Pour un Monde meilleur

8 minutes de lecture

Un monde froid, dehors. Les gens qui vont, viennent comme des détritus largués par le vent. La routine dégueulasse du jour. La lumière clinquante des enseignes qui n’illumine plus rien si ce n’est des envies désuètes, compulsives. Le métro qui dégorge son troupeau angoissant : une masse mouvante, jamais émouvante. Des regards vides, anxieux, fermés. Des corps emportés par le courant. Des doigts qui tapent en vain des romans sans possibles, abrégés comme des désirs sans faim. Des musiques infectes qui suivent à la trace des jeunes mollardants. Des miséreux figés par leur crasse sur des bancs puants. Une invective qui retentit ici ou là, et sombre par ricochets jusqu’à provoquer des actes de violence sans perturber, jamais, l’immonde transhumance. Une main étrangère, parfois, se pose sur la jambe d’une femme isolée, livrée au troupeau : une morsure.

Une nuit, dans le jour, un monde sans Dieu !

Christophe observait ces spectacles du quotidien et s’en désolait : certains se fichaient des autres au point de les piétiner sans relâche, de s’en moquer allègrement, d’autres n’avaient plus que la lumière d’un écran de téléphone pour seule fenêtre sur la vie, s’étaient constitués esclaves et se traînaient jusqu’aux heures les plus reculées dans cet enfermement. Quand il croisait une femme ou un homme qui tournait les pages d’un livre, il se convainquait qu’il restait des rêveurs. Quand il apercevait un étranger sourire à un jeune enfant, que ce dernier s’émerveillait d’un coup et lui répondait, qu’une communication non verbale s’établissait entre ces deux êtres, il se persuadait qu’il restait, encore, un infime espoir.

Puis, de nouveau, ce bourdonnement de corps anonymes, le flux assourdissant de voitures sur fond de ciel gris, cette mécanique du quotidien implacable qui dupliquait sans cesse les mêmes scènes, les mêmes clichés ; le désespoir montait en lui, l’envie d’un monde meilleur, de sympathie, d’altruisme, de croyances et de valeur ! Tout plutôt que ce grand Rien, le règne de l’ego, cette froideur incommensurable qui rongeait le bon en l’homme.

Alors, miné par la noirceur anxiogène de cette époque contemporaine, Christophe vint à leur rencontre. Eux, il les craignait quelque peu, parce que diabolisés par les médias. Eux, ils désiraient comme lui un monde meilleur, malgré des méthodes contestées. Eux, enfin, n’avaient pas peur de se sacrifier pour le bien commun et d’être salis à jamais dans la mort, avec, pour seul épitaphe possible, tagué sur la pierre, un pléonasme implacable : terroriste kamikaze. Ce groupuscule clandestin était animé par une utopie sans bornes : celle d’un monde chaleureux tel que ne pouvaient le concevoir qu’une poignée d’élus, de plus en plus nombreux. Soldats d’un Dieu clément qui refusait l’idée même d’Apocalypse, de pandémonium, ils se réunissaient tous les samedis matin dans une usine désaffectée, en région parisienne.

D’abord méfiant envers ces jeunes tant passionnés qu’endoctrinés, Christophe retrouva en leur compagnie le goût du lien social, la promesse d’une époque qu’il avait connu enfant : dans les années 80, se souvint-il avec émotion, tout le monde communiquait, s’organisait comme dans une ruche. Les voisins pouvaient devenir des amis, presque une seconde famille, non des nuisibles invisibles au travers d’une cloison, désireux de protéger leur petit espace, leur petite vie. Voilà la promesse du Groupuscule des Anonymes pour la Paix, #GAP, traqué par les forces de l’ordre, encensé sur twitter par des pseudonymes sans adresses ni photographies, molesté par de sempiternels bien pensants.

Pour faire ses preuves auprès de cette organisation secrète, Christophe, fort de ses compétences avancées en informatique, hacka de nombreux ordinateurs pour déjouer les dispositifs de sécurité, en comprendre les failles, et permettre au Groupuscule d’organiser leurs « petites tueries » dans des métropoles ou de petites villes insignifiantes ; à cet effet, il développa un algorithme permettant d’automatiser cette gestion. D’autres, tous aussi doués que lui, fabriquaient de nouvelles armes de plus en plus discrètes, des stratagèmes de plus en plus alambiqués pour surprendre, créer l’évènement, faire réfléchir l’homme sur sa condition mortelle, sur combien la vie est précieuse, la nôtre et celles d’autrui.

L’année suivante, Christophe exprima le désir d’agir sur le terrain, de sortir de l’ombre pour répandre à son tour La Lumière en tant que kamikaze. Malgré les réticences des têtes pensantes du GAP, désolées à l’idée d’envoyer un membre ingénieux au front, mais veillant à ne jamais brimer ses recrues, aussi brillantes fussent-elles, il fut armé d’un révolver propulseur et puissant et discret qu’il devait relier avec un tuyau à un sac à dos rempli d’un gaz mortel. Ce gaz invisible à effet immédiat serait projeté à toute allure sur une foule qui ne se méfierait pas de cette attaque : nulle émeute, un silence absolu, une efficacité redoutable. Une seule précaution : avant d’utiliser cette arme surpuissante, il était impératif de revêtir un masque.

Ce nouveau dispositif, prévu pour les concerts avilissants, les conférences illusionnistes ou les avant-premières les plus politiques, Christophe le testa lors de plusieurs entrainements dans un local souterrain dédié aux simulations du GAP. Jugé fin prêt par le QG parisien, il jubilait plus que jamais à l’idée de rendre leur liberté à des centaines d’individus, d’effacer leurs doutes, leurs angoisses, de leur faire voir La Lumière, puis d’instiller le doute dans la tête de millions de personnes, d’amorcer peut-être cette réflexion spirituelle qui manquait à beaucoup : la place de chacun dans le monde, la place de l’homme par rapport à l’homme, et par rapport à Dieu. Il y croyait tellement, Christophe, qu’il en dormait peu, trop peu. L’exaltation, l’adrénaline, l’obsession même de ses actions passées et à venir le tenaillaient.

Un mois plus tard, à peine effleuré par quelques incertitudes - la possibilité de mourir, ou, pire, d’être arrêté par les forces de l’ordre, puis soupçonné de menacer le bien de l’organisation qu’il ne trahirait jamais, même sous la torture - il se rendit aux coordonnées de sa mission, dissimulé sous un sweat à capuche. Il ne ressentait rien de cette angoisse qu’il imaginait, juste une sensation de bien-être profond, comme s’il servait la marche du monde, en parfait émissaire de la paix : il n’existait plus que pour ce bien collectif vers lequel il tendait, au point de s’effacer lui-même en tant que personne. Malgré cela, il prenait toutes les précautions possibles pour ne pas paraître louche. Hors de question qu’il échoue, il ne se le pardonnerait jamais !

Arrivé devant le théâtre Mogador, il se faufila par l’entrée des artistes, grâce à une recrue infiltrée qui travaillait là : Joanna. Il prit place dans les toilettes une heure et demie avant que la comédie musicale ne commence : une attente que d’aucuns qualifieraient d’insurmontable ! Lui, non. Il inspirait de grandes goulées d’air, chassait le stress qui commençait à l’envahir, ressassait les paroles de ses mentors quant aux bienfaits de leur Action, cet avenir radieux qu’ils préparaient. Non, il ne pouvait pas faillir ! L’anxiété qui s’instillait en lui, il la chassait aussitôt, pensait au monde plus qu’à lui-même, à sa famille, à ses amis, à ses collègues, à ses voisins.

Quand les premières notes, anodines et dupliquées, retentirent sur fond d’applaudissements extatiques, Christophe sortit de sa cachette, équipé de son masque, de son revolver à impulsion qu’il avait pris soin de relier à son sac et qu’il avait caché dans la poche de son pantalon. Il s’infiltra ensuite jusqu’à l’auditorium et pensa à Joanna, qui devrait être loin à présent. C’était la fin… S’en sortirait-il ? Non, il s’interdisait de réfléchir à son propre sort : seule importait l’Action, la Cause. Devant la foule en délire, il n’hésita pas un seul instant à propulser ce gaz mortel. Comment un revolver aussi minuscule pouvait-il vaporiser un agent chimique aussi loin ? Ce n’était pas tant la méthode qui comptait que le résultat : la salle entière fut mise sens dessus dessous. Les spectateurs s’égosillèrent, toussèrent, menacèrent d’étouffer à l’unisson.

Un gaz mortel ! En l’espace de quelques secondes, les spectateurs et la troupe se mirent à rire,

à rire sans fin,

à rire guttural, hystérique, tonitruant,

à rire comme jamais, à rire, putain, comme ils n’ont jamais ri,

à se marrer sévère,

à se marrer du feu de Dieu,

à se marrer les uns avec les autres, l’air de rien, peu à peu,

à se tapoter l’épaule, à se sourire, debout, sur la scène, partout,

à se prendre dans les bras,

prendre dans leurs bras des inconnus, des putains d’inconnus,

et rire avec eux à gorge déployée,

rire comme jamais,

rire de l’absurdité des choses,

de la vie,

la comprendre,

cette saleté de vie,

qu’elle n’est rien, qu’on est rien, qu’on est tout, la clé, le remède,

et se marrer de tout ça, de cette musique pourrie, de ses paroles indigentes et sucrées, de pouffer jusqu’aux boyaux dans un rire fondement,

un rire collectif qui plie en deux,

en origami sonore, qui assemble les hommes,

des gestes amicaux, des baisers, des sourires en pluie, en cascade et des rires, des milliers de rire, un seul rire,

un rire Dieu qui donne le beau temps,

qui supprime tout,

un rire de l’intérieur, profond, qui file en trombe vers l’extérieur,

rafale, tempête,

un rire qui se donne, s’échange, se prête, se relance à l’infini comme un athlète sur sa piste

en cercle vertueux

- un sacré rire, un rire sacré, qui n’en finit pas, et n’en finira plus, jamais,

le gaz évaporé.

Christophe en pleura, joie et tristesse : il aimerait tant rire avec une telle fougue, lui aussi, partager cet enthousiasme, cette connivence, ce bonheur contagieux qui assemblent ces frères jusqu’alors ignorés. Une telle attitude était formellement interdite par le GAP, qui considérait cela comme une trahison. Tout soldat se devait, s’il survivait à sa mission, de rentrer au QG pour sévir à nouveau : ce n’était pas mille personnes qu’il fallait sauver de leurs vies contemporaines, délivrer de leurs egos, de leurs angoisses, mais une dizaine de milliards à qui redonner l’envie, l’impulsion, la grâce ! Un tel attentat, au fond, était dérisoire !

Déçu, Christophe se surprit à vouloir quelque chose auquel il n’aurait jamais pensé : retirer son masque et rejoindre cette transe commune, la vivre de l’intérieur, la comprendre, faire partie de ce mouvement, de cette assemblée qui se contorsionnait devant lui, qui ne cesserait jamais de rire et de voir la vie du bon côté, d’aimer son prochain comme son prochain s’aimerait lui-même s’il n’était plus tourné vers l’autre : à l’infini ! Embrasser La Lumière : un parfum d’enfants qui jouent, sans avoir conscience du poids du monde, heureuses brebis de Dieu : voilà le champ des possibles qui s’ouvrait devant lui.

Sans tergiverser davantage, jetant son masque au loin, Christophe se lança dans l’heureuse mêlée qu’il enviait plus que tout. Or, en pleine course vers cet Idéal, alors qu'il commençait à s’esclaffer avec ses congénères, qu’il envisageait la vie sous un nouvel angle, quelque chose l’arrêta net : une douleur infinie en pleine tête, imposant devant ses yeux un écran noir. Il s'écroula, mort de rire.

Masquée, Joanna l’empêcha de trahir La Cause d’une seule balle, avant de disparaître à son tour parmi les silhouettes automatiques du dehors, une larme au coin de l’œil.

Annotations

Vous aimez lire Nicolas Raviere ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0