Chapitre 2
Des recherches furent organisées dans l’heure suivant la disparition de Rachel. Leur père était chef d’escadron de la gendarmerie, aussi toutes les ressources possibles furent immédiatement mobilisées. Des plongeurs explorèrent minutieusement toute la zone entourant la jetée. On ne trouva rien.
Son père tenait là une première victoire. Sa fille ne pouvait s’être noyée : rien n’avait été découvert le long de la digue. Le courant était fort et y rabattait tout ce qu’il attrapait. C’était là qu’on retrouvait toujours les corps fracassés des touristes imprudents, ceux qui nageaient quand même par drapeau rouge. Tout ce que la mer avalait et charriait, elle le vomissait là. Si Rachel était tombée à l’eau, son cadavre se serait trouvé à cet endroit.
Rachel ne s’était pas noyée. Il le répétait, encore et encore, comme un mantra. Elle avait dû faire une mauvaise rencontre sur la digue, croiser un homme qui l’avait contrainte de le suivre, qui l’avait enlevée ! Et, alors qu’il s’escrimait à organiser des recherches, Gabin avait vu un de ses collègues se pencher vers son coéquipier et lui murmurer : « Elle a été dévorée par le brouillard, c’est la brume qui l’a prise »
On ne pouvait en effet quitter la digue sans passer à l’endroit où Gabin se trouvait ce jour-là. De cela il était sûr, seul le chien était ressorti du brouillard qui pesait alors sur le port. Personne d’autre.
Son père le savait, bien sûr, même si pour rien au monde il ne l’aurait admis. Certains soir où la nuit était particulièrement noire, et qu’il s’asseyait devant la fenêtre pour perdre son regard en elle, Gabin voyait tout au fond de ses yeux qu’il savait que sa fille était morte.
Sa mère, elle, ne se faisait aucune illusion. Elle s’efforçait de se montrer forte pour son fils et son époux, mais Gabin l’avait déjà entendue pleurer dans les toilettes en pleine nuit. Toujours est-il que Gabin ne trouva ni chez l’un, ni chez l’autre un écho avec lequel partager sa propre souffrance.
Il avait surpris une conversation, un matin de marché : « Vous avez su, pour le fils du boucher ? On l’a repêché seulement trois heures après qu’il soit tombé à l’eau. Les crabes lui avaient déjà mangé les yeux ! Ils n’avaient touché à rien d’autre mais il n’avait plus d’yeux !» Ces paroles gravèrent sous son crâne une image terrible pour son esprit d’enfant, qui devait par la suite hanter ses cauchemars.
Seul le chien paraissait insensible à la disparition de Rachel. Gabin se surprenait parfois à le fixer haineusement. C’était un petit gabarit qui, quoi qu’il se fût passé sur cette digue, n’aurait pas pu faire grand-chose. Mais tout de même, il aurait au moins pu grogner, aboyer comme un fou, et alors Gabin aurait compris que quelque chose n’allait pas. Et bien non. Le chien était redescendu en silence pour s’assoir à côté de lui et avait levé ses grands yeux vers les siens. Il n’avait même pas couru.
Gabin se trouvait parfois éveillé au cœur de la nuit, les joues ruisselantes de larmes et, serrant convulsivement les draps entre ses doigts, il songeait : Meilleur ami de l’Homme mon cul.
Gabin n’avait jamais eu de relation houleuse avec sa sœur, au contraire de la plupart des fratries. Rachel ne le battait jamais. Elle n’avait levé la main sur lui qu’une seule et unique fois, et Dieu sait – avec le recul il s’en rendait bien compte – que Gabin l’avait mérité :
Martin, le fils des voisins, avait sonné chez eux un samedi après-midi pour qu’ils sortent jouer. Il avait deux lourds bâtons entre les mains et lui en avait tendu un. Ils avaient ensuite pris la direction du lac. Une petite colonie de ragondins y avait pris ses quartiers, creusant les berges comme du gruyère. Les habitants du coin avaient pris l’habitude de les nourrir de pain rassis comme on nourrissait les canards, aussi n’étaient-ils pas bien farouches. C’est pour cette raison que les deux enfants avaient pu se faufiler entre les animaux sans les inquiéter. Martin s’était approché furtivement de l’un deux qui leur tournait le dos et grignotait quelque chose qu’il avait trouvé entre des racines. Martin avait resserré ses mains sur le bâton, l’avait dressé tout au-dessus de sa tête et avait frappé de toutes ses forces. La branche avait sifflé en fendant l’air. Tous les animaux avaient immédiatement fui dans toutes les directions. Mais Martin n’avait pas perdu de vue sa cible et l’avait talonnée jusqu’à ce que la pauvre bête se retrouve acculée contre un arbre. Gabin s’était tétanisé. Il se sentait nauséeux – le ragondin poussait de petits couinement affolés – mais il ne voulait surtout pas passer pour un dégonflé aux yeux de Martin. Aussi avait-il tout de même donné quelques coups, sans grande conviction. Martin, lui, avait les yeux brillants d’excitation, presque voilés de plaisir. Gabin était alors bien trop jeune pour pleinement saisir avec quelle ampleur le comportement de son camarade était inquiétant. Toujours est-il que c’est ainsi que Rachel les avait trouvés. Elle avait alors levé très haut la main et baissé vivement le bras, lui assenant une gifle qui lui fit voir des étoiles et partir la tête sur le côté. Gabin avait porté immédiatement la main sur sa joue brûlante et hoqueté d’étonnement. Sa stupéfaction était telle qu’il eut du mal à reprendre son souffle.
Elle l’avait regretté instantanément, il l’avait vu dans ses yeux.
Rachel ne pouvait rester longtemps fâchée contre lui, même lorsqu’il était insupportable comme tout bon petit frère se devait de l’être. Même lorsqu’il cassait ses affaires par accident, parce qu’il avait touché à ce qu’il n’aurait pas dû. Lorsqu’il levait vers elle ses yeux de chien battu, il lui était physiquement impossible de lutter. Il en jouait, bien entendu, mais avec mesure : il se sentait parfois si fragile et petit devant l’amour absolu et inconditionnel que lui portait Rachel, et qu’il descellait alors comme à travers des volets, sans en comprendre totalement la profondeur.
Oh Dieu ce qu’il détestait ce chien.
Pourtant, lorsqu’il quitta la maison pour poursuivre ses études à Paris après son baccalauréat, Gabin insista avec une rare pugnacité pour emmener Gribouille avec lui. Il n’aurait pas supporté d’être séparé de l’animal. La pensée de Rachel montant sur la digue, Gribouille dans son dos, la pensée qu’il avait été le dernier être vivant à avoir… Non.
C’était le chien adoré de sa sœur adorée, et pour ça il se le trainerait jusqu’au bout.
Les années filèrent ainsi, dans une sorte de statu quo. Malgré les protestations véhémentes de son père, le juge, considérant que la disparition avait été constatée dans des circonstances présumant sa mort, déclara Rachel décédée dix ans plus tard.
« Il n’a rien dit », lui avait raconté sa mère au téléphone, « Il a juste signé les papiers et récupéré le certificat. Peut-être, » et sa voix avait tremblé à ce moment, « peut-être qu’on pourra avancer maintenant. »
Il lui avait dit : « Oui, peut-être. » Mais au fond il savait. Viscéralement.
Il savait qu’il n’en était rien.
Il avait compris dès que la sonnerie du téléphone avait retenti le lendemain. Cette fois son père ne s’était pas perdu dans la nuit, non, cette fois la nuit l’avait dévoré, elle l’avait rejoint au pommier du fond du jardin et étendu ses longs doigts en nœud coulant depuis la plus haute, la plus solide branche.
La nuit l’avait dévoré comme la brume avait dévoré Rachel.
« Oh Gabin, mon dieu Gabin, mon dieu c’est ton père. Il a… Oh mon dieu pourquoi mon dieu seigneur… »
Elle s’était mise à sangloter au téléphone. Gabin tenait le combiné contre son oreille, sans un bruit, sans qu’une parole ne lui traverse l’esprit, juste du blanc, du blanc – (de la brume ?) – sous son crâne, les yeux rivés vers la fenêtre. Il faisait déjà nuit.
Il laissa son regard se perdre en elle.
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