- Tu es fou Dino, c'est franchement une idée de merde !

- C'est pour l'Art, Fernando, je te l'ai déjà dit...

- C'est dangereux surtout ! Imagine qu'il y ait le moindre problème.

- Je m'en fous. C'est une opportunité que je veux créer, et ne pas laisser passer. Je préférerais que tu sois avec moi sur ce coup là, mais la décision est prise de toute façon.

- Et en plus ça va te ruiner, ou pire ! 

- Les bénéfices du film rattraperont largement cette dépense. Et puis, Fernando : l'espace quoi ! Tu imagines, je serais le premier acteur à tourner réellement dans le vide de l'espace. C'est fascinant, historique !

- Tu es fou Dino. Mais bon... Je te connais, et peu importe ce que je dirais hein ?

Quelques jours plus tard, Dino Ernesto allait être le premier acteur à jouer dans l'espace. Il incarnerait un astronaute de l'ISS qui reçoit un signal inconnu de la Lune. Seul éveillé, il décide de s'y rendre avec une navette Tesla. Mais les choses seront loin ce qu'il imagine, et à la fin son personnage mourrait d'asphyxie dans le complexe extra-terrestre qu'il venait de découvrir.

Dino Ernesto était un homme absolu. S'il était possible de construire le décor sur la Lune, alors il mettrait tout en oeuvre pour que cela se concrétise. Sa fortune le lui permettait, et les recettes que devait engranger ce film historique mettrait tout le monde d'accord, les producteurs tout particulièrement.

Il parvint à ses fins. On paya les bonnes personnes, la NASA accepta de collaborer et l'expédition fut montée. Le décor fut construit sur le sol lunaire en déployant de grands moyens. On forma Dino, puis il s'envola vers l'ISS pour tourner les premières scènes. Cela fut long et compliqué. Mais on y arriva.

Les choses se corsèrent pour la scène sur la Lune. La navette partit. Dino était accompagné d'un caméraman et d'un preneur de son. Un trio qui rappelait des heures historiques, presque un siècle plus tôt.

La prise ne devait durer que quelques instants. Une organisation gargantuesque pour quelques précieuses secondes de pellicule. Des millards pour l'Art. Certains trouvaient ça fantastique, et d'autres, totalement stupide.

Dino fut le premier à descendre. Il ne résista pas à l'envie de parodier ses prédécesseurs :

- C'est un petit pas pour l'acteur, et un bond de géant pour le Cinéma !

Ces mots évidemment furent filmés. On garderait ça pour la promo et le making of.

Ils avancèrent silencieusement vers la base lunaire fabriquée quelques mois auparavant. Leurs pas légers et l'aspect grisâtre des lieux donnaient l'impression d'évoluer dans un rêve. Les caméra tournaient et montraient Dino se pavaner à l'entrée du "complexe", sous une grande arche aux étranges symboles.

Le metteur en scène était resté à bord de l'ISS. Pas besoin de lui. Il avait fait répéter cette courte scène à Dino pendant des mois et des mois, de sorte qu'il la jouait maintenant machinalement, telle qu'elle devrait être jouée au bon moment. Et il n'y avait que 3 places dans la navette de toute façon. Le son servait à "capter l'ambiance lunaire", d'après lui...

Dino se mit en place, et joua la scène plusieurs fois. Il devait ensuite s'enfuir, poursuivi par une créature extra-terrestre qu'on incrusterait numériquement.

Mais ce que la caméra filma durant cette performance historique n'était pas numérique... Pourvue d'un corps rappelant le scolopendre, une chose sortit de derrière l'arche et se jeta soudainement sur Dino. Des pinces épaisses percèrent le casque de l'acteur, comme un couteau planté dans du beurre. On vit un cri sur son visage tordu par la douleur et la peur. Le perchiste, qui décidément ne savait pas ce qu'il fichait ici, prit aussitôt la fuite. Le réalisateur qui était resté en contact, demanda quinze fois ce qu'il se passait.

Dino ne répondait plus, et se débattait avec acharnement. La créature retomba à terre sous la fougue de ses mouvements. Il essayait également de conserver son oxygène, tout en reculant lui aussi vers la navette. Le caméraman avait déjà commencé à fuir comme son collègue, mais un ordre froid et peremptoire fit vasciller sa faible volonté.

"Quoi qu'il se passe, filme."

Et il filma. Il filma Dino en train de se faire dévorer la jambe par les crocs tranchants de la créature, alors qu'il essayait de bondir en arrière. Quand, de son poing, l'acteur frappa de son mieux la bête, qui lâcha prise, il filma cette fuite pathétique, atroce, lente, et ensanglantée. Chaque saut de Dino vers la vie posait un millier de questions à l'Humanité.

Mais la créature revint à la charge. Le caméraman pressa le pas, et fut rapidement à la navette. Il n'écouta pas le perchiste qui hurla ses questions, tout en essayant de faire redécoller la machine. Dino, toujours filmé, usé, à bout d'air, frisant l'asphyxie, à moitié gelé déjà, luttait encore contre le monstre. Chaque mouvement consommait les dernières molécules d'oxygène présentes dans son corps. Il vira vite au bleu. Ce combat dura une éternité. Mais Dino n'était pas homme à se laisser faire.

La caméra captura un instant de bravoure sublime où l'Homme vainquit la seule menace spatiale qu'il connaissait, en déchirant son corps en deux à la force de ses bras. Mais, privé de souffle, ne pouvant renouveller son air, il s'écroula, vidé totalement. La navette repartit.

Le film fut monté, coupé, modifié, mais il avait un ton si réaliste et effrayant qu'il cartonna. On posa beaucoup de questions à l'équipe, et notamment au caméraman et au perchiste. Mais Dino était mort asphyxié à cause d'un défaut de combinaison, et personne ne songerait à mentir sur ce fait tragique. Malgré tout, Dino Ernesto continua une carrière numérique longue et pleine de succès.