Chapitre 8 : La gardienne

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Pyrale

La revoilà plongée sous des trombes d'eau, comme lorsqu'elle avait fait la rencontre de Soir, un jour plus tôt. Depuis ce moment, tout avait paru s'accélérer pour la jeune Aile de Nymphe orangée. Par exemple, elle n'était plus la petite orpheline errant dans les bois en quête de nourriture ; elle avait une prophétie sur le dos, maintenant. La pluie qui tombait depuis des heures n'avait pas affaibli la détermination de Pyrale. Le vieil Aile de Nuit était bien le premier à croire en elle, après toutes ces années passées dans la solitude.

Elle avait rarement volé aussi longtemps. En fait, elle avait rarement volé tout court, n'ayant ses ailes que depuis peu. Passer sa vie cachée sous le couvert des arbres avaient ses avantages ; ses désavantages aussi. Au final, Pyrale ne regrettait pas d'avoir suivi cet Aile de Nuit aux prétendues visions. Qui avait-elle été pour penser qu'il mentait ? Quelqu'un qui a survécu au Grand Incendie à forcément plus d'expérience qu'une dragonnette de Nymphe qui a passé la moitié de sa vie à tourner en rond dans les bois.

La nuit allait bientôt tomber, elle le sentait. Le ciel s'obscurcissait, et pour une fois ce n'était pas un nouvel orage. Cette tempête qui filait dans la même direction que la jeune Aile de Nymphe semblait ne jamais s'arrêter. « Si cette eau était prévue pour éteindre les brasiers du Grand Incendie, c'est un peu tard ! » railla mentalement Pyrale en souriant.

Sentant ses membres s'ankyloser, elle perdit de l'altitude pour atterrir doucement dans une clairière, au beau milieu d'une petite forêt tropicale. La présence des arbres autour d'elle avait quelque chose de rassurant qui lui plaisait. Même dans les ombres de la nuit, les sous-bois étaient apaisants. Et puis de toute manière, Pyrale avait découvert bien tôt l'arme secrète dont son espèce disposait et dont elle n'hésiterait pas à se servir si on l'agressait dans l'obscurité.

Elle s'aventura un peu plus loin pour espérer trouver un nid douillet où se reposer. L'herbe trempée lui chatouillait les pattes, les odeurs boisées lui rappelèrent toutes ses fois où, seule dans la nuit, elle avait trouvé du réconfort auprès des arbres. Trois années sans presque aucun contact avec d'autres dragons avaient fait des forêts ses confidentes les plus proches.

Mais alors qu'elle s'approchait d'un tapis de plantes à peu près sec, une étrange liane qui pendait au-dessus d'elle lui attrapa le museau, s'enserrant autour de ses naseaux. Pyrale voulut se dégager en la coupant avec ses serres, mais deux autres tiges s'enroulèrent autour de ses pattes avant, la plaquant contre le tronc d'un Kauri, un de ces arbres qui vivent plus longtemps que plusieurs générations de dragons.

Privée de mouvements, incapable ne serait-ce que de tourner la tête, la dragonnette de Nymphe se surprit à penser que c'était fini pour elle. Elle se ressaisit vite. « Tu ne peux pas abandonner alors que Soir t'a confié une mission ! » songea-t-elle pour se donner de la force. Faute de se débattre, elle fit jaillir deux filets de soie de ses poignets, dont l'un s'arrêta sur un morceau d'ardoise. Le ramenant vers elle grâce au fil grisonnant, elle tenta du bout des serres de trancher la liane qui la retenait prisonnière. Mais une seconde sortie de nulle part la fit lâcher le couteau improvisé, et les autres se resserrèrent.

— Je l'endors ? fit une voix au-dessus d'elle, là où elle ne pouvait voir.

Puis elle sentit quelque chose lui piquer le cou, et peu à peu ses yeux se fermèrent, la plongeant dans le sommeil.



— Ecarte-toi, Kapok, je crois qu'elle se réveille.

À plusieurs reprises, Pyrale ouvrit et ferma les yeux, désorientée. Elle sentit à la fois la chaleur d'un feu proche et le sang qui lui montait à la tête.

Ou peut-être bien qu'il lui descendait à la tête, car elle se rendit vite compte qu'elle était suspendue par les pattes arrières. Les lianes qui avaient emprisonné sa gueule ne la retenait plus, et elle voulut rugir, sauf que seul un grommellement pataud s'échappa d'entre ses dents.

— Par les lunes, Kapok, je t'avais dit d'y aller doucement sur le soporifique.

— Bah, c'est mieux ça qu'une dragonnette qui vous hurle dans les oreilles dès qu'elle se réveille.

— Par les trois lunes, utilise les derniers neurones qu'il te reste ! s'agaça l'autre, qui devait être une dragonne à en juger par le timbre de sa voix. On l'a capturée. Bien sûr que c'est une raison pour crier !

— Vous avez pas bientôt fini, vous deux ? s'exclama une nouvelle voix, puissante et rauque cette fois-ci.

La vision de Pyrale étant de moins en moins trouble, elle aperçut deux dragons qui la fixaient avec intensité. L'une était une femelle comme elle l'avait deviné, une Aile de Pluie violet pâle et bleu aux aigrettes tirant sur le doré, l'autre un mâle de la même espèce, lui aussi arborant du bleu, cette fois-ci strié de spirales or et rose.

— Le paresseux se réveille ? demanda-t-il avec un sourire édenté.

— Tu es tellement stupide, se plaignit la dragonne en plaquant une patte sur son visage.

— Ca suffit, grogna une autre dragonne, plus grande et plus âgée.

Même la tête à l'envers, Pyrale vit que ce n'était pas une Aile de Pluie. Ses écailles étaient d'un vert profond, piqueté d'écailles argentées que nul dragon de Pluie n'était capable d'arborer. Deux grands yeux bruns la fixaient, intrigué. D'un coup de griffe presque nonchalant, la dragonne verte trancha les liens végétaux qui retenaient l'Aile de Nymphe prisonnière. Pyrale s'écrasa au sol, encore engourdie par la fléchette qu'elle avait reçu. Pataude, elle se releva, essayant d'afficher un air menaçant. Cela ne sembla pas réussir, car les deux Ailes de Pluie se mirent à glousser.

— Elle ne m'a pas l'air bien dangereuse ! avança la femelle violet et bleu en lissant les écailles de sa queue du bout des griffes.

— Croyez-moi, j'ai déjà eu affaire à un Aile de Nymphe par le passé, et ces dragons ont plus d'un tour sous leur aile, grogna la dragonne inconnue. Tu peux parler ?

— Je... relâchez-moi ! siffla Pyrale.

Elle gronda et mit en évidence ses crocs venimeux. Elle recula d'un bond alors que le mâle — un dénommé Kapok, si elle se souvenait bien — l'imitait, révélant deux longues canines luisantes et aiguisées comme des lames. L'autre dragonne de Pluie secoua la tête, l'air amusé.

— Que faisais-tu dans la forêt, en pleine nuit ? demanda encore la vieille. Les dragons de ton espèce sont diurnes, et par ce temps !

— Je voyage, lâcha Pyrale en s'asseyant, se sentant prise de vertiges. Est-ce qu'il compte se moquer de moi encore longtemps ?

Kapok se roulait au sol, mort de rire.

— Tu aurais dû voir ta... tu aurais dû voir ta tête ! s'esclaffa-t-il, avant de protester quand l'autre Aile de Pluie lui donnait un coup de patte sur la tête. Hey ! Je plaisante.

— Kapok ! grogna la dragonne vert sombre en lui jetant un regard sévère.

« Elle agit comme si c'était leur mère. Pourtant, c'est clair qu'elle est d'une autre race que ces deux-là ! » songea-t-elle.

— Pourquoi m'avez-vous enlevée ? questionna la dragonnette orangée en plissant les yeux. Je n'avais rien fait de mal !

— Tu aurais pu nous attaquer, fit l'Aile de Pluie femelle en levant les yeux au ciel. C'est ce que font les gens la plupart du temps.

— Non ! protesta Pyrale. Je cherchais un endroit où dormir ! D'ailleurs quelle heure est-il au juste ? Et où m'avez-vous emmenée ?

Les deux dragons de Pluie échangèrent un regard entendu avec l'autre dragonne, qui se détourna. Elle s'attendait visiblement à ce que la jeune Aile de Nymphe les suive, mais celle-ci resta sur place, ne sachant que faire. Après un instant d'hésitation, elle leur emboîta le pas. Détaillant où elle se trouvait, elle remarqua que la grotte où ils l'avaient emmenée avait des murs lisses, sans doute creusés par une rivière souterraine par le passé. « La grotte où nous vivions, moi et mes parents, était similaire à celle-ci » remarqua-t-elle mentalement.

Ils l'entraînèrent dans une autre grotte, plus grosse, d'où provenait la chaleur du feu qu'elle avait senti en se réveillant. Il y avait de nombreuses plantes suspendues un peu partout, et une odeur piquante embaumait l'air. Sans le vouloir, Pyrale suffoqua puis secoua la tête pour se reprendre.

La dragonne verte s'assit derrière la flambée, toisant la dragonnette orangée.

— Je m'appelle Figue, et à en juger la tête que tu as fait en me voyant, j'imagine que tu ignores de quelle espèce je viens.

« J'ai trahi mon expression ! » se reprocha-t-elle. La règle était simple : afficher un visage froid et distant lorsqu'on rencontrait de nouveaux dragons. Pyrale devait y avoir dérogé pour la première fois depuis bien longtemps.

— Je suis une Aile de Feuille, lui annonça Figue en remuant les braises du bout d'un bâton.

— Jamais entendu parler, grogna Pyrale en baissant les yeux.

— Et ces deux puces surexcitées sont Kapok et Arec, les présenta l'Aile de Feuille verte.

— Nous sommes nés du même œuf ! revendiqua fièrement Kapok avec un sourire béat. Arec est née avec les plus petites ailes !

— Et Kapok avec la plus petite cervelle ! railla sa sœur en le fusillant du regard.

— Des dragonnets... jumeaux ? intervint la dragonnette de Nymphe, soudain intriguée. Je pensais que ça n'existait pas vraiment.

— J'ai trouvé leur œuf dans la forêt, soupira Figue en posant l'une de ses grosses pattes verte et argentée sur la tête de sa fille adoptive. J'imagine que leurs parents ne voulaient pas d'eux à cause de cette particularité.

Malgré leurs chamailleries constantes, Arec et son frère semblaient beaucoup tenir l'un à l'autre. La dragonne bleue et violette couvait le mâle qui avait entièrement viré au doré d'un regard protecteur. Leurs queues s'enroulaient entre elles, formant un amas d'écailles qui faisait penser à un serpent endormi. D'ailleurs, les Ailes de Pluie étaient les dragons qui ressemblaient le plus à leurs lointains cousins rampants, avec leurs cous allongés et leurs yeux enfoncés et ronds.

Un détail retenait cependant l'attention de Pyrale.

— Je veux bien que vous m'ayez endormie avec des fléchettes soporifiques, déclara-t-elle. Mais qu'en est-il des lianes ?

Figue l'étudiait de haut en bas, puis de bas en haut, comme si elle cherchait à décoder l'identité entière de la dragonnette orangée d'un simple coup d'oeil.

— Dans mon peuple, il y en a qui appellent ça le Parler-Plante, d'autres le chloropouvoir, souffla-t-elle enfin de sa voix rauque. Les Ailes de Feuilles sont liés aux plantes, ils les ressentent, leur parlent. Nous les aidons à grandir, et en retour elles nous aident également.

— Figue est un peu la gardienne des lianes ! s'exclama Kapok en jetant un regard admirateur à sa mère adoptive. Sans elle, je ne sais pas ce qui nous serait arrivé.

— On aurait probablement jamais éclos, remarqua Arec, les yeux dans le vague.

— Peu importe pourquoi tu voyages, jeune Aile de Nymphe, souffla la vieille dragonne de Feuille. Je ne peux pas te laisser repartir ainsi, tu pourrais te prendre la foudre en plein vol.

Comme en écho à ses paroles, le tonnerre gronda et fit trembler le gravier sous leurs serres. Pyrale jeta un oeil au rideau de lierre qui barrait l'entrée de la grotte, un peu plus loin, puis le feu et sa légère fumée qui lui piquait les yeux. « Soir ne m'en voudra pas si je fais attendre sa prophétie. De toute façon, quelle chance ai-je qu'elle se réalise si jamais je venais à mourir ? »

Cette dernière pensée balaya tous ses doutes. Malgré leurs personnalités atypiques, Figue, Kapok et Arec n'avaient pas l'air si méchants. Et la fatigue risquait de l'emporter dans le ciel. Elle hocha la tête en direction de l'Aile de Feuille.

— D'accord, je reste.

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