Épilogue
L'ambiance, dans la cité d'Espar'e, possédait une touche d'étrange ou de surnaturel. Elle bourdonnait d'activité, avec ses artisans à l'œuvre, ses commerces omniprésents, sans oublier le bruissement continu provoqué par ses milliers de résidents et visiteurs qui se croisaient sous le feuillage de l'Arbre-monde, celui sur lequel la ville reposait. Pourtant, à toute cette effervescence répondait une absence : pas de bavardages, aucun écho des centaines de voix humaines qui auraient dû rire, se disputer, arguer... À Espar'e, seuls les outils et les instruments de musique savaient s'imposer. Pour un citadin de l'ancien monde, ce silence ne pouvait qu'être assourdissant.
Cependant, il n'appartenait pas à l'ancien monde.
Khaï fut arraché à ses pensées par une douce fraîcheur au contact de sa paume. Domi la lui serra, accompagnant son geste d'un sourire timide qui ne lui ressemblait guère. Elle se montrait bien plus conquérante, le soir, lorsqu'ils prenaient leurs quartiers de nuit.
Qu'elle qu'ait été l'expression du visage de Khaï à cet instant, la jeune femme y répondit par un froncement de sourcils soupçonneux, puis elle désigna leur guide de la tête, comme si le temps pressait. Le vieil homme en question attendait plutôt sagement, un peu plus loin dans l'allée. En vérité, il ne les invitait pas à la hâte. Il semblait assez satisfait de s’entretenir avec l'un des vendeurs de fruits et légumes locaux. Se secouant, Khaï laissa échapper un long soupir.
« Finissons-en, cette vie n'est plus la nôtre. Mieux vaut ne pas s'encombrer de nostalgie. »
Le visage de Domi se ferma aussitôt. Il se mordit les lèvres, comme s'il les avait desserrées. Les souvenirs de son arbre-monde natal demeuraient trop parcellaires pour qu'il regrette sa vie d'avant, tout le contraire de sa compagne. Le jeune homme regarda un instant autour de lui et conclut que, de toute façon, la comparaison avec sa ville natale se limiterait à l'édification d'Espar'e sur un Arbre-monde.
Jamais la capitale du clan Khaï n'avait été si cosmopolite, il en conservait la certitude. Elle avait davantage rassemblé de sages et des mystiques, des protecteurs du savoir. Le reste de la population occupait des villages environnants.
Quelques images floues s'imposèrent dans l'esprit de Khaï, celles de forêts indomptables qui s'entremêlèrent vite avec d'autres de gratte-ciels. Pour ne pas s'appesantir, il repartit d'un pas pressé sur les sentiers tortueux de la métropole. Prise par surprise, son amie le rattrapa vite, la mine un peu plus basse qu'auparavant. Quel besoin avait-il de doucher toute velléité d'enthousiasme chez elle ? Elle qui soutenait ses projets avec une fidélité indomptable, même lorsqu'ils contredisaient tout ce qu’elle n’avait jamais été ?
Une faiblesse. Je n'ai pas le droit d'être faible.
Le guide ne se fit pas prier, s'emparant d'une l'échelle de corde, il la leur tendit, puis le trio arpenta une série d'étroites passerelle de planches. Il ne s'agissait assurément pas du chemin touristique et mieux valait ne pas souffrir du vertige. Toutefois, on oubliait vite qu'on cheminait sur les branches d'un arbre — aussi titanesque soit-il — tant les constructions s'empilaient les unes sur les autres. Parfois, les bâtiments dissimulaient jusqu'au moindre interstice de ciel bleu.
Si de véritables tours — en bois, comme l'essentiel de l'architecture locale — reliaient les bras de l'Arbre-monde, Espar'e se distinguait surtout par ses escaliers sans fin et ses milliers de passerelles de cordages. Elle était authentique labyrinthe.
Dès qu'un espace se dégageait, des marchés l'occupaient. Dans cette cité unique en son genre, on trouvait un véritable panachage de cultures et de marchandises. Les mets les plus communs côtoyaient des épices raffinées, l'artisanat local se mélangeait à des antiquités datant d'ères passées. Il flottait dans l'air tantôt un arôme sucré et alléchant, tantôt un fumet qui évoquait la charogne en décomposition. Tant de choses demandaient à être découvertes en ce lieu, mais les voyageurs disposaient de si peu de temps.
Dans les pas de leur guide, les deux jeunes gens s'introduisirent sous une arche taillée directement dans le tronc de l'arbre-monde. Un détail qui choqua brièvement Khaï, dont le clan aurait été outré par un acte si sacrilège. Cependant, il n'avait plus rien de commun avec le clan dont il revendiquait le nom et l'héritage. En vérité, il ne voyait même plus en quoi il serait mal d'agir de la sorte. L'Arbre-monde n'était pas une plante comme les autres, il ne souffrait pas de ce genre de blessures.
Ses pensées se dispersaient à nouveau. Khaï sentait un savoir, des connaissances à portées de ses mains et pourtant plus difficiles à saisir que la brume matinale. Alors il les chassa, se focalisa sur son objectif : ce rapport au sacré des habitants d'Espar'e pouvait servir ses objectifs.
Arrivés au cœur de l'arbre-monde, l'environnement s'obscurcit considérablement, sans pour autant basculer dans les ténèbres. Privés du soleil, une nouvelle source de lumière prit le relais : une centaine de pieds au-dessus de leurs têtes, au beau milieu de l'espace, brillait une perle de clarté légèrement teintée de vert. Une douce chaleur envahit Khaï, nuancée par une pointe de culpabilité.
Le second fragment.
L'Arbre-monde était aussi creux que celui de son clan, tout en demeurant parcouru par des centaines de racines — ou de branches intérieures — qui formaient autant de passerelles naturelles. Certaines à peine suffisante pour permettre le passage de fourmis. D'autres de taille à soutenir un immeuble.
Sur leur chemin, pas de gratte-ciel, mais ils trouvèrent une structure ovale de grande taille. Lorsqu'ils s'y introduisirent, Khaï l'identifia comme une sorte d'amphithéâtre, avec une dizaine de rangées de gradins — de racines —, bondés. Il renonça à compter le nombre de spectateurs, dont un certain nombre se dissimulaient dans les ombres, mais l'estima au bas mot à plusieurs centaines.
« Approchez. Prenez place dans le cœur » tonna une voix éminemment grave et singulièrement dépourvue de chaleur.
Un court échange de regard avec Domi lui apprit qu'il n'était pas le seul destinataire de cette injonction. Leur guide, lui, faisait déjà demi-tour. Khaï prit une fois de plus les devant et monta sur la petite estrade qui défiait l'équivalent de la scène.
Un théâtre, ou un tribunal ?
Il se tint bien droit, prenant garde à se montrer fort et décidé. Il devait en imposer aux autochtones.
De longues minutes s'écoulèrent alors dans un calme oppressant. Cela tapa vite sur les nerfs du voyageur, qui s'abstint pourtant de le montrer. Personne ne bougeait, mais il sentait les regards collés à sa nuque. Tant d'attention ne trompait pas : leur venue ne constituait pas une surprise, moins encore un mystère. La rumeur les précédait, où que mène leur route.
Un léger mouvement attira enfin son attention. Deux individus approchaient, sur la scène. Contre toute attente, le premier s'avéra un homme. Robuste, dans la fleur de l'âge, son crâne rasé et ses épaules découvertes avaient été couvertes de tatouages cryptiques. Le torse du nouveau venu était couvert par une sorte de toge bleue marquée d'un symbole sphérique barré, la rune d'Espar'e. Il s'agissait du Maître, le bras droit de la Matriarche. Un rôle spécifique à cette région, les prêtresses appréciant peu de déléguer des postes influent aux hommes. Le contre-pouvoir du Maître sur la Matriarche demeurait cependant limité et, le plus souvent, cette dernière s'arrangeait pour en faire son époux. Le meilleur contrôle qui soit, selon Domi.
Khaï adressa un hochement de tête discret à sa compagne, la remerciant ainsi pour ses enseignements, tout en lui indiquant de rester sur place. Il avança.
« Qui vient requérir l'attention du conseil d'Espar'e ? » tonna le Maître.
« Le dernier fils du clan Khaï, dont je revendique le nom » rétorqua le visiteur.
Cette déclaration fit son effet, comme toujours. S'il n'entendait bien sûr aucune voix, le jeune homme sentait l'agitation qui saisissait son auditoire. Il ne doutait pas que, déjà, des conversations s'animaient. Alors qu'il jetait un regard circulaire, il capta un regard en particulier dans l'assistance : celui, très intense, d'un individu au physique imposant.
« Au clan Khaï, nous offrons respect et attention, reprit le maître. Mais nous sommes surpris : comment un si jeune homme peut-il se prétendre sa voix ? »
Le visiteur grimaça, passablement agacé. Tous connaissaient le destin tragique de son clan, pourtant ils agissaient comme si rien ne s'était passé. Exactement comme dans tous les villages visités par Domi durant leur exil. Khaï se recomposa en un éclair une expression neutre.
« Le clan Khaï est perdu, répondit-il avec calme. Les Démons l'ont détruit, il est trop tard pour le sauver ou même le pleurer. Je viens livrer son dernier message, un avertissement : les Enfants doivent nous unir, car nous sommes en danger. Les Démons nous menacent tous. »
Le Maître chercha le regard de son interlocuteur, qui ne se déroba pas, inflexible, glacé.
« Les Enfants sont unis devant le père, il était et il sera toujours ainsi. Mais les Démons appartiennent également à l'existence. Il ne nous appartient pas de les juger » énonça l'orateur au centre de la scène.
« Les choses ont changé, contra Khaï. Vous tous, vous l'avez senti. Père a été affaibli, il a été blessé. Par les Démons ! »
Cette fois, la réaction n'eut rien de discrète. Nombre de spectateur bondirent sur leurs deux pieds. La Matriarche, quant à elle, cessa de jouer les spectatrices et écarta sans ménagement son condisciple pour prendre place au premier plan.
La dirigeante locale n'avait, de prime abord, rien de commun avec Mérilla. Elle possédait un teint de peau mat et des cheveux couleur miel. Pourtant, les deux Matriarches se ressemblaient d'une certaine façon : elles avaient en commun un regard pénétrant ainsi que des traits sur lesquels le temps ne semblait pas avoir de prise.
« Les Démons appartiennent à la trame, énonça la maîtresse des lieux. Tant que nous suivrons la voie, ils faibliront. Le jour où nous communieront pleinement avec Père, ce jour-là ils disparaitront. Il en est ainsi. Jamais les Démons ne pourront altérer cette réalité, jamais non plus ils ne pourront toucher l'essence divine ! »
« Père faiblit pourtant, il a perdu des forces, contre-attaqua Khaï. Il a été touché et vous le savez. Vous tous, vous avez ressentis sa mutilation il y a de cela six lunes ! »
La Matriarche secoua la tête.
« Si Père nous refuse une partie de son souffle, il s'agit assurément d'un test. Nous avons fauté et devons suivre la voie jusqu'à ce qu'il restaure l'entièreté de sa bienveillance. Nous ne devons jamais céder à la faiblesse et à la facilité. »
« Vous insistez sur l'importance de la voie, car vous savez qu'elle est la cause de tous nos maux » contra Khaï.
Dans les gradins, l'agitation prit une nouvelle mesure.
« Hérésie ! » tonnèrent quantité de voix conjointement, ignorant jusqu'à l'autorité de la matriarche.
« Silence ! s'imposa la dirigeante d'Espar'e. Étranger, vos paroles ne sont pas celles du clan Khaï. Vous devez partir. »
« Le clan Khaï a été corrompu, contra le jeune homme. Les Démons ont manipulé des Enfants, ils en ont fait des armes contre Père ! J'ai vu de mes propres yeux l'un de mes frères détruire une des Larmes divines ! »
Son regard se tourna aussitôt vers le fragment qui trônait au-dessus de l'assemblée. Bon nombre des spectateurs l'imitèrent.
« Impossible ! C'est... » commença la Matriarche.
« Qu'est devenu le corrompu ? » intervint le Maître.
Si tôt qu'il eut parlé, le second d'Espar'e sembla aussi surpris par sa marque d'irrespect que l'était la maîtresse de cérémonie. Khaï eut du mal à ne pas afficher un sourire satisfait, il était temps de porter le coup de grâce.
« Je l'ai tué. »
La réponse à cette déclaration fut un silence plus qu'assourdissant.
« Étranger, vous dites que vous avez donné la mort à un Enfant ? Un de vos propres frères ? » questionna enfin la Matriarche.
« Pour ce crime, je renonce à mon appartenance aux Enfants et j'accepte l'exil éternel, confirma Khaï. Cependant, je ne regrette pas mon geste. Je devais protéger Père, je devais agir et la tâche n'est pas achevée. Désormais que les Démons savent atteindre le cœur des Enfants, le temps nous est compté. »
« Et que proposez-vous ? » intervint une voix nouvelle.
Du coin de l'œil, Khaï vit cet homme repéré précédemment dans les gradins. Il s'était avancé, prenant pied sur le sol du théâtre.
« Il faut chasser les Démons, répondit le visiteur. Une croisade pour les détruire, tous, avant qu’ils ne nous détruisent. C'est la seule solution. »
Aussitôt, des dizaines de voix résonnèrent dans son esprit. Il n'eut pas loisir d'en saisir le sens, car une autre les domina instantanément, les annihila.
Le pouvoir d’une prêtresse.
« Partez ! tonna la Matriarche. Vous qui avez abandonné la voie, quittez Espar'e et ne revenez jamais ! »
Menaçante, la dirigeante fit le tour de l'assemblée du regard. Partout où se posait la glace de ses yeux, le public reprenait place. Exception faite du guide, qui revenait vers ses clients d'un pas bien trop pressé.
« On y va » glissa Khaï à Domi.
Quelques heures plus tard, ils étaient à nouveau seuls, posés l'un contre l'autre sur un rocher qui leur offrait une vue dégagée sur le grand arbre. Khaï serrait contre lui la jeune femme, qui avait posé en retour la tête sur son épaule.
— Combien viendront ? chuchota de vive voix celui qu'on avait autrefois nommé Chris Martin.
« Tes mots ont éveillé le cœur guerrier qui sommeille en eux. Ils seront nombreux, cette fois. »
Khaï acquiesça. Celui aux yeux brillants, dans l'assistance, serait sûrement du nombre. Il sentait quelque chose en lui, l'âme d'un chef. Il saurait en faire bon usage. Ne restait plus qu'à faire preuve de patience.
Derrière eux, des craquements dans les bois indiquèrent l'approche de leurs compagnons. Les exilés volontaires, leurs premiers soldats. Il faudrait avant toute chose leur enseigner la discrétion.
Le plus délicatement possible — et non sans regret — Khaï se dégagea de Domi et se leva. Devant ses compagnons, il ne devait jamais laisser paraître ses failles. De nombreuses images se disputaient une place dans son esprit, certaines appartenaient à son passé, la plupart à une époque qu'il n'était pas censé avoir connu. Un temps différent et pourtant si familier qu'il se sentait le devoir de le ramener à la vie. Oui, on lui avait confié cette mission, après-tout.
Alors il commencerait par l'essence même l'humanité : il ranimerait la flamme de la guerre.
FIN
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