Chapitre 19 : Démonstration (1/2)
Chris pris une longue inspiration avant de passer la porte. De l'autre côté, il découvrit deux soldats, des cibles d'entraînement et un moteur stellaire.
Rien d'autre.
Un mensonge, car il omettait la mare de sang de sang dans laquelle pataugeait la dépouille du soldat Torek. Le jeune homme s'ébroua. Les deux mois passés depuis "l'incident" semblaient dérisoires. Gommer cette culpabilité pugnace qui le rongeait demanderait davantage de temps et d'efforts.
Il n'y a rien, voyons, pas la moindre trace de sang !
Cependant, il s'agissait bien de la même salle. L'endroit se révélait tout aussi oppressant que lors sa première visite. Chris chercha à percer les murs du regard, suivit des yeux la ligne de vitrage teintées qui ceinturait la pièce. Il devinait des dizaines de paires d'yeux derrière, dans l'anonymat. Des gradés de l'armée qui attendaient de le voir à l'œuvre. Le colonel Fisher se trouvait assurément au premier rang, avec le général Duverne.
J'ai appris de mes erreurs, je ne ferai plus de mal à personne ! Je ferais bien une exception pour Fisher, cela-dit...
Sentant un rictus se former sur ses lèvres, il serra les poings pour se concentrer. Plus que la pression, il sentait poindre une certaine impatience et peut-être même de l'excitation à l'idée de passer à l'action.
— C'est presque l'heure, tu es prêt ?
Derrière lui, le major Taller le rejoignait. La soldate l'avait accompagné durant tout son apprentissage, dans les bons et mes mauvais moments. S'il passait cette dernière étape, leurs chemins se sépareraient. Une perspective qui le toucha plus qu'il ne l'aurait cru, mais il se contenta de hocher la tête en souriant.
— Ce n'est qu’une formalité, pas vrai ?
Son accompagnatrice lui rendit un sourire entendu, elle le connaissait assez pour lire en lui parfois. Il s'intéressa aux cibles : de bons vieux cercles concentriques, comme au tir à l'arc.
De son côté, le moteur vrombissait régulièrement dans cet espace clos. Il ne générait pas de boucliers ou quoi que ce soit d'autre, ce n'était qu'un générateur ordinaire, comme on en trouvait dans les résidences privées. Divers appareillages utilisaient des sources d'énergie de ce genre : portes automatiques, écrans, fours... Isolé, ce moteur ne produisait donc rien de tangible. Sauf pour Chris. Sans même regarder dans sa direction, le jeune homme percevait les milliers, les millions d'entités qui n'attendaient qu'un ordre de sa part pour passer à l'action. Qu'y avait-il de plus grisant que cela ?
— Procédez, invita l'un des soldats, un doigt posé sur un appareil auditif.
Chris ne se fit pas prier. Il tendit une main devant lui, paume en avant, souriant d'auto-dérision. Ce mouvement était inutile, mais il ne pouvait pas se refuser ce plaisir. C'était tellement cliché !
La foule d'entités — l'Énergie Stellaire — se pressa de répondre à ses ordres. Il visualisa des flèches et l'amas les matérialisa. Tel un feu d'artifice, les dix dards lumineux — autant qu'il y avait de cibles — fusèrent dans un bel ensemble. Chris les dirigea avec grâce et finesse et les pointes frappèrent le cœur de leur objectif exactement au même instant, accompagnées par un bruit de choc comparable à celui d'un couteau qui se plante dans un tronc d'arbre. Chaque cible fut enfoncée sur un demi-centimètre.
Conformément aux dires du major Taller, cette Énergie avait quelque chose de vivant, de conscient. Il dirigeait le mouvement sans le produire. Le jeune homme ne se voyait pas comme un sorcier, plutôt comme un dompteur. Il claquait du fouet, guidant sa meute à l'attaque. Ce "pouvoir" ne lui permettait d'ailleurs pas d'invoquer les éléments à la façon d'un magicien de Fantasy. Il pouvait en revanche donner n'importe quelle forme au flux et gérer son mouvement. Indirectement, faire léviter des objets, des personnes, élargir un tube... tout était possible pour qui a de l'imagination.
À la fin de son spectacle jouissif, Chris grimaça légèrement. Il était le seul à pouvoir apprécier pleinement la beauté de son ouvrage. Pour ses spectateurs, qui ne percevaient pas les courants générés, les cibles avaient été marquées instantanément, sans signe avant-coureur.
— Épreuve validée, annonça le soldat avec les oreillettes. Nous allons passer à la suivante.
Chris se tourna vers Taller et ils échangèrent un regard complice. S'il l'avait voulu, il aurait pu transpercer les cibles. La moindre variation dans la puissance d'impact exigeait cependant un effort exponentiel de concentration — et d'Énergie, évidemment. Trouver le bon équilibre avait constitué tout l'enjeu de son apprentissage.
Former un objet lui avait vite semblé naturel, mais contrôler l'Énergie Stellaire l'épuisait. Plus il en invoquait, plus vite il déclinait. S'il gardait longuement le contrôle d'un effet mineur, l'effet se révélait identique. Chris avait dû en passer par l'expérimentation pour découvrir ses limites. Et leurs conséquences. Maux de tête et migraines tenaces l'avaient accompagné tout au long des deux derniers mois, lorsqu'il n'allait pas jusqu'à l'évanouissement. En une occasion, il avait dû rester allongé quarante-huit heures, harcelé par des visions fiévreuses. À cette occasion, l'Ombre se tenait à ses côtés, un sourire sadique sur les lèvres.
— Elle arrive, chuchota Taller.
Chris hocha la tête. Il accompagna du regard le soldat qui menait la renarde au centre de l'espace.
La jeune femme avait été particulièrement bien apprêtée. Elle portait un uniforme militaire flambant neuf, mais ce n'était pas tout : on l'avait lavée et même maquillée pour l'occasion. Sa tignasse crasseuse formait désormais de belles boucles brillantes sur ses épaules, tandis qu'un fond de teint savamment dosé réhaussait des traits plutôt harmonieux.
Une vraie poupée, oui.
Chris la trouvait même plutôt jolie, ainsi. Cependant, le meilleur maquilleur du monde n'aurait pu gommer complètement les cernes et les joues crevassées de la Sauvage. Quant à cet uniforme, on voyait comme le nez au milieu de la figure qu'elle nageait dedans, tant elle avait été amaigrie par la malnutrition et les mauvais traitements. Pour achever le tableau, il suffisait de s'attarder sur la démarche traînante de la pauvrette ou sur son regard complètement perdu.
La renarde avait perdu les dernières traces de la vivacité qui l'animait deux mois plus tôt. La haine et le mépris qui se lisaient alors dans ses yeux, lorsqu'elle affrontait Chris, s'étaient mués en une profonde lassitude.
Qu'est-ce qu’ils t’ont fait ? songea-t-il avec amertume.
Il ne l'avait pas vue depuis des semaines. Tandis qu'il progressait, elle, trop affaiblie, ne représentait plus un défi. L'observer à l'œuvre s'était révélé inutile : la Sauvage reproduisait les mêmes gestes à chaque occasion. Peut-être s'efforçait-elle, justement, de l'empêcher d'apprendre d'elle ?
Son entrée en scène ne constituait pas une surprise. "Le soldat qui écrase la Sauvage" constituait assurément la meilleure des démonstrations aux yeux du colonel Fisher. Chris leva les yeux vers les écrans teintés, se demandant où se trouvait ce personnage abject. L'idée que sa réussite apporterait du crédit à l'officier supérieur le rendait malade, mais il ne pouvait rien y faire. Il reporta donc rapidement son attention sur la renarde, qui tremblait debout tandis qu'on la libérait de sa racine de Pikral.
Elle ne voudrait pas de ma pitié, se morigéna le jeune homme.
Il le savait avec certitude. En l'affrontant, un phénomène étrange lui était apparu : lors d'une compétition pour le contrôle du pouvoir, une sorte de lien s'établissait entre les belligérants. Chris pouvait toucher la surface de l'esprit de la Sauvage, partager avec elle certaines émotions, voire de vagues pensées. Aussi superficiel qu'ait été ce lien, il avait découvert en elle une fierté et un orgueil qui forçaient l'admiration.
Lorsque la jeune femme passa à l'action, Chris s'arracha à ses pensées. Toute l'Énergie Stellaire disponible s'agita en un clin d'œil. Le jeune homme regarda distraitement la forme de poing géant qui se dessinait dans les airs. Une attaque qui lui paraissait brouillonne désormais. Son adversaire disposait d'une grande quantité d'énergie, mais l'utilisait de façon brute, sans finesse. S'il encaissait un coup de ce genre, il le sentirait passer, mais ne serait pas blessé gravement. Une attaque de force équivalente en forme de pointe serait mortelle.
Elle est trop faible, coupée de l'Énergie Stellaire depuis trop longtemps, analysa Chris en soupirant. Elle ne se concentre pas, ou n'en est plus capable.
La création de la renarde partit dans sa direction à peine formée. La jeune femme ne bougea pas, en revanche, consciente de l'inutilité de la chose. Chris se concentra sur l'amas lumineux fonçant à sa rencontre et lui ordonna de lui obéir. Le contact psychique avec son adversaire, désormais familier, s'imposa à lui. Il vit la renarde, épuisée, qui poussait la décharge. Une pichenette suffit pour arracher le contrôle.
Le poing d'énergie se sépara en deux, passa de chaque côté du jeune homme pour se rassembler à nouveau derrière lui. Chris le renvoya ensuite vers celle qui l'avait invoqué.
Il lui aurait été facile de concentrer le faisceau, au lieu de quoi le jeune homme choisit de l'élargir. La renarde n'essaya pas de lutter, ni même d'esquiver. Elle encaissa le coup sans un cri, fut propulsée contre le mur derrière elle avant de glisser mollement au sol. Juste avant que le contact de leur esprit ne soit rompu, le jeune homme acquit une certitude : elle était toujours en vie.
— Test concluant, salua le soldat aux oreillettes. Vous pouvez retirer la racine.
Brusquement ramené à la réalité, Chris évacua son soulagement et se détourna de la silhouette brisée. Un garde s'approchait avec une sorte de cisaille.
— Vous allez...
— Ne bouge pas, répondit le militaire en plaçant deux couteaux contre le cou du jeune homme.
Chris capta un regard amusé de Taller. Il se raidit, s'efforça de ne pas montrer sa crainte. Un coup sec suffit, le collier du jeune homme glissa de ses épaules. Un instant, il eut la sensation qu'on lui avait retiré une part de lui-même. Puis, il dû au contraire se retenir de piétiner cette maudite plante.
Un pan de vitrage se mis en branle, révélant les marches d'un escalier. Le soldat aux oreillettes leur fit signe d'avancer et Chris s'engagea dans un étrange vestibule. Il marqua un temps d'arrêt en découvrant des marches couvertes par une sorte de moquette rouge vif. De plus, les murs étaient lambrissés !
— Montez, insista le garde derrière lui.
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