Chapitre 22 - Partie 2
De la main, le tavernier montra la salle autour de lui.
— J’ai déjà dû élever mes filles dans ce genre d’endroit. Je ne veux pas qu’elles y passent leur vie. Celle-là a une chance d’y échapper. Et maintenant je suis sûr d’une chose, avec l’Helaria derrière elle, même si elle échoue, au moins elle ne finira pas sur le trottoir.
— C’est une bonne raison en effet, remarqua Saalyn.
Elle regarda son jeune disciple qui dévorait son repas comme s’il n’avait pas mangé depuis des jours. Il avait passé la nuit avec l’une des filles du tavernier. Et si elle s’était donnée volontairement, sans rechercher une quelconque faveur qu’il aurait été de toute façon bien en peine de lui donner, il n’en restait pas moins qu’il était un inconnu pour elle. Que le maître des lieux veuille un autre destin pour sa benjamine était compréhensible.
Öta se sentit gêné du regard de sa maîtresse d’arme. Il hésita.
— Mange, dit-elle d’un ton rassurant, tu as tout ton temps. On part dans trois calsihons.
— Nos affaires… commença-t-il.
— J’ai donné des consignes. Nos chevaux seront prêts au moment voulu.
Elle se tourna vers le tavernier.
— Il est encore jeune, il n’a pas fini sa croissance.
— Eh bien, s’il continue comme ça, je vais devoir agrandir la porte, dit-il en riant.
À ce moment, la porte en question s’ouvrit, laissant entrer un petit groupe de voyageurs.
— Je dois vous laisser. Les affaires.
Elle lui fit un petit salut de la tête. Puis elle entreprit de nettoyer son nécessaire d’écriture. Elle allait bientôt devoir se procurer de nouvelles feuilles de papier. Il y aurait certainement un commerçant qui en avait à Karghezo, c’était une capitale de province après tout. En dernier recours, le consulat devrait pouvoir lui en fournir.
Elle se leva enfin, laissant son disciple finir son repas. Elle retourna à sa chambre relever la berceuse de son office. Elle avait déjà versé l’argent pour ses services à son père. Mais elle voulait lui donner directement un petit quelque chose qu’elle serait sûre de pouvoir garder. Elle l’avait mérité. Après tout, elle avait donné de sa personne, dans tous les sens du terme.
À l’heure dite, Öta était prêt. Le temps d’aller chercher leurs chevaux à l’écurie et ils étaient sur la route. Comme elle l’avait prévu, les palefreniers avaient tout préparé. Ils n’eurent plus qu’à se mettre en selle. Quand Saalyn fut installée, son disciple lui passa Hester qu’elle plaça dans un harnais que lui avait donné le tavernier. C’était plus pratique que de le passer sous sa chemise qui commençait à souffrir du poids du nourrisson, même renforcé d’une ceinture. Elle l’avait d’ailleurs remplacée par une de ces tuniques de lin qu’elle utilisait la plupart du temps sur la route. Elle n’avait toutefois pas lacé le corsage de façon à pouvoir garder un contact physique avec lui. Sa peau n’avait ni la texture, ni la chaleur de celle de sa mère, mais cela semblait malgré tout le rassurer.
Öta monta en selle à son tour, puis il prit la longe qui permettait de guider le convoi de leurs bagages. Ils quittèrent enfin l’écurie. Au bout de quelques perches, Saalyn se rendit compte que le prêt du tavernier était vraiment pratique. Hester était bien plaqué contre sa poitrine, presque immobilisé, il ne risquait pas de tomber. Il avait la tête qui reposait doucement contre elle. Elle pourrait le nourrir assez facilement en cas de besoin. De plus, elle était totalement libre de ses mouvements. Elle put saisir les rênes de son cheval sans être gênée.
Ils allaient bon train vers Karghezo quand un nuage de poussière à l’horizon leur annonça qu’ils n’étaient plus seuls sur la route. Les ondulations du plateau leur cachaient ces autres voyageurs. Elle ignorait donc s’ils allaient dans le même sens qu’eux ou s’ils venaient à leur rencontre. Il y avait bien quelques traces d’un chariot au sol, mais elles pouvaient dater de la veille, la nuit n’ayant été ni pluvieuse ni venteuse pour les effacer.
À la faveur d’une colline, ils virent ce second groupe. Il était une longe devant eux. Un groupe d’une vingtaine de soldats escortait un chariot couvert. Pendant un moment elle ressentit un espoir insensé. C’était le genre de convoi qui pouvait convenir pour emmener une jeune fille contre son gré. Mais c’était impossible. Même s’ils progressaient moins vite qu’eux, ils étaient encore trop rapides pour venir de l’exploitation de Dresil depuis la veille seulement.
— Tu les connais ? demanda Öta.
— Aucune idée, je voudrais bien avoir cet appareil dont Wotan m’a parlé qui rapproche les objets lointains.
Il fallut un peu moins d’un monsihon aux deux voyageurs pour rattraper le convoi. Eux aussi avaient été repérés. Quand ils n’en furent plus qu’à une centaine de perches, un cavalier s’en détacha et vint à leur rencontre. Il portait la tenue des Naytains, avec le rabat de cuir qui masquait le bas du visage pour le protéger des poussières empoisonnées que le vent amenait du désert tout proche. Mais il avait quand même un air familier pour Öta. Saalyn le reconnut de suite.
— Banerd, s’écria-t-elle.
— Vous n’arrêtez pas de me suivre.
Il dégagea son visage, c’était bien le soldat rencontré la nuit dernière à l’auberge.
— Vous étiez censé escorter une dame gems de Karghezo à Nasïlia, répondit Saalyn, je ne pensais pas vous trouver allant à Karghezo.
— Avant de l’escorter, il faut d’abord aller chercher la dame.
— J’avais cru comprendre que vous étiez déjà allé la chercher.
— Il n’y avait pas de dame gems à l’auberge hier soir.
— C’est vrai, mais c’est une dame gems. Certains se considèrent trop bien pour se mêler à la populace.
— Ce n’est pas faux.
Il plaça son cheval à côté de celui de Saalyn, frôlant presque la jambe de la guerrière libre. Lentement ils reprirent leur marche pour rattraper la caravane.
— Puisque nous allons dans la même direction, vous vous joignez à nous pour le voyage ? Deux épées de plus ne sont pas à dédaigner dans ce coin.
— Il n’y a rien à piller dans cette région. Qui irait voler de la bauxite ou du blé ?
— Les mineurs sont très mal payés. Certains arrondissent leur fin de mois en rançonnant les pauvres voyageurs. Et n’oubliez pas que Karghezo commerce beaucoup avec les royaumes edorians du sud. Sans compter les caravanes qui préfèrent la route au fleuve. Il y a plus que de la bauxite et du blé qui passe sur ces routes.
Saalyn adressa un sourire au jeune soldat qui se calma.
— Mais vous devez déjà savoir tout ça, conclut-il.
— Je parcourais déjà ces routes que votre père n’était pas encore né. Ceci étant, à l’époque Karghezo n’était pas encore une grande ville.
Banerd réfléchit un moment.
— C’est à se demander ce qui a pris à nos ancêtres de construire dans un endroit aussi désolé.
— Vous l’avez dit, la bauxite et le commerce avec les edorians. Ceci étant, elle n’est pas indispensable, en effet. Mais je ne suis pas dans le secret des pentarques. J’ignore la raison qui les a poussés à bâtir cette ville.
— C’est une ville yriani.
Elle lui adressa une nouvelle fois ce sourire qui donnait l’impression à son destinataire d’être passé à côté de quelque chose.
— Elle fait partie du royaume d’Yrian et son administration est purement yriani, ajouta-t-il. Les seuls officiels helarieal sont le consul et son personnel.
— Sans les Helariaseny et notre technologie, cette ville n’aurait jamais pu voir le jour. L’adduction d’eau, l’évacuation des eaux de pluie, le retraitement des eaux usées, tout ça vient des manufactures de l’Helaria.
— Mais qu’est-ce qui a poussé Wotan à faire un cadeau aussi coûteux au royaume d’Yrian ?
— Je l’ignore. Peut-être le défi de fédérer une majorité de peuples dans un but commun.
— Le faire, juste pour dire « je le peux », ça me semble un peu extravagant.
— Pas tant que ça, intervint Öta.
Ses deux compagnons tournèrent la tête vers lui.
— Cet endroit était impropre à la vie. Sans eau, arrosé par des pluies mortelles, la terre empoisonnée, c’était l’un des pires endroits pour y vivre. Et pourtant, les deux plus grands royaumes ont mis leurs ressources en commun et une grande ville a pu y être construite. Vous imaginez le message envoyé à l’ensemble du monde.
Saalyn hocha la tête mais Banerd mis un peu plus de temps à comprendre.
— Voilà qui devrait parler à un Naytain, remarqua-t-elle. La moitié de votre territoire est pire que ce plateau.
À force de discuter, ils étaient entrés dans le convoi. Öta en profita pour en examiner les hommes. Ils ne ressemblaient pas aux soldats d’une armée régulière comme celle de l’Helaria ou de l’Yrian. Chez ces derniers, le gouvernement se chargeait de leur fournir leur équipement qui était homogène et un uniforme. L’infanterie dominait et les unités de cavalerie représentaient moins d’un cinquième des effectifs. Dans ce groupe ce n’était pas le cas. Tous possédaient un cheval. Chacun était propriétaire de sa monture et de ses armes. Chacun était différent, certains portaient une épée. Mais ils étaient rares. La pénurie de métal qui durait depuis la fin de la guerre contre les feythas avait favorisé les armes utilisant le bois. Les arcs constituaient le gros de l’équipement. Et ceux qui malgré tout préféraient une arme à courte portée avaient choisi des armes contondantes telles les masses d’armes lestées d’une pierre massive. Öta aperçut aussi une hache en pierre, elle ne semblait pas vraiment appropriée pour couper, mais pour briser des crânes elle devait se révéler redoutable. La lance, par contre, arme de prédilection des armées helarieal et yrianii était totalement absente. Comme tous les gens vivant des armes, ils étaient suréquipés. Chacun transportait un véritable arsenal sur son cheval.
Il n’y avait que deux points communs entre tous ces individus, ils étaient tous humains et c’était tous des hommes. Öta, en bon Helariasen, ne comprenait pas ce machisme. Mais en dehors de cela, ils étaient tous différents. Ils ne formaient une troupe que de circonstance. Mais la Nayt était le pays le plus représenté.
En remontant vers l’avant du convoi, Saalyn essuya quelques sifflements et quelques propositions graveleuses qu’elle ignora.
— Ne vous occupez pas d’eux, conseilla Banerd, ils ne sont pas dangereux.
— Je ne m’occupe pas d’eux, répondit-elle, ceux-là sont calmes. Dans certains pays ils seraient beaucoup plus directs.
— J’imagine, j’ai beaucoup voyagé en Ectrasyc.
Banerd regarda le nourrisson endormi contre la poitrine de la stoltzin.
— Il est un peu âgé pour dormir toute la journée, vous devriez le prendre devant vous de temps en temps, remarqua-t-il.
— Je n’ai pas l’habitude des bébés humains, répondit Saalyn, ni d’aucun autre peuple d’ailleurs.
— Vous n’avez pas eu d’enfant ? s’étonna le guerrier.
— Mon métier ne m’en a pas laissé l’occasion.
— Pourtant ça fait si longtemps que vous êtes sur les routes. Vous auriez pu trouver un moment. Surtout que si j’ai bien compris, pour vous autres stoltzin la conception est plus rapide.
— J’aurais pu, mais je ne suis pas du style à faire un enfant et à repartir en laissant un autre l’élever à ma place.
— Certaines le font pourtant.
— Je sais, mais pas moi.
— Même si vous vous étiez arrêtée vingt-quatre ans pour élever un enfant, vu votre longue durée de vie, cela n’aurait représenté qu’un bref interlude.
— Ce n’est pas faux. Mais dès qu’une mission se termine une nouvelle commence. Je n’ai pas eu ces vingt-quatre ans.
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