Si les iris se meurent un jour...

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Certainement mes yeux mourront-ils avant moi. Où serais-je, alors?

Au fond de mon lit. Ce ne sera pas tout à fait mon lit mais celui que l'on m'aura attribué. Il y fera froid, à cause de cette couverture qui aura l'épaisseur d'un drap laissant filtrer les courants d'airs. Dessous, on en sentira les fibres tissés serrés. Ils ne seront pas rèches mais ils ne seront pas doux non plus. Mes draps seront humides. La transpiration? Peut-être mais, à l'âge que j'aurais, il sera tout autant probable qu'il s'agisse de quelques malheureuses fuites. Si mon odorat survit, ce sera bien ma veine. Odeurs corporelles donc, dans toute leur âcreté, jusqu'à ce que l'aide-soignante intervienne pour me tirer de mon embarras. Si je suis assez réveillée pour l'entendre, elle se signalera par quelques légers coups de phalanges contre la porte, légers pour ne pas me faire paniquer, mais assez forts dans la mesure où je pourrais ne pas les entendre. Je l'autoriserai à entrer. J'espère pour elle que je ne serai pas du genre acariâtre. Le son de la poignée que l'on abaisse, puis le souffle de la porte qui pivote sur ses gonds, un peu en manque d'huile. Ce souffle, c'est ce frottement caractéristique que fait un battant de porte muni de son joint en caoutchouc, raclant contre un sol en lino. Comme dans les hôpitaux. Rien que pour cela, je n'aimerai pas cet endroit.

L'aide-soignante lancera un "bonjour" poli, s'enquérant de la qualité de mon sommeil. Ce sera banal mais toujours mieux que celle qui me demandera si j'aurais retrouvé la vue pendant la nuit, avec sa voix et ses manières un peu rustres. Ayant eu sa réponse, elle viendra me redresser. Je le saurai au contact de ses mains dans mon dos, juste sous la nuque, et là, sous mon aisselle. Elle constatera certainement l'odeur mais elle n'en dira rien, ou bien fera-t-elle une remarque à demi-mot, inaudible ou presque. Direction la salle de bain, avec son odeur de savon de Marseille qui agresse les narines, mais qui inspirera davantage la propreté que le pyjama collant dont on me libèrera enfin. Puis l'eau tiède que je sentirai s'écouler sur ma peau frippée, molle sous mes doigts. Le débit s'interrompra un instant pour laisser l'odeur du savon se renouveller. Puis ce sera cette serviette qui n'essuie rien, me rappelant celle que j'avais à la piscine, sur laquelle l'eau glissait sans être absorbée. Les habits que l'aide-soignante m'aidera à enfiler auront cette odeur peu surprenante de naphtaline qui règnera dans la chambre comme le savon de Marseille dominera dans la salle de bain. Je quitterai cette pièce carrelée à tâton, insistant ardemment pour ne pas être guidée. Le changement de salle me sera signifié par l'air de la chambre, plus frais que celui de la salle de bain, que je sentirai contre ma peau encore humide. Mes doigts chercheront le lit, qui sera un repère. Lorsqu'ils rencontreront le matelas, j'entendrai l'aide-soignante me prévenir qu'elle changerait les draps dans l'instant. Elle me dépassera alors tel un courant d'air tandis que mes doigts se cramponneront aux barreaux du lit, de cette matière qui se confond entre le fer et le plastique. Dans l'air qu'elle déplace, je sens un parfum étrange qui imite à la perfection celui des fleurs, sans totalement en provenir. De l'iris, peut-être? Elle ira ouvrir la fenêtre sans me laisser le temps de deviner. L'air sera lourd. Je ne pourrai dire l'heure avec certitude mais, après la sieste, ce sera certainement le milieu ou la fin de l'après-midi. J'aurai l'espoir d'entendre quelques rossignols ou quelques coucous chanter pour moi. Mes doigts toucheront le dossier de la chaise que je m'appliquerai à contourner pour y prendre place. Enfin assise, je me tiendrai immobile.

Instant de contemplation.

Au bruit de froissement de draps derrière moi se mêleront le chant des criquets, des mouches et des frelons asiatiques qui viendront se heurter à la moustiquaire, me faisant frissonner, moi qui ai toujours détesté ces bestioles dont le vol bourdonnant est si reconnaissable. Le chant des oiseaux? Inexistant. Remplacé par le bruit de fond incessant des voitures et des avions, les sirènes des ambulances et la pétarade des motos. Ce sera le grand absent de ce décevant futur. Entendrai-je les voix de quelques camarades âgés dans le jardin? Non, signe sans doute qu'il n'y aura plus de jardin. Ma fenêtre donnera sur la route, rien que la route. Un bruit de fracas, des signaux de recul de quelques camions dans leurs travaux. Que vont-ils construire encore, en face de notre superbe prison? Ceci sera-t-il la raison pour laquelle ils auront sacrifié notre espace vert, nous condamnant à errer dans les couloirs ou à rester reclus dans nos chambres? Ceci expliquera-t-il pourquoi il manquera cette odeur de fleur, le pollen qui pique le nez chaque printemps? À moins que le printemps lui-même ne soit voué à disparaitre, comme ces belles plaines champêtres qui auront entouré cette maison avant que je n'y sois enfermée. Ils auront été les seuls à me rappeler le temps où j'aurais vu. Avec eux disparaitra le souvenir...

Sentant la poussière des chantiers me gratter la gorge, je demanderai à l'aide-soignante de fermer la fenêtre, vite. Le bruit des draps froissés cessera, remplacé par un bruit de pas, le souffle de son passage près de moi, et l'impression d'un changement de dimension lorsqu'enfin les battants de la fenêtre claqueront. Je serai de nouveau dans l'exigüité de ma chambre à la naphtaline. Elle repassera près de moi, pour me dire d'appeler en cas de besoin et pour me rappeler que le diner serait, comme toujours, servi à sept heures. Tandis qu'elle se tiendra un instant immobile près de moi, j'aurai enfin la certitude que ce sera bien de l'iris, quoi qu'un peu transformé, qui parfumera son cou. Fleur peu odorante, pourtant, mais dont le parfum a charmé Catherine de Médicis. Un parfum ancien, donc, remis à l'ordre du jour, à l'heure où la nature ne suffira plus pour en produire. Me laissant à mon souvenir, elle s'en ira. Frottement du joint en caoutchouc contre le lino. La porte se refermera. Silence et solitude. Je ferai alors glisser mes doigts sur l'ordinateur en braille, guidée par les petits points formés dans le plastique. Bientôt, ce silence sera rompu par le bruit des touches frappées en cadence, le bruit des mots qui tombent pour rompre le cours de cette affreuse réalité qui sera la mienne.

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