En contrebas se tient-elle ?

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Le bâtiment dans lequel je vis et travaille depuis maintenant un certain temps a été construit le long d’une pente très raide, à flanc de colline. Pour aller de chambre en chambre, nos visiteurs doivent emprunter un escalier de velours qui amortit le bruit de leurs pas. Tout en haut, des Américaines s’amusent ensemble. Elles sont attirantes et je n’ai pas peur de le dire, ce sont des filles faciles... Elles ont beaucoup de succès. En contrebas se trouve ma chambre. J’ai de la chance d’être installée ici. Le bâtiment est orienté au sud, je profite donc un maximum de la clarté du jour.

Je suis née en Italie, alors pour moi le soleil est important. On m’a vendu à cet endroit alors que j’étais encore si jeune. J’avais à peine connu les joies de la vie, qu’on m’a enfermée ici. Et chaque jour, j’attends que mon cauchemar recommence. Alors, avant l’enfer de la journée, je profite du calme du début de matinée et des rayons avantageux du soleil pour m’observer dans le miroir. Je suis tellement belle ! Enfin je veux dire, je me trouve si belle. Une peau claire, un teint cuivré... En fait, c’est surtout de ma physionomie dont je suis la plus fière ! Des hanches larges, une taille fine et une poitrine bien proportionnée, ni trop grosse, ni trop petite. Le tout est élégamment surligné par mon long cou et ma petite frimousse espiègle. Je parfais mon portrait par des talons aiguilles... bon d’accord ils me sont imposés, mais ça ne me pèse pas. Je suis une pièce d’orfèvrerie, y a pas à dire ! Mais voilà, je reste enfermée ici, sans possibilité de partir. Il n’y en a pas deux comme moi ici, alors le patron me garde jalousement et chaque jour je dois supporter mon triste sort.

Ma journée commence passablement bien. Les clients du matin sont plus expérimentés. Quelques pincements maladroits, une caresse trop brusque me hérissent de temps à autre, mais dans l’ensemble je n’ai pas trop à me plaindre, ils sont gentils avec moi. Chacun a son style, ses préférences... Parfois j’en viens même à apprécier certains de ces moments. Mais je sais que bien vite ils vont me lâcher pour aller en voir une autre, sans doute plus jeune... plus libre que moi en tout cas ! Mon métier est dur et le plaisir d’être avec quelqu’un qui s’y connait un peu, ne dure pas bien longtemps. Bref, la matinée s’enchaine ainsi, comme les clients, bon an mal an.

Ces moments doux et pleins de tendresse s’achèvent sur les coups de midi. Déjà fatiguée, je profite de la pause déjeuner pour lézarder au soleil, confortablement installée au bord de la fenêtre. Je regarde passer les gens... mais eux me remarquent à peine. J’en profite aussi pour écouter la musique qui vient des autres chambres. Certains n’ont pas une minute de repos et passent la journée entière à trimer pour satisfaire nos visiteurs. Mais la peur vient déjà m’enserrer le cœur, car je sais que bientôt ça va recommencer. Et ce n’est jamais les tendres qui viennent l’après-midi.

Je suis frappée, pincée avec violence et personne ne semble entendre mes plaintes de désespoir, certains même s’en amusent. Des sadiques je vous dis ! Je ne comprends pas pourquoi le patron les accepte encore ici. Ils doivent lui rapporter un max, et donc moi, je dois fermer ma gueule et subir les pires outrages ! Alors, je reste stoïque tant que je peux, en rêvant d’une échappatoire. Bien des fois j’ai voulu partir... faire en sorte de me libérer. J’ai souvent pensé à me briser la cheville, la hanche, le cou... Ainsi je n’aurais plus à souffrir... Mais je le perdrais aussi, du même coup... l’amour. Oui ! Je suis amoureuse ! Et c’est la seule chose qui me fait tenir. Cette promesse de l’amour véritable qui chaque soir vient me visiter et me soulager de mon fardeau quotidien.

En fin de journée, salie, plus bonne à rien, je reste prostrée en attendant son arrivée. Quand enfin la majeure partie des lueurs du bâtiment sont éteintes, il vient me voir. Il s’approche de moi à pas feutrés et il me parle avec douceur. Je le regarde avec adoration tandis qu’il passe un linge tiède pour laver mon corps meurtri. Je le laisse faire, profitant de ce calme, de la subtile chaleur qui se dégage de sa main à travers le tissu, de son touché d’expert, ni trop mou, ni trop ferme. Il me lave de tous mes maux et de toute ma crasse. Une fois que je me sens mieux, belle comme au premier jour, il me prend tout contre lui et commence à me caresser avec tendresse. Plus les minutes passent, plus la fusion entre nos deux corps s’intensifie. Prise entre ses cuisses musclées, nous ne formons plus qu’un, dans cette pièce sombre où personne ne peut nous entendre.

Quand notre étreinte passionnelle se termine, il me regarde avec affection avant de me coucher dans ma housse. Là, après avoir écouté ses pas disparaitre en haut de l’escalier, je rêve de nous deux sur la grande scène de l'opéra, à interpréter avec brio le concerto numéro 3 en La majeur de Bottesini, le concerto di bravura pour contrebasse.

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