Chapitre 7 - Partie 1

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Le navire qui transportait Ternine était sur le point d’accoster. Le port qui s’étalait devant ses yeux ne manquait pas de charme. Il était considéré comme le plus beau du continent d'Ectrasyc. Construit au fond d’une baie qui formait un demi-cercle presque parfait ouvert vers le nord, il était isolé de la ville proprement dite par une série de bâtiments de deux étages tout en brique, aux charpentes apparentes en bois peint en blanc. Aucune muraille ne protégeait la cité, preuve de la confiance que les Helariaseny mettaient en leur marine, toujours invaincue à ce jour.

Toutefois, l’espion était maussade. S’il se trouvait ici, ce n’était pas par choix, mais sur ordre. C’est là que Dayan l’avait envoyé pour continuer ses recherches de proies. Un des endroits les plus improbables pour effectuer sa tâche. Déjà qu’en Yrian ce n’était pas facile, en Helaria, c’était quasiment impossible. La Pentarchie ne se contentait pas de réprimer l’esclavage, elle lui vouait une haine farouche. À l’origine, elle avait même créé la corporation des guerriers libres dans le seul but de le combattre. Depuis, son rôle s’était élargi pour toutes les actions de police que ce fût en Helaria comme à l’étranger, mais cette mission de base perdurait. Le fait que Honëga fût peuplée par des edorians et non des stoltzt ne changeait rien à l’affaire. Tous ses habitants étaient des descendants d’esclaves marrons.

Ça aurait pu être pire cependant. Honëga était une grande ville, la deuxième de l’Helaria par la population, juste derrière Kushan. S’y fondre dans la foule serait aisé. À Imoteiv, en raison de son rang de capitale, la présence du gouvernement de la Pentarchie à proximité et sa relative petite taille, il aurait éprouvé plus de difficultés. Mais quitte à visiter l’Helaria, il aurait préféré être envoyé à La Tour au Lumensten, un endroit qui présentait l’avantage d’être située sur le continent, ce qui aurait facilité une éventuelle fuite. À Honëga, une île à plus de deux cents longes de la côte la plus proche, il dépendait totalement des navires pour partir. La vitesse de ceux que fabriquaient les Helariaseny rendait illusoire toute tentative pour leur échapper.

Ternine jeta un coup d’œil sur les vaisseaux à quai. Il ne voyait que des bâtiments de commerce. La plupart étaient d'origine helarieal, reconnaissables à leur double coque, cependant quelques-uns provenaiaent de Nasïlia ou du lointain Mustul sur le continent de Shacand. Mais aucun n’appartenait à la flotte militaire, ce qu’avait craint l’espion. Pourquoi y en aurait-il eu ? Le grand port de guerre de l’Helaria était situé sur l’île voisine de Caltrixsilary, les « îles jumelles ». Ses habitants l'appelaient aussi l'île du papillon à cause de sa forme – deux lobes quasiment symétriques reliés par une fine bande de terre – qui évoquait l’insecte. La forme double de l’île, la présence de la flotte militaire... Il n’en avait pas fallu plus pour que les deux parties fussent nommées selon les pentarques jumelles qui dirigeaient l’armée, Muy au nord et Wuq au sud.

Ternine n’était pas venu à bord d’un bateau Orvbelian, autant avoir son métier gravé sur son front. Il avait rejoint Honëga par un trajet complexe censé cacher ses origines. D’abord, un navire l’avait déposé sur les côtes du Lumensten, la province la plus dangereuse de la Pentarchie. Il comptait sur le chaos qui y régnait pour échapper à une éventuelle surveillance des guerriers libres. De là, il avait rallié la ville de la Tour à pied. Il avait trouvé un navire en partance pour Frovreikia, une ville de garnison où étaient basées les troupes d’élite de l’armée. Étrange nom d’ailleurs. Frovreikia, la ville d’en face. Mais en face de quoi ? Il n’y avait rien en face, si on exceptait quelques îles mineures de l’archipel helarieal. Et ensuite, l’océan s'étendait sans obstacle jusqu’au pôle Sud. On disait que ce nom était la traduction en helariamen de la ville d’origine de son fondateur. Cependant, dans aucune des langues qu’il connaissait, une ville ne portait un tel nom. Frovreikia ne produisait rien, si ce n’est des militaires et des armes. Elle devait importer tous ses biens. Les relations vers les lieux de production de la Pentarchie étaient nombreuses. Trouver un transport à destination de Honëga n'avait pas été difficile. C'était avec regret qu’il avait quitté cette ville ; le nord était une zone militaire, interdite aux civils. L’envie l’aller y jeter un coup d’œil le titillait. Honëga, à l’inverse, était totalement ouverte. C’était une ville magnifique, sans secrets, sans mystère, sans intérêt.

Ternine avait apprécié le voyage. Les navires helarieal étaient non seulement beaux et rapides, mais également confortables. Leurs ponts restaient relativement horizontaux, ils étaient peu affectés par les vagues et surtout, ils ne fuyaient pas. Dans tous les bateaux qu’il avait connus, les planches du côté sous le vent s’écartaient et un peu d’eau rentrait. À la longue, ils finissaient par acquérir une odeur de moisi. Le pont supérieur était constamment lavé, non pas pour le tenir propre, mais pour éviter que le bois, en se desséchant, se contractât et prît l'eau. Un tel problème n'existait pas sur le navire helarieal ; aucune fuite, pas une entrée d’eau, aucun effluve désagréable. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle on leur confiait souvent des marchandises devant rester au sec.

L’espion avait examiné la structure sans rien trouver de particulier. Elle était recouverte d’un revêtement lisse qui semblait la rendre étanche. Cela n'avait rien d'étrange, c’était le cas dans tous les pays. Mais, partout ailleurs, il se craquelait, en Helaria il résistait. D’ailleurs, il était si uniforme qu’on n’avait pas l’impression qu’il protégeait des planches, la coque semblait faite d’un seul tenant, une seule pièce taillée directement à la bonne forme. Ce qui était ridicule, il n’existait aucun arbre, aucun matériau avec de telles dimensions. Élucider le mystère de sa fabrication lui paraissait plus intéressant que de rechercher de jolies femmes pour alimenter le marché aux esclaves d’Orvbel. Mais Neiso, le chantier naval helarieal où ces navires étaient construits, était fermé aux étrangers. Les Helariaseny respectaient peu d’interdits, mais ils ne plaisantaient pas avec ceux-ci, Ternine préférait ne pas tester leur clémence. L’expérience avait prouvé que si l’Helaria n’était pas une nation belliqueuse, elle pouvait réagir avec une violence inouïe si elle se sentait agressée.

Tous les ports de quelque importance fournissaient des pilotes pour guider les navires jusqu’à leur emplacement en évitant les obstacles dont les capitaines de passages ignoraient l'existence. Mais Honëga faisait exception à cette règle. Personne n’était monté à bord pour prendre la barre. Ternine s’en était étonné, mais comme tout semblait se dérouler sans problème, il pensait que le capitaine connaissait suffisamment les lieux pour que les autorités portuaires lui fissent confiance. C’est quand, après l’amarrage, il vit le dauphin dressé sur sa queue pour réclamer son dû, et le capitaine le lui donner sous la forme d’un poisson, qu’il comprit. C’est l’animal qui avait guidé le navire vers son accostage. Il savait que les Helariaseny s'en remettaient pour beaucoup de tâches à ces animaux, on disait même qu’ils les considéraient comme un huitième peuple, qu’ils leur accordaient la citoyenneté helarieal à l’égal des bipèdes. Mais il n’avait jamais imaginé que leurs attributions allaient jusqu’à des fonctions aussi complexes. Et pourtant il en avait eu la preuve sous les yeux.

Prenant son sac, seul bagage qu’il transportait, Ternine descendit à terre. Il se dirigea vers la ville. L’avenue principale débouchait directement sur les quais, coupant le front de mer en deux parties parfaitement symétriques. En traversant l’ouverture, il pensait se faire arrêter par un douanier mais personne ne l’interpella. Les Helariaseny étaient si confiants qu’ils ne contrôlaient pas ceux qui entraient sur leur territoire. À moins que cette relative insouciance fût due à la provenance du navire, un autre port helarieal, qui plus est un port militaire.

Son premier objectif était de trouver un endroit pour dormir. Mais il n’était pas pressé. Brun l'avait missionné pour repérer les jeunes femmes au physique suffisamment attrayant pour être vendables. Tout en flânant, il examinait discrètement les passantes autour de lui. Il constata qu’elles étaient bien faites dans l’ensemble. Cela le surprit. Il avait toujours considéré les stoltzint comme beaucoup plus belles que les humaines ou les edorianes. Si certaines de ces dernières étaient très belles, voire exceptionnelles – et cette Deirane qu’il avait trouvée en faisait partie –, elles étaient moins nombreuses que les stoltzint alors que leur peuple l'était dix fois plus dans le monde. Mais il se rendait compte qu’en Helaria même, ce n’était plus vrai. Ces femmes autour de lui valaient bien les stoltzint qu’il avait pu voir. Bon, elles étaient edorianes et pas humaines, mais le raisonnement s’appliquait également à elles. Ce n’était donc pas le peuple qui déterminait la beauté, mais le lieu de vie. Quelque chose en Helaria rendait les gens beaux.

Un érudit du Salirian, son pays, avait suggéré qu’une aliementation abondante et bien équilibrée, avec un mode de vie qui n’excluait pas les exercices physiques pouvaient expliquer cela. Toutefois cette hypothèse ne tenait pas la route. Normal. Il était Salirianer. Ternine n’en était pas parti pour rien. Les Helariaseny mangeaient peu de viande, lui préférant le poisson. Tout le monde savait que c’était insuffisant pour nourrir un individu ordinaire, surtout quand on n’en consommait pas tous les jours. Le corps ne trouvait pas les éléments bâtisseurs nécessaires pour se construire dans le poisson. De même, leur alimentation comprenait moins de céréales et plus de légumes, une nourriture tout juste bonne à satisfaire les cochons. Et chaque fois qu’il était venu en Helaria, Ternine avait toujours estimé les repas trop frugaux, il avait souvent faim en quittant la table.

Tout concourrait donc à faire des Helariaseny des individus maigres et maladifs. Pourtant, ils ne semblaient pas faméliques. Bien au contraire, les femmes qu’il croisait resplendissaient de santé. Et même si elles étaient loin de toutes avoir un joli visage, la plupart avaient un beau corps, avec une silhouette qui méritait un coup d’œil. Sans compter qu’elles ne se privaient pas de le mettre en valeur. Finalement, la décision de l’envoyer ici n’était peut-être pas si stupide.

Contre toute attente, le premier hôtel qu’il trouva se révéla complet. De même que les trois suivants. Il commençait à s’inquiéter. Il risquait d’être obligé de dormir à la belle étoile. Quoique, sur cette île cela n’avait rien d’effrayant. Étaler une couverture sur une plage tranquille pourrait même représenter un moyen agréable de passer la nuit. Il venait à comprendre l'origine du comportement luxurieux qu’on attribuait aux habitants de la Pentarchie. Ils vivaient tout simplement en un endroit qui l’encourageait.

Perdu dans ses réflexions, il faillit ne pas la remarquer. Mais comme il marchait sans regarder devant lui, elle dut se pousser pour le laisser passer. C’est le mouvement qui attira son attention. C’était une stoltzin, grande, blonde, mince et d’une beauté incroyable. Elle affichait autour de la quinzaine, mais il était impossible de savoir l’âge réel des représentants de ce peuple. Peut-être avait-elle dix fois plus que cela ne se serait pas vu sur son visage. Un instant décontenancé par la vision, Ternine mit du temps à réagir. Elle lui adressa un sourire et continua sa route.

L’espion la suivit un moment du regard. Il remarqua que les gens la laissaient tranquille. Dans son pays, un jeune homme entreprenant l'aurait déjà sifflée plusieurs fois et certainement abordée. Pas ici. Il ne savait pas si cela était dû à la mentalité des individus ou à autre chose. Peut-être parce qu’elle était une stoltzin dans une ville peuplée d’edorians.

Il se décida. Une beauté pareille, qu’elle fût serpent, démone, ou n’importe quoi d’autre, il ne pouvait pas laisser passer sa chance. Pas pour satisfaire son employeur. Pour lui. S’il n’essayait pas de partager au moins une nuit avec elle, sa vision le hanterait tout le reste de sa vie. Il se lança à sa poursuite.

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