Chapitre 1 : province de Karghezo. (2/4)

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Toutefois, Deirane remarqua autre chose : le regard que Surlo et Nëppë avaient échangé. Ces deux-là éprouvaient beaucoup de tendresse l’un pour l’autre. Peut-être même étaient-ils amants. Et de fait, elle n’avait aucune peine à imaginer le corps mince comme une liane de la jeune femme enlacé entre les bras musculeux du colosse blond.

— Ce gamin-là, continua-t-elle en montrant celui qui avait réagi au nom de Saalyn, tellement jeune que si on lui tordait le nez, il en coulerait le lait de sa mère, c’est Vorsu.

— Ma mère ne m’a jamais donné le sein, répondit l’interpellé, elle a chargé une nourrice de ça.

— Et ça se voit. Par contre, celui-là semble manifester une certaine impatience.

Elle tira une chaise pour que la jeune mère puisse s’asseoir, tout en continuant à parler. Il était temps, Hester commençait à s’agiter. Dresil s’en voulait de ne pas y avoir pensé tout seul.

— Il a quand même son utilité, continua-t-elle. C’est lui qui nous nourrit ce soir. Dans ses serres, il cultive les légumes qui ont servi à préparer le pot-au-feu.

Enfin, de son ustensile, elle désigna le dernier convive.

— Et celui-là…

— Merci, Nëppë, mais je vais me présenter moi-même si ça ne te dérange pas.

— Mais bien sûr, fais donc.

Deirane s’assit. Elle jeta un regard de reconnaissance à la jeune femme. Puis elle dégagea Hester de l’écharpe qui lui avait permis de le porter pendant la chevauchée. Il s’était réveillé et commençait à pleurnicher. Elle le berça doucement. Puis elle reporta son attention sur les trois hommes installés autour de la table.

— Je me présente. De tous, je suis ici le plus utile. Je permets aux amoureux de déclarer leur flamme à l’élue de leur cœur, je décore les cheveux des belles dames et embellis les chambres des demoiselles. J’aide dans son travail le dieu de l’amour. Toute l’année, j’ai le plaisir de produire des fleurs pour toutes les représentantes du beau sexe de Sernos et au-delà. Mace mes parents m’ont nommé, et Mace je suis.

Instinctivement, Deirane porta la main à la fleur accrochée dans ses cheveux. Mais c’était Dresil qui l’avait cueillie dans un arbre à l’entrée de la vallée. Ce poète n’y était pour rien.

— À vous maintenant, dit Nëppë. D’où venez-vous ?

Se retrouver le point de mire intimida Deirane. Elle chatouilla Hester qui s’était calmé.

— Il n’y a rien à dire, dit-elle enfin, je suis la fille cadette d’un fermier de Gué d’Alcyan, un village proche d’Ortuin, dans le nord. Je suis partie de chez moi il y a quelques mois et j’ai habité quelque temps à l’ambassade d’Helaria.

— À vous regarder, j’ai l’impression que vous avez fait une escale entre Ortuin et ici, remarqua Nëppë. J’espère que vous nous la raconterez un jour.

— Peut-être, répondit Deirane en restant évasive.

— Bon, eh bien voilà. Nous nous sommes tous présentés, dit Nëppë, nous nous connaissons tous. Nous allons pouvoir manger.

— Non. Pas tous, intervint Deirane, il manque quelqu’un.

Son regard se tourna vers Dresil. Le visage du fermier exprimait son étonnement.

— Mais enfin, dit-il, tu sais qui je suis.

— Je sais que tu vends des noix au marché de Sernos. Et Celtis m’a dit que parfois tu avais des fleurs et de la charcuterie. Et maintenant, j’ai appris que ce n’est pas toi qui les produis. Mais c’est tout.

— Elle n’est pas seulement mignonne ta copine, remarqua Mace, elle sait aussi réfléchir.

Dresil opina de la tête avant de répondre.

— Mes arbres demandent beaucoup de travail, mais sur très peu de temps. Les légumes et les fleurs doivent être arrosés tous les jours, et les cochons, il faut les nourrir. Mais pour les arbres, c’est pas la peine. Du coup, je suis le seul à pouvoir m’absenter pour le marché. Et je vends mes produits et les leurs. En échange, ils m’aident pendant la récolte de noix.

— En fait, nous nous assistons mutuellement, compléta Mace. Deux ou trois fois dans l’année, nous avons besoin d’aide, une seule paire de bras ne suffit plus. Alors les copains viennent et nous faisons le travail tous ensemble.

Deirane avait compris.

— C’est pareil chez nous. Les fermiers s’entraident quand la famille ne suffit plus. À côté de chez moi, il y avait une veuve. Les villageois alentour l’ont soutenue pour la moisson et les semailles jusqu’à ce que son fils soit assez grand pour remplacer son père.

— Je suppose que la dame était encore jeune et avenante, remarqua Nëppë. Et de plus, si elle avait un fils, elle avait prouvé sa fertilité.

Deirane hocha la tête, dubitative. Était-il possible qu’elle eût raison ? Était-ce uniquement l’intérêt qui avait présidé à ces coups de main ? C’était bien cynique. La vérité se situait certainement quelque part entre les deux. Quelques fermiers qui l’avaient aidée étaient mariés. Qu’auraient-ils bien pu attendre d’une veuve ?

— Nous on n’est pas veufs, intervint quelqu’un.

— Comment pourrais-tu l’être, lança Nëppë, tu n’as jamais été marié.

Quelques gémissements, annonciateurs de pleurs prochains, retinrent l’attention de Deirane. Sans y penser, elle ouvrit son corsage pour donner le sein à Hester. Il protesta un peu, pour la forme, mais il ne tarda pas à s’emparer du téton. La jeune mère regarda son fils, attendrie.

— Elle en a même là ! s’écria Surlo.

Deirane éprouva une gêne intense à cette remarque. Elle tenta de masquer sa poitrine en remontant Hester qui manifesta son désaccord. Mais elle renonça, l’éleveur avait dit ça sans malice. Et Nëppë vint à son secours :

— Tu veux bien regarder ailleurs, espèce d’obsédé, c’est la future femme de ton ami !

Elle ponctua son injonction d’un coup de cuillère. Deirane était amusée par tous ces hommes bien bâtis qui obéissaient à cette frêle jeune femme sans discuter. Au passage, elle notait la virtuosité avec laquelle elle utilisait les ustensiles de cuisine, ça lui servirait peut-être un jour.

Le silence se fit un moment. Mais Mace se pencha vers Deirane.

— Votre bracelet, demanda-t-il, je peux le voir ?

Deirane hésitait, depuis qu’on le lui avait donné, elle ne l’avait jamais quitté, sauf pour se laver. Mais elle estima que ne se trouvant plus sur le territoire de l’Helaria, cela n’avait plus d’importance. En essayant de déranger Hester le moins possible, elle le détacha et le tendit au jeune homme.

— Vous savez le lire ? demanda-t-il.

— Non, Saalyn m’a appris les lettres d’Helaria et celles d’Yrian, mais pas l’ancien alphabet.

— Je vais essayer, j’ai appris.

— Saalyn, intervint Vorsu, la guerrière libre ?

— J’étais sous sa responsabilité.

— Je l’ai rencontrée une fois.

— On sait, l’interrompit Nëppë, un jour tu t’étais foulé la cheville, elle passait par là, elle t’a ramené sur son cheval.

Elle avait dit ça comme on raconte une histoire mille fois rabâchée.

— Il dit peut-être la vérité, intervint Dresil, j’ai vu la Saalyn en question. Elle ressemble à la description qu’il en fait. Sauf la taille. Elle n’est ni grande ni petite. Normale.

— J’avais cinq ans à l’époque, plaida Vorsu, à cet âge tous les adultes paraissent grands.

— En fait, ça lui ressemble assez d’aider un gamin qui vient de se faire mal, ajouta Deirane.

Mace, penché sur le bracelet de perles de Deirane, ânonnait en le déchiffrant. Il parlait trop bas, mais quelques mots reconnaissables atteignaient occasionnellement ses oreilles comme Deirane Jensenkil, son nom à la façon helarieal, ou gatpraxsei sëhelaria qui désignait l’ambassade elle-même. Toutefois, la dernière phrase, il la prononça clairement :

Calen Jetrokil steklyät.

Après l’avoir prononcée, Mace resta muet un long moment, au point que tout le monde se demandait ce qui se passait. Il avait l’air étonné, voire choqué. Il rendit le bracelet d’identité à Deirane, qui le rattacha. Étrangement, ça la soulagea. Elle se sentait nue sans lui, mal à l’aise.

— Putain, Dresil ! lâcha-t-il enfin, tu l’as trouvée où ?

— À l’ambassade d’Helaria, répondit simplement Dresil, comme je te l’ai dit.

Il avait l’air surpris de la véhémence de son ami. D’habitude, il ne se départait jamais de son calme. Et il semblait avoir banni les jurons de son vocabulaire. L’entendre en prononcer un avait choqué le jeune fermier.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il.

Calen Jetrokil steklyät, répéta Mace avec davantage d'ardeur.

— Tu l’as déjà dit, remarqua Nëppë, le bracelet a été signé par l’archonte Calen de Jetro. Et alors. Il faut bien que quelqu’un le signe.

— Mais tu sais qui est Calen de Jetro ?

— Non. Elle est importante ?

— C’est l’archonte de la corporation des bibliothécaires. La personne la plus importante en Helaria après les pentarques. Et elle a validé ce bracelet. N’importe quel maître de la corporation aurait pu le signer. Mais c’est Calen de Jetro qui l’a fait. Calen en personne ! Cette femme que tu nous as amenée est l’élève personnelle de Calen.

Et son regard se posa sur Deirane qui ne put retenir un sourire devant tant d’excitation. Elle avait une autre image de cette femme, plus humaine, plus féminine. Elle l’avait connue comme amie, comme mentor. Comme amante passionnée aussi sous les caresses de son compagnon. À l’occasion, comme une handicapée, une aveugle qui n’arrivait pas toujours à retrouver ses marques dans un lieu qui ne lui était pas familier. À aucun moment, elle ne l’avait vue comme une archonte, maîtresse toute puissante de sa corporation.

— C’est elle qui m’a prise en charge quand je suis arrivée à l’ambassade, dit-elle.

— Et que faisait-elle là-bas ? Elle vit à Jimip, dans la Bibliothèque. Elle avait des trucs importants à faire ?

— Rencontrer son compagnon qui avait une réunion importante. Il s’appelle Jergen et il vit au Mustul. L’État, pas l’île. Ils n’ont pas souvent l’occasion de se voir. Elle a voulu en profiter pour passer du temps avec lui.

— Et ils ont parlé de quoi ? Leurs discussions devaient être passionnantes.

— À vrai dire, ils n’ont pas beaucoup parlé. Le régent de Mustul n’est pas très porté sur les sciences, même s’il admire Calen pour ça.

— Mais alors, ils ont fait quoi ?

Deirane ne répondit pas. Elle porta son attention sur Hester, toujours en train de téter, pour masquer la rougeur qui lui venait au front à l’évocation de certains souvenirs. Mais Nëppë avait compris, elle. En tout cas, c’est l’impression que le sourire amusé qui illumina son visage suggérait.

— Le régent Jergen est un homme si viril, remarqua-t-elle au bout d’un moment.

— Et si cette Calen est la femme brune que j’ai vue en sa compagnie une fois au marché, alors elle est elle-même d’une beauté remarquable, ajouta Dresil.

— Si elle était aveugle, alors c’était-elle, confirma Deirane.

Tout le monde dans la salle avait compris comme le signalèrent les visages hilares et quelques ricanements. Sauf Mace. Il n’arrivait pas à admettre qu’une personne aussi intelligente et aussi importante que Calen puisse avoir des occupations aussi bassement communes.

— Ça doit être une autre Calen, dit-il au bout d’un moment.

— Réfléchis un peu, nigaud, répliqua Nëppë. Il y aurait deux Calen archontes de corporation ? Et je doute qu’une autre personne ait osé signer ce bracelet de son nom.

— Ça fait bizarre quand même ?

— Elle a des enfants ? demanda Nëppë à Deirane.

— Oui, plusieurs même. Six ou sept, je ne sais plus exactement. Dont plusieurs garçons.

— À ton avis, comment elle les a faits ces enfants ? Il a bien fallu qu’un homme l’aide. En plus, si j’ai bien compris comment les stoltzt font des garçons, parfois elle a connu plusieurs hommes en même temps.

— À l’ambassade, elle a la réputation d’avoir beaucoup d’amants, ajouta Deirane. On pense que c’est une compensation pour sa cécité, le besoin d’éprouver des sensations.

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