su le dire. Lorsque Chris reprit le contrôle, quelqu'un avait calé son front contre le sien. Les yeux bleus du major Taller s'imposèrent au centre de son champ de vision.

— ... vas bien ? questionnait-t-elle.

Le jeune homme voulut répondre, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Il dut faire un effort supplémentaire pour reprendre le contrôle de sa respiration.

— Je crois que c'est passé, croassa-t-il.

— Tu as poussé un cri, j'ai cru que... C'est elle ? explosa le major en désignant la renarde.

Instinctivement, le jeune homme secoua la tête pour défendre sa protégée. Puis un doute le saisit.

Une broche... l'écureuil... Impossible !

— Tu peux te lever ? reprit Taller légèrement rassérénée.

Pour toute réponse, Chris obtempéra et fit quelques pas. Il ne ressentait déjà plus qu'une légère nausée, sans conséquence compte tenu du peu qu'il avait dans le ventre. Il était bien davantage secoué par la théorie qui venait de germer dans son esprit.

Un nouveau gargouillement le trahit et la Renarde brandit son trophée. Le major suivit son regard et secoua la tête en adressant un sourire compatissant.

— Si tu tiens debout, tu peux marcher. Nous sommes encore trop proches de l'Arche pour faire un feu, on mangera plus tard.

— Tu as dit qu'on ne nous suivrait pas...

— J'ai dit que l'on ne devrait pas nous suivre. Et que la Patrouille ne devrait pas rentrer avant plusieurs jours. Ce n'est pas mon genre de me reposer sur des suppositions.

Chris fut tenté de relancer le sujet de ce qui venait d'arriver. Il était convaincu que la renarde lui avait transmis ses pensées, ce qui remettait énormément de choses en question. Après avoir jeté un bref coup d'œil à la Sauvage, visiblement passée à autre chose, il jugea pourtant préférable d'attendre d'être sûr de son coup. S'il avait raison, le phénomène se reproduirait forcément, même si cette perspective n'avait rien de réjouissant. Il remarqua alors que le major gardait distraitement une main posée sur son estocade de la veille. Lorsqu'elle remarqua que Chris la regardait, elle la déplaça aussitôt.

— Tu es sûre que ça ira pour toi ? tenta le jeune homme.

— Ce n'est rien, j'ai connu bien pire, assura l'ancienne militaire. On y va !

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