Chapitre 15 - Partie 2
— Tu n’as rien pour nous, Saalyn ? demanda un jeune qui n’avait pas plus de cinq ans.
— Un instant, dit-elle, vous allez voir.
Elle sortit de ses fontes un jouet constitué de deux pièces de bois, une boule et un manche, reliés par une ficelle.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda une fillette plus âgée.
— Ça s’appelle un bilboquet, répondit Saalyn.
Elle lui tendit le jouet. La fillette le prit et l’examina. Devant son air interrogatif, Saalyn lui expliqua.
— Il faut entrer la boule sur la tige du manche avec une seule main.
— Montre-moi, dit la fillette en lui rendant le bilboquet.
Saalyn tendit le jouet à Öta.
— Tu leur montres ? Proposa-t-elle.
— Je ne sais pas, répondit-il, je n’ai jamais joué à ce genre de jeu.
— Un jeu avec des boules et des bâtons à rentrer dans des trous. Je croyais que tu t’y connaissais.
Laissant son disciple interdit, Saalyn fit une démonstration. Sa première tentative, un échec, entraîna un grand éclat de rires joyeux.
— C’est un truc de mec, commenta-t-elle en souriant.
Mais la deuxième provoqua des murmures d’admiration. Certains avaient les yeux grands ouverts devant un tel exploit.
Öta avait rejoint Saalyn. Un peu effrayé par la haute stature du jeune stoltz, quelques enfants s’écartèrent, mais la fillette, apparemment la plus dégourdie, demanda :
— C’est ton amoureux ?
— Non, répondit Saalyn en riant, c’est mon apprenti.
— Je m’appelle Öta. Je travaille avec Saalyn.
— Et c’est quoi un apprenti ?
— Saalyn m’apprend le métier de guerrier libre. En échange, je l’aide pour tout ce qu’elle ne sait pas faire.
— Mais Saalyn sait tout faire, remarqua un garçon.
— Pas tout non, dit l’intéressée.
Le garçon eut l’air déçu.
— Regarde comme il est grand et musclé. Il est beaucoup plus fort que moi. Il peut soulever des tas de choses ou assommer un homme d’un seul coup de poing.
Le garçon eut l’air soulagé que l’avantage de Öta sur Saalyn ne soit qu’une question de force. Elle rendit le jouet aux enfants qui s’enfuirent avec leur trophée. Elle ne remonta pas sur son cheval. À la place, elle le prit par les rênes et le guida derrière elle. Faisant de même avec sa propre monture, Öta marcha à ses côtés.
— Ce n’est pas la première fois que tu viens ici, remarqua Öta.
— Je passe régulièrement, en effet.
— Les enfants te connaissent. Ton dernier passage n’est pas très vieux. Pourquoi avoir dormi à la mine plutôt qu’ici ? Je pense que tu y aurais été bien accueillie ?
— Parce qu’ils se seraient sentis obligés de nous donner l’hospitalité. Ils nous auraient donné leur meilleure maison, partagé leur meilleure nourriture. Comme tu le verras, ils sont très pauvres. Ils ne peuvent pas se permettre d’héberger deux personnes. Quand je passe la nuit ici, je viens seule.
Les villageois au complet attendaient les voyageurs devant l’entrée. Il y avait là une cinquantaine de personnes, plus que ne s’y attendait Öta à la vue du nombre de maisons. Ils vivaient entassés les une sur les autres, dans la promiscuité.
— Kelyätmetae le, Saalyn helar sanfixios tyslyät, dit celui qui semblait être leur chef.
Mais son vocabulaire helariamen semblait se limiter à cette phrase, puisqu’il continua dans la langue de l’Yrian, plus exactement un patois dérivé de la variante parlée à Elmin.
— Ça fait longtemps que tu n’es pas passée.
On sentait un léger reproche dans le ton.
— J’étais malade, je devais me remettre.
— Malade au point de ne pouvoir rendre visite à ceux qui t’aiment ?
— Non, reconnut Saalyn.
Le chef chercha autre chose à dire, mais de toute évidence, il n’était pas doué pour les discours. Il renonça au formalisme dû à un hôte aussi éminent. À la place, il enlaça Saalyn, la serrant contre lui. La guerrière libre se laissa faire, même si Öta remarqua une légère crispation dans la mâchoire. Les autres villageois se succédèrent pour donner l’accolade à l’Helariasen. Öta, en tant qu’invité de Saalyn y eu droit aussi. Il remarqua, que quelques jeunes femmes, loin d’être insensibles au charme du jeune stoltzen, se pressaient contre lui plus que ne le justifiait la bienséance. Cela en disait long sur ce village, une exception dans un pays qui n’appréciait pas tellement les stoltzt. S’ils avaient passé la nuit ici, Öta n’aurait certainement pas dormi seul.
Quand tout le monde eu serré Saalyn contre lui, le chef la prit par le bras pour l’entraîner à l’écart.
— Nous t’attendions, dit-il, les chevaux sont arrivés.
— Déjà ! s’écria Saalyn. Mais je n’ai envoyé l’ordre à Sernos qu’avant-hier.
— Ton pentarque est passé il y a quelques jours. Il nous avait prévenus.
— Wotan ! Ici ?
Saalyn était véritablement surprise.
— Je l’ignorais.
— Un homme impressionnant. Il semble bien simple pour un homme si puissant. En même temps, c’est un vrai chef. Il ne viendrait à l’idée de personne de désobéir à un ordre qu’il donnerait.
— J’ignorais qu’il connaissait ce village.
— C’est ton chef. Il doit tout savoir de toi, sinon il ne serait pas un bon chef. Et un très bon doit tout savoir en laissant croire qu’il ne sait rien.
— Et toi, es-tu un bon chef ?
— Quand on n’a que quarante-neuf personnes sous son autorité, ce n’est pas difficile de tout connaître. Mais cela ne suffit pas. Encore faut-il prendre les bonnes décisions.
Saalyn ramena la discussion sur le sujet de départ.
— Donc il vous a prévenus et il a donné des ordres pour acheminer des chevaux.
— Ils sont arrivés il y a deux jours. Deux villageois s’en occupent.
Öta, qui avait du mal à suivre, intervint.
— Excusez-moi, mais pourquoi des chevaux et où sont-ils ? demanda-t-il.
— Sur l’autre rive. Ici il n’y a aucun moyen de faire les traverser.
— Et donc, quand tu as besoin de traverser ici…
— J’envoie un message à Sernos pour qu’ils amènent des chevaux sur la rive d’en face. Ou ici selon le sens de la traversée.
— Et ceux que tu laisses sur place ?
— Nous les ramenons à Sernos ou Elmin, répondit le chef.
— C’est généreux de votre part d’aider ainsi Saalyn.
— Nous lui devons beaucoup. Sans elle, nous ne serions plus là. Et puis, nos services ne sont pas gratuits. L’ambassade d’Helaria est très généreuse.
— Que recevez-vous en échange de vos services ?
— Des planches, du tissu. Diverses choses que nous ne produisons pas.
— Des planches. Mais comment les transportez-vous ?
Tout en allant vers un cheval de bât, Saalyn répondit.
— Un de nos navires les dépose en passant.
Öta jeta un coup d’œil vers le fleuve et le quai en bois qui s’y enfonçait. Voilà qui expliquait un tel ouvrage, bien disproportionné pour les barques de pêcheurs échouées sur la rive.
— Au lieu de rêvasser, vient m’aider, ordonna Saalyn.
Il se tourna vers elle. Elle était en train de détacher un tonnelet d’un des chevaux. Il l’aida à le soutenir. Puis un second le suivit sur le sol. Elle en fit rouler un vers leur hôte pendant que Öta se chargeait de l’autre.
— Je pense que cela vous sera utile, dit-elle.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda le chef.
— Des clous !
Il écarquilla les yeux sous la surprise. Avec la rareté du métal, il y avait là une vraie fortune, il le dit à Saalyn.
— Quand Milane se mariera vous prévoirez une pièce de plus à sa maison pour les voyageurs.
— Nous n’y manquerons pas.
Öta n’eut aucun mal à repérer la Milane en question. Une adolescente, presque une femme, avait rougi aux paroles de sa maîtresse d’arme. Elle semblait timide mais Öta savait qu’il n’en était rien, elle était juste surprise d’être ainsi le centre de l’attention. Elle faisait partie des jeunes femmes qui avaient manifesté son intérêt pour le stoltz lors des salutations. Il se demanda lequel des jeunes hommes présents était son fiancé, si même elle en avait un. Puis il se souvint que ce genre de village, à la population très réduite, pratiquait l’exogamie. Elle trouverait un mari dans un village voisin. L’Helaria avait une pratique similaire, les fêtes en mélangeant la population, favorisaient les rencontres lointaines. Mais l’Yrian n’avait rien de tel. Il se demanda comment des gens originaires de villages éloignés pouvaient se rencontrer. Il avait bien entendu parler du tour d’Yrian que devait faire chaque jeune homme. Mais cela ne concernait que les métiers artisanaux, pas les paysans et les pêcheurs.
Saalyn avait été entraînée vers le cœur du village par Rumen. C’est-à-dire, vu la configuration des lieux, ils avaient passé la ligne de maison pour se rapprocher de la rive. Là, un espace assez grand avait été aménagé. Il était occupé par des filets en cours de reprisage. D’un côté, une nouvelle barque de pêche était en construction et une autre en cours de réparation. Sur la rive même, une dizaine de barques s’alignait. Elles étaient retournées, sauf trois qui semblaient prêtes à prendre l’eau.
Une aire de discussion était aménagée devant la maison du chef : quelques paillasses disposées en cercle. Le caïd du village s’assit en tailleur, invitant Saalyn à l’imiter. Öta prit place à côté de sa compagne. Le reste des hommes du village se disposa le long du cercle. Aucune autre femme, remarqua Öta, ne se joignit à l’assemblée ; les choses auraient été différentes en Helaria. Par contre, elles étaient présentes autour d’eux, des outres d’alcool en main.
Le chef prit l’outre qu’on lui tendait. Il en but une gorgée et la passa à Saalyn. Öta la regarda faire, il comprit le geste, qui consistait à presser le cuir du récipient pour injecter le liquide dans la bouche sans poser les lèvres sur le goulot. Son tour vint juste après. Il imita la stoltzin. L’alcool, une eau de vie, était suffisamment fort pour détendre l’atmosphère et délier les langues sans saouler les interlocuteurs. Après un premier tour du village, la gourde en fit un second. Quand elle revint au chef, il la tendit à la femme qui se tenait derrière lui. Les discussions pouvaient commencer.
— Qu’y a-t-il de neuf sur l’Unster ? commença Saalyn.
— La grande route est très fréquentée ces temps-ci.
— Des caravanes ou des voyageurs isolés ?
— Des caravanes, des voyageurs. Des mercenaires aussi.
— Des mercenaires ? venant d’où ?
— Du sud.
Saalyn semblait surprise. Cette route reliait Sernos, la capitale de l’Yrian à Ruvyin en Helaria. Les seuls ports au sud étaient situés dans la Pentarchie. Ces mercenaires avaient dû venir en bateau et accoster directement dans le fleuve. En dehors de l’Helaria, seuls Orvbel, Mustul et la Hanse en avait la possibilité.
— Des orvbelians ? demanda Saalyn.
— Ça y ressemble.
— Mais tu n’y crois pas.
— Les mercenaires disposent du meilleur équipement sinon personne ne les engageraient. Ces gens-là n’étaient pas des mercenaires.
— C’est la seule raison ?
— Ces derniers jours beaucoup de voyageurs sont descendus du nord, des petits groupes de deux ou trois personnes.
Saalyn réfléchit un moment avant de s’adresser à son disciple.
— Qu’en penses-tu ?
Öta pensait que Saalyn avait déjà une opinion. Si elle lui posait la question, c’était pour tester ses capacités de réflexion. Le chef aussi avait certainement une idée. Le choix des faits qu’il avait présentés n’était pas anodin. Il examina bien les éléments qu’il avait en sa possession, ce qu’il venait d’apprendre et ce qu’il savait déjà.
— Une troupe de soldats s’est rendue au sud par petits groupes pour s’y rassembler en une grande troupe qui remonte au nord.
— Pourquoi une telle manœuvre à ton avis ?
— Pour faire croire que l’armée vient du sud.
— Sois plus précis.
— Nos propres soldats sont bien équipés. Ils sont facilement reconnaissables. En plus ce genre de coup de force ne nous ressemble pas. Ce n’est donc pas sur nous qu’on cherche à faire porter les accusations de ce qui se prépare. Sur ce continent il ne reste que l’Orvbel et Shaab à pouvoir monter une telle opération. Si on ajoute le continent de Shacand, on peut ajouter le Mustul. Seul l’Orvbel aurait des raisons d’envoyer des soldats dans la région. C’est donc à lui qu’on cherche à faire porter le chapeau.
— D’accord, mais à qui est destiné toute cette mise en scène ?
— Je dirai l’Yrian. Nous sommes sur son territoire et loin de nos propres bases.
Le chef du village sourit.
— Ton élève semble prometteur, mais il ne voit pas assez loin.
Öta dévisagea l’humain, à la fois surpris et mortifié par ces paroles.
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