Chapitre 31 - Partie 2
Saalyn reconnaissait malgré elle que les attentions du soldat ne lui déplaisaient pas, même si elle n’envisageait rien de plus concret avec lui. Le jeune soldat… Pas si jeune que ça au fait. Il devait avoir un peu moins de trente ans. Selon les critères stoltzt il était tous juste adulte. Öta lui-même était plus âgé. Mais selon les critères humains ? Cela faisait quinze ans qu’il exerçait ce métier. Les humains vieillissaient beaucoup plus vite que les stoltzt. Il devait lui rester cinq ans maximum en tant que mercenaire, après il devrait se reconvertir. Cette brièveté de la vie humaine posait des problèmes aux stoltzt. Les amitiés n’étaient pas rares, voire, vu la ressemblance physique entre les deux peuples, des sentiments plus profonds. Mais les humains mouraient rapidement laissant les stoltzt seuls. Elle comprenait ce qu’éprouvaient les pentarques qui avaient déjà vécu plus de trois fois la durée normale d’une vie de stoltz. Elle savait que Wotan avait été amoureux il y a longtemps et qu’il avait mal supporté quand elle était morte et lui encore jeune. Les quelques enfants qu’il avait eu avaient suivi le même chemin. Elle comprenait qu’il se contente maintenant d’aventures sans lendemain et que son affection se soit reportée sur ses sœurs. Littold était encore jeune et ses demi-sœurs davantage encore, mais elles semblaient disposer des capacités de leurs parents. Faire des enfants à ses sœurs semblait être la solution pour ne pas voir mourir sa descendance avant lui, même si certains trouvaient cette idée choquante.
Les humains compensaient leur faible durée de vie par une rapidité dans leur apprentissage. Là où un stoltz mettait douze ans, il n’en fallait que quatre à un humain. L’homme qui se dressait devant elle était donc loin d’être un novice.
Saalyn renvoya la serveuse pendant qu’Öta inspectait la chambre. Dans cette région exposée aux pluies de feu, il cherchait les traces de fuites d’eau.
— Il n’y a rien qui te choque dans cette auberge, demanda Saalyn.
— Ce patron ne me plaît pas, répondit-il tout en examinant le plafond.
— À moi non plus. Mais ce n’est pas de ça que je parlais. Que penses-tu des serveuses.
— Je les ai à peine regardées. Elles sont trop jeunes pour moi.
— Justement.
Il interrompit son activité.
— C’est vrai. Je n’ai pas vu d’adulte, remarqua-t-il, ce tenancier ne confierait-il la marche de son établissement qu’à des enfants ?
— Quelques apprenties, pourquoi pas. Mais que des apprenties, c’est surprenant, ajouta Saalyn.
— Que comptes-tu faire ?
— Je ne peux pas approfondir cette histoire sans abandonner la poursuite. Mais Banerd est là depuis quelques jours apparemment. Je vais lui demander s’il a vu quelque chose.
Öta acquiesça d’un hochement de tête. Puis il reprit sa tâche.
Ils redescendirent un calsihons plus tard. Les deux stoltzt s’étaient changés. Ils en avaient profité pour se débarrasser de la poussière et de la transpiration du voyage. Saalyn avait enfilé une robe de voyage en tissu résistant, de couleur neutre qui mettait sa silhouette en valeur. Elle avait passé un couteau clairement visible à sa taille, ce qui suggérait la présence d’un autre caché ailleurs. Öta semblait être le jumeau masculin de sa compagne qu’il écrasait de sa taille. Même Hester était à l’unisson. Pendant qu’ils se préparaient, Banerd n’était pas resté inactif. Il avait libéré, elle ne voulait pas savoir comment, une alcôve dans laquelle il les attendait. Saalyn pilota son groupe jusqu’à lui. Elle lui adressa un remerciement silencieux et s’installa en face de lui, prenant Hester sur ses genoux.
— Ça valait la peine d’attendre, dit-il, vous êtes merveilleuse.
— Merci, répondit-elle
Elle était touchée par le compliment. La deuxième fois de la soirée, remarqua Öta, alors qu’elle venait à peine de commencer.
— Alors, commença Banerd, qu’est-ce qui vous amène ici ? Une nouvelle piste ?
— Karghezo était une fausse piste, confirma-t-elle.
— Mauvaise interprétation des indices ?
— Non, faux indices laissés à mon intention.
Banerd médita cette réponse.
— Les ravisseurs de votre amie savaient donc quel enquêteur se lancerait à leur poursuite.
— Ce n’était pas difficile à deviner, mon amitié avec Deirane n’a jamais été un secret.
— Moi je l’ignorais.
— Vous ne la connaissiez pas, vous n’aviez aucune raison de vous renseigner sur ses relations.
— Ce n’est pas faux.
Les assiettes de soupe chaude arrivèrent, apportée par une jeune fille, mais pas celle qui les avait guidés jusqu’à leur chambre. L’auberge semblait disposer de toute une brigade de préadolescentes.
— J’ai un peu enquêté de mon côté, continua le mercenaire.
— Pourquoi donc ? demanda Saalyn.
— Parce que je me doutais que vos indices étaient faux.
— Qu’est-ce qui vous a mis la puce à l’oreille ?
— Votre identité, justement.
Saalyn attendit silencieusement qu’il s’explique.
— J’ai imaginé ce que j’aurais fait si je vous avais eu à mes trousses. À partir de là, il n’y avait qu’une seule possibilité. Tous les indices devaient être faux si je voulais vous retarder suffisamment pour me laisser le temps de vous échapper.
— Me retarder ?
— Il ne vous a pas fallu plus d’une journée pour comprendre que vous étiez sur une fausse piste.
— Vous avez enquêté. Et qu’avez-vous trouvé ?
— Une jeune fille correspondant à votre amie est passée dans cette auberge. En particulier, un rubis bien visible était fixé au milieu de son front.
— Je suis au courant. L’année dernière Deirane s’est rendue au Chabawck pour essayer de se débarrasser de son « tatouage ».
— Sauf que la mienne a été vue il y a six jours seulement.
Saalyn marqua son étonnement.
— Six jours ? Mais le patron n’en a rien dit ?
— Il n’est pas au courant, elle a rejoint sa chambre par l’escalier extérieur. Elle n’est pas entrée dans la salle. Mais les palefreniers l’ont bien vue eux. Une femme petite et menue, très mignonne, les cheveux blonds, avec son… « tatouage ». Elles ne doivent pas être nombreuses dans le coin.
— En effet. Toutefois, je trouve surprenant que le personnel n’ait pas prévenu son patron. À moins que mes soupçons ne soient fondés.
— Quels soupçons ?
— Sur toutes ces jeunes filles en salle.
— Les choses ont bien changé depuis la dernière fois que vous êtes passée. Nouveau patron, nouvelles techniques.
— Et nouveaux services pour les clients. Son personnel ne l’aime pas. Et je pense avoir une idée de la raison. Et vous ?
— Dire qu’il ne l’aime pas est un euphémisme. Il ne va pas partager des informations avec lui. Vous les avez remarquées ? Vous avez vu toutes ces jeunes filles qui servent en salle ?
De la main, il désigna l’ensemble de la salle. Une armée de gamines à peine pubères circulaient entre les tables. Öta s’en voulait de ne pas avoir remarqué ce qui avait sauté aux yeux de sa maîtresse d’arme.
— Au début, je croyais qu’il s’agissait de ses filles, mais elles sont trop nombreuses et leur âge est trop rapproché pour ça, répondit Saalyn. Il les prostitue, c’est ça ?
— Elles sont toutes à louer, en effet. Deux cels la nuit. Pour quatre cels, on peut leur faire ce que l’on veut tant qu’on ne les mutile pas.
Le ton du guerrier naytain laissait percer sa colère.
— Mais elles ont à peine huit ans ! s’écria Öta.
— Vous avez remarqué aussi.
— Mais c’est légal ?
— Pas en Yrian, répondit Saalyn d’un ton froid. Plus depuis l’hécatombe qui a marqué la guerre contre les feythas.
— Et il me semble qu’une guerrière libre helarieal détachée sous l’autorité du roi de l’Yrian est habilitée à mettre fin à ce trafic, remarqua Banerd.
— Il vous semble bien. Et croyez bien que ce n’est pas l’envie qui m’en manque. Mais je ne peux pas le faire amener à Sernos maintenant pour être jugé. Je suis déjà sur une enquête.
— Je suis sûr que Gervan acceptera de détacher deux personnes. Il suffit juste d’un guerrier libre pour procéder à une arrestation légale.
Saalyn prit sa décision aussitôt.
— Alors on s’en occupe maintenant, dit-elle.
Öta leva la main pour appeler une serveuse. Ils n’eurent pas à attendre longtemps.
— On voudrait parler au patron, dit Saalyn.
La fillette hocha la tête et fila vers la cuisine. Celui qui les avait accueillis au bar ne tarda pas à se présenter à leur table.
— Vous désirez ? demanda-t-il d’un ton mielleux.
Banerd se poussa et l’invita à prendre la place qu’il venait de libérer en face de Öta. L’hôtelier le regarda, intrigué, mais finit par s’asseoir, non sans une pointe d’inquiétude.
— Pourquoi vouliez-vous me parler ? demanda-t-il.
— Ma compagne et moi sommes guerriers libres, commença Öta.
— Je m’en doutais. Le bébé m’avait un peu dérouté parce que vous êtes des stoltzt et lui humain, mais un guerrier engageant une nourrice pour convoyer un bébé n’a rien d’étrange.
— Vous avez faux. Je ne suis qu’apprenti guerrier libre. Je ne suis pas encore autonome. Je ne peux pas enquêter sans être accompagné de mon maître.
L’homme jeta un bref coup d’œil à Banerd.
— Quel âge ont vos serveuses ? demanda ce dernier.
— Pourquoi ?
— En Yrian, la prostitution est interdite en dessous de douze ans.
— Pourquoi me dites-vous ça ? Il n’y a aucune prostituée dans cet établissement.
— À d’autre. J’en ai loué une pour deux cels pour cette nuit.
Devant le regard furieux de Saalyn, il ajouta précipitamment.
— Au moins celle-là dormira cette nuit. Mais ses copines n’auront pas sa chance.
— Si les filles se font payer pour coucher avec les clients, je n’y peux rien. Je ne peux pas savoir ce qu’elles font quand je dors.
— Je doute que le tribunal de Sernos accepte cet argument, remarqua l’apprenti.
— Il n’y a eu aucun crime. Si aucune plainte n’a été déposée, vous n’avez aucune autorité pour enquêter en Yrian.
— Vous êtes bien sûr qu’aucune plainte n’a été déposée ? Comment les avez-vous acquises ? demanda Öta. Vous les avez achetées à des négociants ?
— Où directement auprès de leurs parents ? ajouta Banerd.
Le tenancier chercha un soutien au côté de Saalyn qui lui semblait la moins hostile du trio. Mais elle s’occupait de Hester qui jouait avec le hochet qu’Öta lui avait fabriqué avec des bouts de bois et du tissu. Elle semblait se désintéresser de la discussion.
— C’est ça, auprès de leurs parents, conclut Öta.
— J’espère pour toi qu’ils ne sont pas Yriani. Réduire en esclavage un Yriani est un crime.
— Vous n’avez aucune autorité en Yrian, dit-il en transpirant abondamment.
— Eux non, intervint enfin Saalyn. Lui ne fait même pas partie de la corporation.
L’homme parut rassuré.
— Vous me faisiez marcher, dit-il.
— Mais moi si, l’enfonça Saalyn, je suis détachée à Sernos sous l’autorité du roi d’Yrian.
— Vous plaisantez. Pourquoi notre roi ferait ça ?
— Je suppose qu’il doit y trouver son compte.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
— Je suis Saalyn de Larsen et Hylsin.
Pour la plupart des gens, le nom de Saalyn était peu connu. Mais visiblement pas pour le tenancier qui manifesta un mouvement de surprise qu’il tenta en vain de dissimuler. Soit il était admirateur des guerriers libres, soit il avait déjà eu affaire à eux. Elle aurait bien voulu être à Neiso pour accéder aux archives de la corporation.
À ce moment, un rire dans la salle attira son attention. Aussitôt, elle tourna la tête vers son origine.
— Je crois que, dit-elle à Banerd, vous n’aurez peut-être pas besoin de vous séparer de vos hommes pour accompagner cette personne à Sernos.
— Pour faire quoi ? s’écria le tavernier.
Le visage de son maître s’était illuminé d’un sourire que son disciple n’avait pas vu depuis longtemps. Sans répondre, elle posa Hester sur les genoux d’Öta puis elle se leva et se dirigea au fond de la salle.
— De quoi parle-t-elle ? demanda une nouvelle fois le tavernier.
— La ferme, répondit Banerd.
Puis, s’adressant à Öta.
— Où va-t-elle ?
Le jeune apprenti leva les mains en signe d’ignorance. Ils suivirent la silhouette qui naviguait souplement entre les tables. Elle s’arrêta tout à l’autre bout de la salle, mais le jeune stoltzen ne put reconnaître aucun des hommes qui étaient assis autour.
Saalyn se guida sur le rire pour atteindre sa cible. La table était occupée par neuf hommes en train de discuter bruyamment, stoltzt, humains et edorians mélangés. Tous portaient un bracelet d’identité helarieal. La guerrière libre se posta derrière l’un d’eux. Elle regarda le plateau étrange en damier sur lequel deux d’entre eux jouaient. La plupart suivaient la partie. Mais pas tous. Certains discutaient bruyamment tout en buvant. Parmi ces derniers, quelques un qui lui faisaient face se turent en voyant cette belle stoltzin.
— Les serveuses se sont bien améliorées, dit l’un d’eux.
Intrigué par le comportement de ses compagnons, le joueur qui lui tournait le dos se retourna. En la reconnaissant, son étonnement fit place à de la joie.
— Saalyn, s’écria-t-il.
Il se leva et l’enlaça. Elle répondit à son étreinte. Ils s’embrassèrent sur la joue, comme deux vieilles connaissances.
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