Chapitre 19 - Partie 3

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Leur commande arriva rapidement. C’était une autre serveuse. Elle déposa les chopes devant les deux voyageurs. Au passage elle jeta elle aussi un regard appréciateur à Öta. Dès qu’elle eut disparu, Saalyn remarqua :

— J’ai l’impression qu’au moins un de nous deux ne va pas dormir seul cette nuit.

— Tu crois ? répéta-t-il en la regardant s’éloigner.

— Si tu n’étais pas mon disciple, je t’entraînerais moi-même dans une chambre à l’étage.

Il baissa les yeux sur sa consommation.

— D’ailleurs, tu ne resteras pas éternellement mon disciple, ajouta-t-elle.

Puis elle but une gorgée de sa bière. Le jeune stoltzen se réfugia derrière sa chope pour masquer sa gêne.

— Je confirme les paroles de votre maître, dit une voix mâle juste à côté d’eux, si je n’étais un homme, moi aussi je vous inviterais.

Saalyn leva les yeux. Le soldat qui l’avait bloquée tout à l’heure sur l’escalier se tenait au-dessus d’elle.

— Je peux ? demanda-t-il en désignant la chaise vide à côté d’Öta.

D’un geste, elle l’invita à s’asseoir. Il ne se fit pas prier.

— Je me présente. Je suis Banerd. Je viens de Nayt. Je vénère le seigneur noir.

La précision était inutile, les adeptes du dieu blanc ne sortaient que rarement de la Nayt. Ce dont les voisins de la théocratie ne se plaignaient pas.

— Je suis Saalyn, de Neiso. Que fait un Naytain si loin de chez lui ?

— Je pourrais vous retourner la question. Nous sommes loin de Sernos, votre base d’opération actuelle il me semble.

Il était bien renseigné. Ceci dit, en Nayt, cela n’avait rien d’exceptionnel.

— Je tiens à m’excuser pour mon comportement, tout à l’heure, dit-il, c’était grossier.

— Vous regrettez votre geste ?

— Je n’ai pas dit ça. Avoir le sein de la grande Saalyn dans la main, même quelques vinsihons seulement, est un plaisir rare.

— Ce n’est pas un exploit. Vous n’êtes pas le premier et vous ne serez pas le dernier. Mon métier m’expose à pas mal de désagréments.

— Parce que pour vous c’était un désagrément ?

— Je n’ai pas dit ça, le singea-t-elle.

— J’espère n’avoir pas profité d’un moment de faiblesse. J’ai appris ce qui vous était arrivé en Orvbel.

— Ce n’était rien.

— Vous êtes quand même restée cachée presque un an à l’ambassade d’Helaria à Sernos.

Devant son silence, il ajouta.

— Personne n’était dupe. Tout le monde savait parfaitement pourquoi vous êtes restée si longtemps là-bas.

Il se tourna vers Öta.

— Depuis combien de temps travaillez-vous avec Saalyn ?

— Ça va faire neuf ans, répondit le jeune stoltzen.

— C’est donc vous qui avez organisé l’expédition pour la délivrer. C’était du beau travail.

— Ça confirme que j’avais raison de le prendre comme apprenti, intervint Saalyn. Il a encore beaucoup à apprendre, mais il est doué.

— Vous savez que je voulais devenir guerrier libre quand j’étais enfant ?

— Je crois que c’est le cas de la moitié des enfants du continent.

Le mercenaire émis un petit rire.

— Ce n’est pas faux. Mais en naissant en Nayt on ne peut pas devenir guerrier libre.

— Vous pouvez toujours immigrer en Helaria, répondit Saalyn. Et puis, même en restant Naytains, vous pouvez travailler pour nous. Nous ne sommes pas des guerriers malgré notre nom. Parfois nous avons besoin de personnes sachant se battre. Il nous arrive de recruter des mercenaires.

— L’Helaria et la Nayt sont trop différentes. Vous n’avez pas de dieux. Cela mettrait mon âme en danger.

— Nous avons des dieux, plaisanta Saalyn. Nous en avons juste fait nos chefs.

Banerd lampa une bonne gorgée de bière, afin de masquer son irritation face à ce blasphème. Quant à Saalyn, elle se serait giflée. Il est des blagues qu’on ne fait pas avec un Naytain, même aussi ouvert que semblait l’être celui-là. Elle l’imita, plongeant son nez dans la bière, pour reprendre contenance.

— J’ai cru comprendre que vous étiez à la recherche d’une jeune mère, dit-il enfin. Vous avez des raisons de penser qu’elle se trouve à Karghezo.

— Une piste m’y mène, en effet. Les traces de ses ravisseurs vont dans cette direction. Mais rien ne dit qu’elle est à Karghezo. Ils ont pu continuer au-delà vers l’Helaria.

— Des traces, du travail d’amateur. Quand je dois mener une action discrète, je ne laisse pas de trace derrière moi.

— Les ravisseurs avaient laissé de fausses empreintes dans la direction opposée. En fait, ils sont plutôt habiles. Nous avons repéré leurs vraies traces de justesse. Elles étaient à peine visibles.

— Vous pensez qu’ils sont plusieurs, je n’ai croisé aucune troupe en arrivant ici. Mais si j’ai bien suivi, ils vont dans la même direction que moi, ils ont très bien pu me précéder.

— Vous aussi vous allez à Karghezo ?

— Je fais partie de l’escorte d’une femme.

— Une jeune femme ?

L’intérêt de Saalyn était éveillé.

— Non, il ne s’agit pas de votre jeune mère. Elle n’est même pas humaine.

— Une gems ? Mais que fait-elle dans ce coin perdu ?

— Je l’ignore, répondit le guerrier en levant les bras en signe d’ignorance, peut-être voulait-elle visiter les royaumes edorians.

— C’est une gems, ne lui donnez pas des motivations humaines ou stoltzt. Et ne jugez pas les gems sur Nasïlia. La façon dont ils ont organisé ce royaume est l’exception dans leur façon de faire. Une exception que les feythas ont créé en tentant de les exterminer.

Banerd vida sa chope. Il en réclama une nouvelle. Il en commanda aussi une pour Saalyn et Öta.

— Laissez-moi vous l’offrir, dit-il, afin de me faire pardonner mon geste déplacé.

— Vous croyez vous en tirer avec une simple bière ? remarqua-t-elle.

Mais son sourire démentait la sévérité des paroles.

— Assez parlé de travail, dit-il finalement, tout à l’heure, j’ai vu dans vos bagages un usfilevi.

— C’est à Saalyn, répondit Öta.

— Ah. Et vous en jouez bien ?

— Je me débrouille.

— Vous ne voulez pas nous en jouer un peu ?

— Je ne suis pas d’humeur ce soir.

Mais Öta avait déjà quitté la table.

— C’est la première fois que je vois un Helariasen qui ne veut pas prendre son tour de chant.

— Nous ne sommes pas à une fête.

— Rien n’empêche de la créer.

Le disciple revint quelques stersihons plus tard avec l’instrument de musique. Le soldat l’examina un instant, il était de structure simple, mais sa fabrication était soignée. C’était un instrument parfait pour ce genre de soirée dans une taverne. Il le tendit à la guerrière libre qui le prit, mais elle ne fit pas mine de se lever. À la place, elle envoya un regard de reproche à Öta qui fit semblant de ne pas le remarquer.

Banerd se leva.

— Silence ! cria-t-il.

Devant le peu d’effet de son intervention, il vida sa chope et la frappa brutalement sur la table. Aussitôt le silence se fit, tout le monde s’était tourné vers le gardien de convoi. Quelques armes étaient même sorties de leur fourreau.

— Merci, dit-il.

Posant sa chope, il continua.

— Ce soir, nous avons la chance d’avoir avec nous la guerrière libre Saalyn. Comme vous le savez tous, les Helariaseny aiment faire la fête. Elle a accepté d’interpréter quelques airs pour nous.

Des murmures se firent dans la salle, plus impressionné par le nom de cette inconnue que par la promesse d’un tour de chant. Quelques-uns tentèrent de l’observer, sans oser bouger de leur place. Ainsi c’était la grande Saalyn. Elle était athlétique, avec une silhouette mince et le corps ferme. Mais elle n’avait pas l’allure masculine qu’ils attribuaient aux femmes qui avaient fait des armes leur métier.

— Elle est un peu gênée. Aussi je vous invite à l’encourager.

Le son enfla progressivement, les gens tapant sur la table en demandant une chanson. Sous les encouragements, elle se leva. La salle manifesta sa satisfaction. Elle jeta un regard de reproche aux deux hommes, le soldat et son disciple. Mais Banerd semblait fier de lui et Öta n’avait pas l’air mécontent non plus. Malgré elle, leur attitude l’amusa.

Elle se dirigea vers le centre de la salle. Aussitôt une table se dégagea pour lui laisser la place. Elle s’assit sur le bord et posa l’instrument sur sa cuisse. Elle joua un accord. Elle détendait toujours les cordes quand elle ne s’en servait pas pour éviter que leur tension ne fausse le bois. Mais avec l’habileté que confère une longue pratique, il ne lui fallut qu’un bref moment pour l’accorder. Enfin prête, elle s’adressa à l’assistance.

— Je ne suis pas d’humeur à chanter ce soir, dit-elle, mon amie s’est faite enlever. Mais je peux vous accompagner si vous le désirez.

— Ne t’inquiètes pas, cria quelqu’un, si tu joues bien, ça viendra tout seul.

Öta retint un sourire. Saalyn jouer bien. Elle était aussi connue pour ses chansons que ses exploits de guerrière libre. Peut-être même plus. Mais la plupart des gens ignoraient que ces deux personnages étaient incarnés par la même personne.

Elle commença par un air instrumental qui lui permit de montrer l’étendue de son talent, un rythme assez enlevé originaire d’une contrée loin à l’est. Dans les temps forts, la salle applaudissait en rythme. C’était l’effet qu’elle cherchait à obtenir. Mais elle fut quand même surprise qu’il arrive aussi vite. Ces gens devaient être depuis si longtemps sur les routes qu’ils avaient besoin de se distraire.

Elle enchaîna par une chanson au rythme lent, mais aux paroles connues. C’était censé être un duo. Elle se demanda si quelqu’un allait interpréter la partie féminine. Dans le nombre des soldats, il y en avait forcément un qui aurait la voix adaptée, même s’il n’était pas particulièrement bon chanteur. En tout cas, la voix mâle se révélait assez bonne ; il pourrait même être excellent s’il apprenait auprès d’un professeur.

Soudain, un timbre aiguë d’une pureté incroyable s’éleva de derrière Saalyn. Sa beauté entraîna le silence des autres personnes présentes. Sous la surprise, l’homme rata son contre-chant et même Saalyn joua quelques accords faux. Mais elle se reprit vite. La voix était absolument magnifique, en dépit du manque d’entraînement évident de son possesseur. C’est complètement subjuguée qu’elle acheva l’interprétation.

La chanson terminée, la salle se mit à applaudir. Saalyn se retourna pour voir qui était la chanteuse improvisée. Derrière le comptoir, elle vit la plus jeune fille du tavernier qui rougissait jusqu’aux oreilles. Elle donnait l’impression de faire trois ans de moins que Deirane. Elle n’avait pas encore quitté ses airs de petite fille, mais sa silhouette commençait à changer, trahissant sa future féminité.

Saalyn lui fit signe de la rejoindre. Elle hésita. Mais le tavernier, son père, la poussa. Elle alla se placer à côté de la guerrière libre. Un jeune homme, certainement son frère aîné, la rejoignit. Öta s’assit sur la table en face d’elle. Ainsi protégée entre deux guerriers libres et son frère, elle était en sécurité. Ces précautions étaient plus faites pour la rassurer que pour la protéger réellement. Les buveurs auraient pu avoir des pensées salaces à son égard quelques calsihons plus tôt, maintenant ils n’avaient plus qu’une envie : l’entendre à nouveau chanter.

Saalyn joua une autre chanson. La fillette la connaissait. Elle interpréta les paroles. La salle était sous le charme. Le silence était absolu. Öta lui-même se demanda comment une telle perle pouvait exister dans cet endroit. Avec Saalyn pour lui ouvrir les bonnes portes – parce qu’il n’avait aucun doute sur les désirs de sa compagne – et sa voix comme passeport, il se demanda jusqu’où elle pourrait aller. Certainement très loin.

Saalyn la fit chanter encore trois fois. Puis elle l’arrêta.

— Ça suffit pour ce soir, dit-elle.

— Mais pourquoi ? demanda la jeune fille. Je peux encore chanter.

Elle avait l’air déçue.

— Non tu ne peux plus. Si tu forces trop sur ta voix, tu vas l’abîmer. Tu dois d’abord apprendre avant d’aller plus loin.

— Vous pouvez m’apprendre ? demanda-t-elle pleine d’espoir.

— Non je ne peux pas. C’est un travail de longue haleine et je suis toujours sur les routes. Mais je sais qui pourra.

Le visage de la fillette s’illumina. Elle sauta au cou de Saalyn et l’embrassa sur la joue. Puis elle retourna vers son père.

— Ne la décevez pas, dit son frère, vous lui avez fait une promesse.

— Je tiens toujours mes promesses.

Le jeune homme lui fit un sourire puis il rejoignit sa sœur. La fillette harcelait son père d’un babillage joyeux.

Le tour de chant était terminé. Place à l’amusement, Saalyn continua la soirée avec des airs entraînants que la salle reprit en rythme. Les voyageurs l’accompagnaient avec tout ce qu’ils trouvaient, leur gamelle métallique, leur gobelet, leurs mains.

Puis les deux tables centrales furent vidées et poussées de façon à faire de la place au centre de la salle. Un couple fit une démonstration de danse originaire de Shacand. Si elle connaissait le rythme assez enlevé, Saalyn ne connaissait pas la chorégraphie, mélange de sensualité et de violence. Elle était sous le charme. Seul son professionnalisme lui permis de continuer à jouer.

Öta la rejoignit.

— Je vais aller dormir, annonça-t-il.

— Bonne idée, lui répondit-elle tout en continuant à jouer, il vaudrait mieux que l’un de nous soit frais demain.

Il s’éloigna. Tout en grimpant l’escalier, il se demanda entre les bras duquel de ces soldats elle allait finir la nuit. Il pariait sur Banerd.

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