Chapitre 28 : Lune rouge (1/2)
Plaquées au sol, ses mains lui semblaient légèrement floues. Celles de l'Ombre se superposaient aux siennes, comme elles l'avaient fait dans l'Arche. L'être mystérieux ne l'avait jamais quitté finalement.
Chris serra les poings et se leva. Étrangement, compte tenu des circonstances, il se sentait bien, très bien même. Il captait une puissance telle qu'il pensait pouvoir décrocher la lune. Une masse d'Énergie Stellaire incroyable fondait sur lui, sans même qu'il n'ait souvenir de l'avoir appelée. Le pourquoi n'avait aucune importance. Seule comptait la présence cette force implacable au moment où il en avait le plus besoin.
— Tu es Chris Martin ? lança l'un des soldats en approchant.
Peut-être y eut-il davantage. L’envoyé de l'Arche tenta-il d'établir un dialogue ? Le jeune homme ne le sut jamais, car il se referma aussitôt, se rendit hermétique aux interventions extérieures, pleinement concentré sur le Souffle de Père. Au travers de l'Énergie Stellaire, ces hommes en face de lui — pas des hommes, des ennemis mortels — révélaient leur vraie nature : des êtres vides, sans âme. Il s'agissait d'expurger le monde de ces créatures contre-nature.
"Tu ne dois jamais essayer de soigner quelqu'un", avait dit Soleya...
Cette pensée lui appartenait, assurément, alors en allait-il de même pour celles qui hurlaient de réduire ses adversaires en charpies ? Ces réflexions parasites ne l'empêchèrent pas de procéder avec calme : il divisa sa construction en deux, mania le flux pour toucher les deux individus en douceur. Il ne voulait qu'entrer en contact avec eux, sentir la surface de leur peau, entendre leur cœur battre. Il se concentra sur leur sang, ce fluide chaud qui circulait partout dans leur être.
Chaud ? Non, bouillant.
Quelque part, très loin, quelqu'un commença à hurler.
Le jeune homme passa entre les dépouilles calcinées de l'intérieur sans les voir. Le souvenir de supplications volait en marge de sa bulle. Était-il réel, ou son imagination lui jouait-elle des tours ? Probablement la deuxième possibilité, il ne serait pas resté insensible à de telles souffrances.
Mérilla reposait là, devant lui. Le dos brisé, les yeux vitreux, elle avait perdu sa sévérité naturelle, ce charisme qu'elle incarnait. Elle pouvait passer pour une gentille grand-mère assoupie.
Il n'appela pas à l'aide. Le meilleur soigneur de Triam ne pouvait rien contre la mort. Le regard du jeune homme se porta plutôt sur les flashs lumineux qui éclataient çà et là dans le village. Il distinguait chaque présence ennemie comme autant de trous noirs. Une cinquantaine de ces silhouettes tant haïes arpentaient les ruelles, accompagnées par des engins diaboliques, de grandes tâches obscures.
Chris descendit les marches du temple, ses jambes s'activaient toute seules. La culpabilité et la frustration se disputaient au sujet de la matriarche abandonnée derrière lui. Mérilla avait perdu la vie parce qu'elle cherchait à l'aider, juste au moment où elle allait lui révéler quelque chose. Haine, rage, désespoir, il bouillonnait d'émotions...
Trois soldats de l'Arche lui firent face à son arrivée à la base du monument. Chris approchait du point de rupture, il devait se décharger d'urgence. Il n'attendit aucune réaction et activa immédiatement le flux qu'il avait préparé. Soulevés du sol comme des fétus de paille, les militaires frappèrent le mur le plus proche dans un bel ensemble. La première victime à se redresser braqua son arme sur Chris, qui répondit par un rictus satisfait. Il n'attendait que ça, une menace, une excuse. Une lame de Souffle toute prête trancha cette erreur de la nature. Le visage du soldat trahit un instant toute la consternation, toute l'incompréhension du monde. Ensuite, son corps se sépara, coupé net en deux part au niveau du nombril. Un flot de sang jaillit sur ses compagnons médusés.
Un engin approche.
Chris se détourna de ses victimes pour faire face à l'arrivée d'une forme aussi imposante qu'une maison, dénuée de vie, qui écrasait tout sur son passage. Les fleurs, les insectes, autant d'éléments qui vivaient en harmonie avec Chris et ses sens optimisés par le Souffle de Père. Cette machine n'avait que faire de la nature, ou de quoi que ce soit d'autre sur son chemin. Deux faisceaux de lumière explosèrent, aveuglant brièvement le jeune homme. Quelque chose bougea au sommet du véhicule terrestre.
Terrestre.
Un sourire narquois se forma sur le visage de Chris, qui tendit un poing fermé vers le ciel. Répondant à son commandement, un flux insensé d'Énergie Stellaire se concentra sous le blindé, le sol se déforma, se souleva tel un volcan naissant. Une réplique géante de la main du jeune homme naquit en un instant, tout de sable et de roche. Un poing de pierre qui s'éleva si soudainement qu'il propulsa fer et chair directement dans le lac. L'étrange sculpture de près de dix mètres de haut s'immobilisa, demeura parfaitement en place même après que Chris eut relâché le flux.
Se détournant du Démon vaincu, le jeune homme mit un genou à terre, puis deux, haletant, pantelant. Le monde bascula d'un coup dans les ténèbres de la nuit, il avait le tournis et perdit sa conscience avancée de son environnement en même temps que son étrange sérénité. Les bruits, les cris, toutes ces choses qu'il avait ignorées jusqu'alors le frappèrent de plein fouet. L'Énergie Stellaire à sa portée était épuisée. Il était totalement désarmé.
Qu'est-ce qui m'est arrivé ?
Plusieurs habitations brûlaient, lui offrant une clarté crépusculaire. Chris remarqua deux soldats du coin de l'œil, leurs casques couverts de sang résolument tournés vers lui. Il se souvenait parfaitement, la projection, la lame d'air... Le jeune homme se força à se redresser.
Je dois assumer mes actes. Même sans mes pouvoirs, je ne me laisserai pas faire sans résister !
Les deux militaires se détournèrent, prirent la fuite. Sidéré, Chris resta un moment sur place, sans réaction. Son regard finit par tomber sur le corps sanglant, chaque parties. Cette fois, il manqua de défaillir et dû détourner les yeux.
Domi. Domi ! Bon sang, je l'ai complètement oubliée !
Laissant tout le reste de côté, il partit au pas de course. Tandis qu'il s'éloignait du temple, il sentait que le Souffle de Père se régénérait déjà. Il s'équilibrait également, entre la zone vidée et celles qui l'entouraient, à la manière de vases connectés. Plus le jeune homme progressait, plus il retrouvait ses forces. Cela demeurait nettement insuffisant pour combattre, mais au moins pouvait-il à nouveau faire appel à ses sens étendus pour repérer et éviter les troupes de l'Arche en vadrouille.
Les rues étaient vides. Il ne trouva absolument personne avant d'atteindre sa destination, sentait la pression monter à chaque pas. En arrivant devant sa maison, un soupir de soulagement lui échappa : elle était indemne. La porte d'entrée était grande ouverte, mais pas fracturée.
— Domi ? Domi ? Kal ?
Abandonnant vite les chuchotements, il héla un moment sans succès. Puis il se frappa le front.
Imbécile ! Pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt !
Le jeune homme s'efforça de visualiser son amie, comme Soleya le lui avait appris. Il renouvela ses appels, mais cette fois directement par l'esprit. Bien que faible, comme perdue dans un flux de pensées parasites, il reçut une réponse presqu'aussitôt. Domi était en vie, à l'extérieur du village. Il perçu brièvement l'image d'une colline familière, celle sur laquelle se perchait justement la demeure de la prêtresse. Domi partagea également une sensation d'urgence.
« J'arrive ! » transmit-il à son tour.
Tout en continuant d'éviter les troupes de l'Arche, le jeune homme s'efforça d'invoquer tout le Souffle qu'il pouvait et le garda sous contrôle, au cas où. Cet exercice était bien plus épuisant mentalement que de l'utiliser immédiatement. Il franchit le muret qui bordait Triam d'un saut sans s'arrêter, bénissant le fait que les habitants n'aient pas jugé bon d'élever une véritable enceinte — en plus de le retenir prisonnier, cela aurait été inutile contre les engins de l'Arche.
Lorsque Chris atteignit la colline de l'école, il la trouva assiégée par un détachement de l'Arche. Il repéra deux blindés et une dizaine de fantassins, ces derniers encerclaient le bâtiment central et son jardin. Ils semblaient attendre pour passer à l'attaque.
Attendre quoi ?
L'étrangeté de la situation s'éclaira lorsqu'il s'intéressa de plus près au groupe à l'intérieur du cercle. Il s'agissait essentiellement d'enfants, or les assassins de Mérilla parlaient de capturer les plus jeunes.
Des cris retentirent et les projecteurs de l'un des blindés se détournèrent de la maison de Soleya pour cibler la zone où progressait Chris. Celui-ci repoussa sa peur et accéléra la cadence. Il fonça droit devant lui, sur deux soldats isolés qu'il envoya voler d'une brusque poussée d'Énergie Stellaire. Les combattants de l'Arche atterrirent dans l'herbe en criant de surprise tandis que le jeune homme traversait leur ligne sans être inquiété. Pour être ainsi pris au dépourvu, il fallait décidément que les militaires ne s'attendent à aucune résistance. Arrivé dans le jardin, le jeune homme n'eut pas le temps de reprendre son souffle que Domi se jetait dans ses bras.
« J'ai cru que tu étais... Tu ne répondais pas et... La matriarche ? » questionna-t-elle.
Le jeune homme la repoussa en douceur tout en secouant lentement la tête. Domi se décomposa. Derrière elle, il repéra Kal, Lovrek et Janos. Les deux derniers étaient des potiers, des quadragénaires qui s'entendaient bien avec le couple. Soleya se tenait en retrait, avec une partie de ses élèves. Lorsque son regard croisa celui de Chris, la prêtresse le dévisagea comme s'il lui avait poussé des cornes.
— Dernière chance ! Rendez-vous et il n'y aura pas de blessés, sinon nous devrons passer à l'assaut ! clama une voix depuis le bas de la colline, amplifiée par un hautparleur.
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