Chapitre 2
Alizée se réveille et, après une nuit reposante, oublie que sa jambe est dans le plâtre. C’est quand elle soulève la couverture qu’elle pousse un lourd soupir. Ah oui, la fameuse chute, la fameuse jambe cassée. Puis les événements de la soirée lui reviennent en mémoire, et elle retrouve rapidement le sourire. La journée lui paraît soudainement plus facile à aborder. Elle change de haut, mais impossible de changer de bas sans aide ; elle appelle sa mère, qui l’aide à enfiler un bas et une jupe longue facile à enlever.
« Ça faisait longtemps que tu n’avais pas eu besoin de mon aide pour t’habiller, lui fait-elle remarquer.
- J’ai hâte de retirer ce plâtre pour ne plus avoir besoin !, raille Alizée.
- Moi aussi, j’ai mieux à faire que te voir à moitié nue. D’ailleurs j’aurai besoin de toi en cuisine, rejoins-moi quand tu auras fini de te préparer.
- Bien m’dame ! »
Albe sort, et Alizée finit de se préparer. En se contemplant dans le miroir, elle constate que ses blessures n’ont pas l’air d’avoir guéri en une nuit, hélas. Le médecin lui avait dit qu’il faudrait un peu environ un mois pour avoir l’air toute neuve à nouveau -presque autant de temps qu’il lui faudrait pour retirer son plâtre. Dans un mois et demi, tout devrait être de retour à la normale. En attendant, Alizée se cogne le pied dans le cadre de la porte.
« Merde ! », jure-t-elle.
Elle rejoint sa mère dans les cuisines ; elle prépare du pain. Le pain d’Albe est connu partout sur l’île, et beaucoup se demandent quelle est sa recette. Pourtant, impossible d’en acheter à emporter : il n’est consommable qu’à la taverne.
« C’était quoi ça ?, demande Albe.
- De quoi ?
- Ton cri. »
L’aubergiste n’apprécie que peu les injures de la part de sa fille. Pendant longtemps elle espérait l’en protéger, mais le contact quotidien avec des marins l’a influencée. À dix ans elle jurait aussi bien qu’eux. Mais Albe prétend ne pas entendre pour conserver l’illusion que son éducation a fonctionné sur cet aspect, alors elle utilise des euphémismes.
« J’ai cogné mon plâtre dans la porte.
- Tu avais plutôt bien géré hier pourtant.
- Ouais, j’ai encore un peu la tête dans le c- postérieur.
- Ça ira ?
- Oui, ne t’en fais pas.
- Aide-moi à faire le pain alors. »
Albe et Alizée pétrissent le pain, le font monter, le pétrissent à nouveau et le mettent au four.
« Tu me donneras la recette un jour ?
- Sur mon lit de mort. »
Alizée lève les yeux aux ciels. À quoi s’attend sa mère ? À ce qu’elle vende ses secrets au plus offrant ? Elles enchaînent en aidant le cuisinier à préparer le repas du midi et du soir, en nettoyant la salle principale, en lavant des plats pas assez propres aux yeux d’Albe. Les clients commencent à arriver, et les deux femmes ne ralentissent pas. Elles prennent des commandes, servent, débarrassent, nettoient et Alizée grignote des restes de nourriture pendant que sa mère fait semblant de ne rien voir. Tout au long de la journée, alors que le service continue et que les pauses sont rares, Alizée jette des coups d’œil vers la porte. À chaque fois qu’elle entend celle-ci s’ouvrir, elle se retourne pour accueillir le nouveau client ; à chaque fois qu’elle voit son visage, le sien semble déçu. Si elle réussit à cacher son manège au début, ses collègues finissent par le remarquer.
« Tu attends quelqu’un ?, demande Meryl, une serveuse qui travaille ici depuis quelques années.
- Non. », répond rapidement Alizée.
Meryl la regarde d’un air suspicieux, mais la jeune fille l’ignore. Pourquoi ressent-elle le besoin de cacher la vérité ? Oui, Alizée attend quelqu’un. Oz. Elle sait qu’elle ne devrait pas se sentir déçue. Elle ne la connaît pas après tout, elles ne se sont fréquentées que pendant une soirée à peine. Mais elle avait aimé sa compagnie, et elle lui avait dit « à bientôt ». Mais ça ne veut rien dire « à bientôt », après tout. Elle n’a pas dit qu’elle reviendrait le lendemain, n’est-ce pas ? À bientôt ça peut vouloir dire à demain, mais aussi à la semaine prochaine ou au mois prochain ! Elle se le cache, elle ne l’accepte pas, elle ne le comprend pas, mais elle est déçue. Les heures défilent et Oz n’apparaît pas comme par magie à la porte d’entrée. Alizée se sent un peu vexée, aussi. Et puis avant d’explorer ce sentiment, sa raison reprend le dessus. Après tout, Oz ne lui a rien promis. Et puis, elle ne lui doit rien. Elles ne se connaissent pas. Quasiment pas. Si peu. Pas assez.
« Ali, viens sortir les poubelles s’il te plaît ! »
La nuit est tombée sans qu’Alizée ne s’en rende compte. Les clients, comme toujours, ont bu (beaucoup trop diraient certains, pas assez dirait Albe, en bonne commerçante) et ont fini par partir pour aller dormir ou passer la nuit en compagnie de filles de joie. Certains ont trop bu pour partir, et c’est à ça que servent Albe et Moussa, les deux personnes les plus musclées de la taverne. C’est pas une auberge ici, on n’y dort pas. Alizée récupère le sac poubelle et l’emmène à l’extérieur. Une fois dehors, elle s’attarde un peu. Elle espère que ça fasse comme dans les livres, où l’héroïne est surprise au dernier moment, alors qu’elle s’attendait à être déçue. Mais les secondes s’écoulent, se transforment en minutes, et Oz n’apparaît pas, alors Alizée ravale sa déception et rentre pour nettoyer les tables. Elle se cogne dans l’une d’elles, pousse un juron que sa mère prétend ne pas entendre. Les employés partent, et finalement Alizée et Albe peuvent aller se coucher. Il est tard, mais elles ont l’habitude. Elles se disent bonne nuit et vont se coucher. Quand Alizée s’allonge enfin dans son lit, elle est épuisée. Pourtant, elle ne s’endort pas immédiatement. Elle lutte contre le sommeil, car elle a encore l’espoir de voir surgir Oz quelque part. Son cerveau, sa raison, tout lui dit d’aller s’endormir, qu’elle n’a aucune raison d’attendre ainsi une inconnue dans la nuit. Mais encore une fois elle aimerait croire en ces livres, ces satanés livres qui font travailler son imagination, qui lui font croire que la vie est aussi romantique que la fiction. Mais voilà, la vie n’est pas si romantique que ça, et Alizée s’endort sans recevoir de visite nocturne d’Oz.
Si l’espoir et l’imagination d’Alizée continuent à être entretenus pendant un temps, les jours passent et la jeune femme réalise qu’Oz ne reviendra sûrement pas. Ses blessures guérissent, sa jambe est finalement libérée de son plâtre, et elle continue à s’occuper de la taverne en compagnie de sa mère. Des habitués reviennent de temps en temps, entre quelques voyages, et complimentent son rétablissement. Pour le plus grand malheur d’Alizée, la vie reprend son cours. La seule différence, peut-être, c’est Matteus. Il est coincé sur l’île pendant quelques temps suite à une opération et passe beaucoup plus de temps à la taverne. Aujourd’hui il est passé dans l’après-midi, alors que la taverne est fermée, pour discuter avec Alizée.
« Et tu es mis à pieds pendant combien de temps exactement ?
- Jusqu’à juin normalement, mais ça va dépendre de quand le bateau reviendra sur l’île évidemment.
- Tu peux pas reprendre avant ?
- Ce serait plutôt compliqué, j’ai du mal à lever les bras là. Pour un matelot c’est pas franchement pratique. Le médecin veut que je sois absolument guéri avant de reprendre. Il y aurait des risques de déchirure ou je sais pas quoi.
- Je suis contente pour toi en tout cas ! Ça faisait longtemps que tu économisais pour ça.
- Mais oui ! Et le chirurgien a vraiment fait un beau travail, regarde ! »
Matteus soulève son haut pour laisser apparaître son torse ; deux fines lignes, en voie de cicatrisation, décore le dessous de ses tétons. Le jeune homme grimace et laisse tomber ses bras.
« Aïe. Rien que ça, ça tire.
- Matteus ! Arrête de montrer ton torse à ma fille, vile séducteur ! », s’exclame Albe du fond de la salle, faussement sérieuse.
Alizée et lui éclatent de rire. Albe sait parfaitement que Matteus ne cherchera jamais à séduire sa fille. Les deux amis se connaissent depuis des années. Il est l’enfant d’une prostituée de l’île, et bien qu’Alizée ait quelques années de plus que lui, ils sont rapidement devenus amis. D’ailleurs, c’était sur le même bateau qu’ils avaient pris la mer des années auparavant. Si le destin les avait séparés à l’autre bout du monde, ils s’étaient réunis à nouveau sur cette île, dans cette même taverne qui les avait vus grandir. Albe sait parfaitement bien qu’il ne se passerait jamais rien entre Matteus et Alizée ; ils sont comme frère et sœur. S’ils ont parfois passé des mois sans se voir, les retrouvailles sont toujours festives. Le rétablissement de Matteus leur permet de passer à nouveau du temps ensemble, comme autrefois.
« Bon, et sinon ça va toi ?, demande-t-il.
- Ça va ça va. Je vis ma vie, je m’occupe de la taverne avec maman. Elle refuse de me donner la recette de son pain, encore et toujours.
- Tu ne t’ennuies pas trop ? »
Alizée hausse les épaules ; elle feint la nonchalance, mais son regard est fuyant.
« La taverne ça tient occupée. Et quand j’ai un peu de temps libre je m’aventure un peu dans le village et aux alentours. Ils emménagent les chemins pour que j’y ai accès. C’est sympa. »
Il reste silencieux et continue de la fixer. Ils sont amis depuis des années, et il sait reconnaitre quand elle ne dit pas tout.
« Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?, demande-t-elle.
- C’est à toi que je devrais demander ça. Comment tu te sens ? »
Elle baisse la tête, sa gorge se serre. Elle tourne la tête et observe sa mère qui s’occupe de réparer une table cassée. Elle prend une profonde inspiration ; sa gorge se dégage. Elle affronte le regard de Matteus.
« C’est pas l’idéal, mais j’ai pas vraiment le choix. C’est sûr que si je pouvais, je serais à des milliers de kilomètres d’ici à explorer le monde. Mais le fait est que je ne peux pas. Ici ils ont tous fait des efforts pour moi. Tout m’est accessible. Et maintenant ils me font même un chemin pour que je puisse aller dans la forêt ! Alors il y a pire.
- Mais il y a mieux.
- Oui il y a mieux Matt, mais je peux rien y faire !
- Tu peux venir avec moi. Je t’ai dit que je m’occuperai de toi.
- Mais Matt, je n’ai pas envie que tu prennes soin de moi ! Même si je décidais de venir avec toi, rien dans le monde extérieur n’est fait pour moi ! Je serais complètement dépendante de toi. Ici ce n’est clairement pas parfait, mais au moins je suis indépendante. »
Un silence s’installe entre eux. Alizée commence à regretter. Elle ne s’est pas énervée, mais elle s’est définitivement emportée. Après l’accident, Alizée avait perdu toute sa motricité et son autonomie. Il y avait de nombreuses choses qu’elle ne pouvait plus faire toute seule. Elle avait dû réapprendre à utiliser ses mains, à tenir un crayon, une fourchette. Sa mère devait la laver, la nourrir, la pousser, l’habiller, la mettre dans son lit. Quant à ses jambes, elles, il n’y avait plus à rien à réapprendre du tout ; elles étaient définitivement immobiles. Et quand enfin elle réussit à se débrouiller seule, un autre défi se présenta : l’île n’était pas adaptée aux fauteuils roulants. Les chemins étaient en terre, boueux ; certaines rues étaient trop étroites ; les escaliers étaient omniprésents. Si une route avait été emménagée entre l’hôpital et la taverne, le reste de l’île était impraticable pour son fauteuil. Petit à petit les habitants de l’île, aidés par des marins amarrés temporairement sur l’île (la plupart étant des habitués de la taverne), la ville entière devint accessible à Alizée. Chaque commerce, chaque habitation, chaque lieu de divertissement ; presque tout était accessible aux fauteuils roulants, en dehors de quelques ruelles trop étroites pour être adaptées. Alizée avait toujours soupçonné sa mère d’avoir convaincu les habitants de l’île en leur offrant des repas et des verres gratuits.
Cette accessibilité avait donné une certaine réputation à l’île. De nombreuses personnes en fauteuil roulant avaient commencé à emménager ici, même sans être liées au monde de la mer. Peu d’endroits dans le monde sont aussi accessibles aux personnes handicapées. La solidarité des habitants de l’île a contribué à son rayonnement ; elle est aujourd’hui perçue tant comme un lieu neutre pour les marins que comme le lieu d’habitation idéal pour les personnes handicapées. Il s’agit toujours d’une ville animée, et dont beaucoup de résidents sont recherchés par les forces de l’ordre d’un ou plusieurs autres pays ; mais elle semble être en train d’évoluer.
« On pourrait essayer de rendre le bateau et tout le reste accessibles pour ton fauteuil, propose-t-il.
- Matteus, c’est très gentil mais tu as tes propres rêves à suivre. Et sans vouloir te vexer… t’es qu’un matelot. Je doute que ton capitaine et l’équipage accepteraient de rendre le navire accessible et de me laisser monter dessus pour juste voyager comme ça.
- Un jour je serai capitaine, dit Matteus, buté. Et mon bateau te sera entièrement accessible ! Et tu ne voyageras pas gratuitement. Tu seras un membre de l’équipage à part entière !
- Mais oui bien sûr », ricane Alizée.
Les deux amis rigolent jusqu’à ce qu’Albe appelle Alizée pour lui demander son aide. Si Matteus propose son aide, les deux femmes la refusent : elles avaient déjà pu constater auparavant que le jeune homme était plus à l’aise sur la mer que sur terre. Sa maladresse est un sujet de blague à répétitions. Il annonce qu’il repassera le soir-même pour venir boire un verre.
Matteus revient effectivement le soir-même, accompagné de certains de ses amis. Ceux-ci sont des résidents de l’île ; ils proposent à Alizée de les rejoindre à table, mais elle doit travailler.
« Peut-être pendant ma pause », répond-elle.
Pourtant, la pause ne semble pas venir ; la taverne est bondée et un serveur, Samael, a dû rentrer chez lui en raison d’une urgence. Alizée ne fait que traverser la salle, prendre des commandes, balancer ici et là une blague si elle a un instant, servir des plats et des verres et nettoyer des tables. Elle jette à peine un regard vers le groupe qui vient d’entrer. Ce n’est que quand elle entend un « c’est la championne ! » qu’elle se tourne vers eux.
Oz est là. Quand leurs yeux se croisent, les intestins d’Alizée se contractent. Elle est entourée d’hommes et de femmes, la plupart semblent plus âgés qu’elle. Son équipage ? Mais quelle est l’expression que la championne aborde ? Elle semble… surprise. Avait-elle oublié qu’Ali travaillait ici ? Meryl accueille le groupe avant qu’elle ne puisse le faire et les dirige vers une table libre. Alizée est appelée à une table, mais elle se promet de s’occuper de la table d’Oz pour avoir éventuellement l’occasion de lui parler. Pourtant, l’occasion ne vient jamais. La salle est plus bondée que jamais, et Meryl semble déterminée à servir le groupe de la championne des corsaires. De son côté, Matteus continue de proposer à son amie de se joindre à sa bande -bien qu’il soit systématiquement rejeté. Parfois, Alizée surprend le regard d’Oz sur elle, mais elle n’arrive pas à le déchiffrer. D’habitude elle est plutôt bonne à comprendre les gens pourtant.
Matteus reste encore un peu après le départ de ses amis, espérant pouvoir discuter un peu avec Alizée, mais la fatigue finit par le dominer et il rentre à son domicile en n’ayant pu échanger que quelques mots avec son amie. La nuit avance et la taverne ne désengorge pas ; Alizée, en guise de pause, sort les poubelles dans l’arrière-cour. Triste moment de repos, entourée d’odeur de déchets en décomposition ! Pourtant, cela permet à la jeune femme de prendre une profonde inspiration (qu’elle regrette immédiatement) et de se remettre les idées en place. Elle décide de prendre son courage à deux mains et d’aller parler à Oz une fois qu’elle rentrerait dans la taverne. Elle ignorerait les requêtes des autres clients et foncerait jusqu’à sa table. Oui. Très bien. Excellent plan. Que va-t-elle lui dire ? Elle ne sait pas exactement. Elle improvisera. Oui. Elle trouvera quelque chose à dire en chemin. Elle prend une nouvelle inspiration -et le regrette à nouveau- et rentre dans la salle. Elle est tellement concentrée sur ce qu’elle va dire qu’elle ne se rend pas immédiatement compte que la table sur laquelle était attablée Oz est vide. Ils ont tous disparus, ne laissant derrière eux que des verres vides et des assiettes remplies de carcasses et de restes de nourriture. L’esprit d’Alizée arrête de fonctionner un instant avant de comprendre la situation -elle était tellement prête à aller parler à la championne des corsaires qu’il lui faut un petit temps d’adaptation pour comprendre que ça ne va pas se faire. Merde. Oz reviendra-t-elle ? Pourquoi était-elle venue ? Peut-elle encore la rattraper ? Ce projet est tentant, mais un coup d’œil dans la salle lui indique qu’on a encore besoin d’elle. Elle soupire et lutte contre l’envie de poursuivre la championne -de toute façon ça aurait été bizarre. Il faut être réaliste : elle ne va pas pourchasser une femme à qui elle n’a parlé qu’une seule fois, même si cette fois avait été très agréable. Peut-être que ça n’avait été agréable que pour elle d’ailleurs ? Peut-être que ça n’avait rien voulu dire pour Oz. Peut-être que-
« Ali, reste pas ici, y a la table de Vera qui attend sa commande ! Bouge-toi ! »
Pas le temps de réfléchir plus, Alizée doit retourner au travail. Elle ne finit de travailler que deux heures plus tard, complètement épuisée.
« Tu vas dormir ?, demande Albe.
- Je reviens, je vais juste prendre un peu l’air frais. »
Albe hoche la tête et va se coucher. Alizée avait développé l’habitude d’aller respirer un peu d’air frais et de regarder le ciel étoilé après son service. Ça lui permettait d’avoir les idées un peu plus claires et d’avoir une nuit plus tranquille. Elle fait rouler son fauteuil jusque dans la rue -où l’air est moins odorante que dans l’arrière-cour-, bascule sa tête en arrière et ferme les yeux pour prendre une grande inspiration. Quand elle les rouvre, elle ne contemple pas les étoiles, mais une silhouette. Une silhouette munie de perçants yeux verts. Elle hoquette de surprise.
« Salut Ali, ça fait longtemps, sourit la championne des corsaires d’un air gêné.
- Bah-que- Oz ? Qu’est-ce que tu fais là ?
- Où là ? Sur l’île ou dans la rue ?
- Euh-je… les deux. Mais plutôt ici, là, maintenant. Je pensais que tu étais partie.
- Mon équipage est parti dormir, je suis restée… je voulais te voir. Ou te parler. Enfin… les deux.
- Mais ton équipage est parti il y a deux heures !
- Oui euh… je suppose que je voulais vraiment te parler… »
Alizée reste silencieuse ; elle n’arrive pas à croire qu’Oz ait attendu si longtemps pour lui parler.
« Je réalise a posteriori que c’est un peu flippant… », admet Oz, embarrassée.
Devant l’air dépité et gêné de la jeune femme, Alizée éclate de rire. Son rire surprend son interlocutrice, qui s’attendait certainement plus à une distance froide qu’à un rire. Finalement, elle la rejoint dans son hilarité, et les deux femmes rigolent jusqu’à en perdre leur souffle. À chaque fois qu’elles tentent de s’arrêter, elles recommencent. Ce n’est qu’après quelque temps qu’elles réussissent à se calmer.
« J’ai pas osé rentrer, vous aviez l’air pas mal occupés. Du coup… voilà. J’espérais te recroiser.
- Oui, c’était un jour particulièrement rempli. T’as mal choisi ton jour pour revenir. »
Alizée espère qu’il n’y a pas de reproche dans sa voix. Oz baisse les yeux.
« Ouais je euh… j’ai pas pu revenir avant, j’ai eu une urgence, et puis les problèmes se sont enchaînés, et j’ai réussi à trouver une situation calme que récemment…
- T’as pas à te justifier tu sais… tu ne me dois rien, dit Alizée, regardant ses pieds, avec l’étrange sensation qu’elle mentait.
- Je sais, mais j’aurais bien voulu te revoir plus rapidement… et… j’espérais que toi aussi. »
Alizée lève la tête, le visage enflammé. Oz l’observe, un sourire désolé aux lèvres, cherchant à déchiffrer son expression. En une seconde à peine, son cerveau fait le tour de toutes les significations que cette phrase pourrait avoir. Il s’emballe, s’imagine des choses impossibles, et elle lui ordonne de se calmer. Elle hoche la tête vivement.
« Euh oui ! Oui, oui, j’aurais bien voulu te euh- revoir. Oui. », balbutie-t-elle.
Oz semble soulagée ; son sourire s’agrandit. Quel beau sourire, songe Alizée. Vraiment très, très beau sourire. Elle ne se souvenait pas que son sourire était aussi beau. Un silence s’installe. Oz finit par le rompre.
« Et du coup euh… ta blessure était plus grave qu’il n’y paraissait ? Je pensais que tu serais déjà guérie. »
Alizée fronce les sourcils, ne comprenant pas la question de la jeune femme. En dehors d’une minuscule cicatrice et d’une autre sur la jambe, il ne lui reste plus aucun signe de blessure.
« Euh… je suis guérie ? Je suis comme neuve là…, répond-t-elle, étonnée.
- Ah ? Mais… je… euh… le… »
Oz fait un geste vague en direction du fauteuil roulant d’Alizée. La jeune femme éclate alors de rire, comprenant qu’il y avait eu un malentendu.
« Mon fauteuil ? C’est pas de la chute, j’étais déjà comme ça avant ! »
Oz met un instant à comprendre les mots d’Alizée. Elle cligne des yeux. Une fois. Deux fois. Sa tête se penche. Trois fois. Quand le message finalement arrive à son cerveau, elle rougit, se cache le visage et pousse un petit cri.
« Oh nooon… je suis si conne ! Je pensais que… que…
- Que le fauteuil était seulement pour ma jambe cassée ?
- Je me disais aussi que tu paraissais drôlement à l’aise pour te déplacer ! »
Alizée éclate de rire.
« Ça c’est sûr, j’ai eu des années pour apprendre à dompter le fauteuil !
- Et le nom de la taverne ! La Sirène Roulante !
- Eh oui, en mon honneur !
- Raaah, je suis désolée, je suis stupide ! »
Oz pousse un cri mortifié et s’accroupit, la tête entre les mains. Alizée lui tapote le crâne. Ses cheveux sont doux, remarque-t-elle.
« C’est pas grave, c’est pas grave, t’es juste un peu…
- Idiote ?, propose Oz en levant la tête.
- J’aurais plutôt dit lente à la détente, ricane malicieusement Alizée.
- Et tu n’aurais pas eu tort », acquiesce la championne des corsaires.
Oz se relève et le regard des deux femmes se croise. Après un instant, elles éclatent de rire. Il leur faut du temps avant de réussir à se calmer. Oz essuie quelques larmes qui ont coulé.
« Ohlala, j’ai honte, mais j’ai honte…
- Allez, allez, on va pas s’attarder là-dessus… tu veux aller te promener ?
- Tu n’es pas trop fatiguée ?, s’enquiert Oz. Tu as travaillé toute la journée. Je peux revenir demain et on parlera à ce moment-là si tu veux.
- Non, ça va ! Et puis… je n’ai pas envie de prendre le risque d’attendre un autre mois et demi avant de te revoir. », dit Alizée malicieusement.
Oz rougit et baisse les yeux. Ses bras se croisent sur sa poitrine.
« Euh oui… je suis désolée à propos de ça je… euh… je sais que je t’avais dit à bientôt mais j’ai eu… euh- comment dire…
- Hé, la coupe Alizée, tu ne me dois rien. Tu n’as pas besoin de te justifier. Tu ne m’as rien promis et on se connaît à peine.
- C’est juste que… c’était une situation compliquée et-
- Tu n’as pas besoin de te justifier j’ai dit, sourit Alizée. Tu ne vas pas te flageller pour ça. Tu es là et tu m’as attendue deux heures pour pouvoir parler. Je trouve que ça compense un peu, tu penses pas ? »
Oz grimace, mais elle paraît soulagée. Elle émet un léger rire.
« Je ne sais pas si on peut dire que ça compense en soi, mais merci.
- Il n’y a pas de quoi. Bon, promenade ou pas promenade ? Si on continue comme ça je vais m’endormir sur place.
- Ah ! Donc tu es fatiguée !
- Seulement si je reste à rien faire, rétorque Alizée en dépassant Oz habilement. Allez, viens. »
La jeune femme la rattrape, et elles avancent en discutant joyeusement. La nuit n’est jamais silencieuse sur l’île ; certaines tavernes ferment plus tard que La Sirène Roulante et les prostituées ne se couchent jamais. Au-delà du village, la jungle émet des sons mystérieux, mélange d’animaux et d’appel des défunts. L’île ne se repose pas ; elle fourmille de vie à toute heure de la journée et de la nuit.
Les deux femmes suivent un chemin parfaitement aménagé pour le fauteuil d’Alizée, et arrivent sur une falaise. La vue, donnant sur la mer nocturne reflétant le ciel étoilé, est magnifique. Oz s’assoit sur un banc en pierre installé là, Alizée à ses côtés.
« C’est magnifique, dit la championne, contemplant le paysage.
- Oui, c’est mon endroit préféré de l’île. C’est beau le jour, mais la nuit c’est vraiment…
- Splendide, termine Oz en souriant à son interlocutrice.
Alizée hoche la tête avant de se replonger dans la contemplation de l’océan.
« Tu… tu es déjà montée sur un bateau, allée sur l’eau ?, demande Oz, intéressée par cet intérêt d’Alizée pour la mer.
- Ouais… »
Elle reste silencieuse, mais elle sent le regard de son interlocutrice sur elle, l’encourageant à continuer. Elle pousse un soupir.
« C’était mon rêve d’explorer le monde… alors quand j’ai eu seize ans je suis montée à bord d’un bateau. Je comptais pas revenir ici. J’ai passé quatre super années, entre bateaux et continents inconnus. J’ai rencontré tellement de gens, et j’ai appris tellement de choses. Et puis… »
Sa phrase reste en suspens, son regard est perdu dans la nuit. Elle n’est plus vraiment là. Elle est de retour dans cette fameuse nuit où tout a basculé. Cette nuit-là où elle contemplait un ciel similaire à celui-ci, installée sur le pont du navire. La mer était calme. Elle revenait d’un long voyage dans le désert où elle avait rencontré un peuple nomade du nom de Miwasifah– les voyageurs. Après ce voyage, elle avait décidé de rentrer un peu sur l’île pour revoir Albe, lui présenter quelqu’un. Elle n’avait pas senti le danger arriver. Et puis, la vigie avait hurlé.
« Des pirates, dit Alizée. On nous attaquait. »
Le poing de la jeune femme se serre, alors qu’elle se remémore les événements de cette fameuse nuit. Une détonation. Un boulet de canon. Son corps propulsé, cassé en deux. Son nom qu’on appelle. Malia paniquée, qui se précipite sur elle. La douleur, présente dans tout son corps. Du sang, Malia qui pousse un hurlement, Malia qui s’effondre. Et le noir complet.
« Après ça je me suis réveillée sur le port, avec ma mère qui pleurait à côté de moi. J’ai jamais pu marcher depuis. »
Oz reste silencieuse un instant, fixant Alizée. Ses yeux sont emplis de sympathie, mais son teint est pâle. Elle semble touchée par l’histoire de la jeune femme.
« Et comment… comment tu es revenue sur l’île ?
- On n’était pas très loin. Un navire est passé près du nôtre et a vu les dégâts. L’équipage est monté pour voir s’il y avait des survivants ou des choses à récupérer et… j’étais là. Ils m’ont ramenée pour me faire soigner, mais ils ne pensaient pas que je survivrais. Et pourtant, me voici !, explique la jeune femme, un sourire aux lèvres mais les yeux évitant ceux de son interlocutrice.
« Je suis vraiment désolée Ali. », dit Oz avec compassion, posant sa main sur son avant-bras.
Alizée tourne la tête vers elle et son sourire semble soudainement très fatigué. Elle recouvre la main d’Oz avec la sienne et les jeunes femmes se fixent pendant un moment. Alizée voudrait la remercier, dire que ce qui est fait est fait, que c’est comme ça maintenant, mais le silence entre elles est confortable, presque réconfortant. Elle ne veut pas le briser. Les yeux d’Oz -ses beaux yeux verts- sont chaleureux. L’ambiance est soudainement beaucoup plus intime, comme si ce récit les avait rapprochées. La championne se rapproche lentement, se collant à l’extrémité du banc. Sa main libre se pose sur la joue d’Alizée, et leurs mains déjà en contact s’entremêlent. Ce n’est pas très confortable, mais elles s’en fichent. Oz est si proche qu’Alizée peut sentir la chaleur de son souffle sur sa peau. La championne reste immobile, ses yeux plongés dans ceux de la jeune femme, comme si elle n’osait pas faire un geste. C’est finalement Alizée qui franchit la distance qui les sépare et qui pose ses lèvres sur celles d’Oz.
Leur baiser est loin d’être un de ces baisers que l’on voit au cinéma. Il n’est pas sensuel, ni intense, ni passionné. Il est inconfortable, maladroit, un peu trop expérimental. Leurs corps sont gênés par l’accoudoir du banc et le fauteuil d’Alizée. Elles sont forcées de séparer leurs mains pour trouver une position plus confortable. Quand elles se séparent après quelques instants, aucune d’entre elle n’est véritablement satisfaite par ce baiser ; quand leurs regards se croisent elles éclatent de rire.
« C’était pas super hein ?, demande Alizée.
- Non, pouffe Oz.
- Il vaudrait mieux qu’on s’entraîne un peu plus… »
Oz et Alizée échangent un sourire complice et s’embrassent à nouveau. Peau contre peau, bouche contre bouche, l’entraînement se poursuit et dure même lorsque satisfaction est atteinte. Elles ne semblent pas pouvoir se séparer, si ce n’est que pour respirer un peu et rigoler. Leurs lèvres se retrouvent toujours, leurs langues se joignent et la passion qui manquait à leur début réussit finalement à s’installer. Leurs mains veulent s’explorer mutuellement, mais le fauteuil obstrue certains de leurs gestes. Alizée demande alors à Oz de l’aider à s’installer sur le banc. Celle-ci s’exécute et les deux femmes sont finalement libres de se découvrir mutuellement. Elles reprennent leurs activités. Chaque espace de peau qu’Oz touche est brûlant. Alizée pose sa main sur le genou de la championne et entreprend de lentement la remonter. Alors qu’elle arrive à son entrejambe, Oz pose sa main sur la sienne pour l’arrêter. Alizée lève la tête vers elle, surprise. Elle est rouge et secoue légèrement la tête de gauche à droite. Ali hoche alors la tête avec un sourire rassurant, retire sa main pour la mettre sur la joue d’Oz et l’embrasse à nouveau. Cela semble convenir à la championne qui lui rend son baiser.
Elles ne se séparent qu’aux premiers rayons du soleil, satisfaites et heureuses. Oz raccompagne Alizée jusqu’à la taverne. Elles échangent un dernier baiser et promettent de se revoir bientôt.
« Vraiment bientôt, cette fois », assure Oz.
Elles se séparent difficilement. D’autres derniers baisers sont échangés avant qu’elles ne réussissent vraiment à s’éloigner l’une de l’autre. Alizée attend que la championne soit hors de vue pour rentrer chez elle, un sourire béat aux lèvres. Elle est accueillie par une Albe déjà levée, surprise de la voir rentrer alors qu’elle la pensait au lit.
« Tu viens de rentrer ?
- Oui. Je pense que je vais prendre ma matinée, baille la jeune femme.
- Ta matinée ? Mais- »
Alizée ne la laisse pas terminer et roule jusqu’à sa chambre. Albe l’appelle d’un air indigné mais ne la suit pas. Elle a conscience que sa mère sera sûrement furieuse contre elle quand elle se réveillera, et probablement dans les jours qui suivront ; tant pis, ça valait le coup. N’ayant ni la force, ni le courage de se changer ou de se brosser les dents, Ali se rend directement au lit. Une fois allongée, elle repense à tous les événements de la soirée. Malgré sa fatigue, elle ne s’endort pas immédiatement ; les images défilent dans sa tête, et un sourire béat s’étale sur son visage. Voilà bien longtemps qu’elle ne s’était pas sentie comme ça, songe-t-elle. Son sourire diminue, et une vague de chagrin s’empare d’elle. Depuis Malia. Elle se sent traître, et adultère.
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