Prologue - (Pt.1)

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Japon, Kyoto, 1944.

L’odeur de la mort se fait sentir dans les rues tandis qu’une nouvelle pluie de bombes s’abat sur la ville de Kyoto. Les gens cherchent un abri pour se réfugier des attaques américaines. Depuis le début de la guerre, elles se font toujours plus fortes de jour en jour. Une femme se recroqueville derrière le dernier mur d’une maison en ruine. Elle tient contre son kimono, un bébé en pleurs. Une fois les bombes retombées, elle se redresse et court vers un des derniers temples encore debout. Ou du moins ce qu’il en reste. La fumée reflète les ombres fuyant dans le paysage et les explosions sont le seul vacarme qui rythme la scène. Partout, ce sont les corps des malheureux qui gisent sur le bitume, n’ayant pas eu la force d’éviter les tirs ennemis. Des vieillards, des malades, des enfants, tous ces cadavres jonchant le sol donnent l’image d’un purgatoire. Un enfer sur terre où la folie humaine condamne son espèce à sa fin.

Cette mère, à présent veuve, si jeune, si fragile, n’a eu d’autre choix que d’abandonner ses biens. Laisser derrière elle les fragments de sa vie qui ne sont à présent que des souvenirs. Plus rien ne sera comme avant. Est-ce que le jour se lèvera de nouveau ? Y aura-t-il une chance pour eux de construire une nouvelle vie ? Tant de questions qui résident et dont les réponses sont souillées par le désespoir de l’instant. Ses joues noircies par la poudre laissent apercevoir le trait fin du passage de ses larmes, éclairant ainsi un morceau de sa peau blanchâtre. Ses longs cheveux de jais en bataille et certaines mèches rebelles qui se mélangent à la sueur coulant sur son front lui donnent une image insalubre. Megumi, une Japonaise à l’enfance paisible, bercée par des rêves de jeunesse et des récits débordants de belles paroles de ses ancêtres qui annonçaient un avenir radieux. Depuis son adolescence, elle espérait un mariage heureux, et elle l’a eu. Épousant l’amour de sa vie à seulement vingt et un ans. Un artisan du nom de Tatsuo. Ils ont vécu une relation idyllique qu’aucun malheur ne pouvait séparer. Devenir mère ne lui faisait pas peur, au contraire. Forte, elle se sentait de taille pour porter un enfant. L’élever en lui transmettant tout l’amour qu’une mère peut avoir et qu’elle chérira jusqu’à la fin de ses jours. Toutes ces utopies, Megumi les a atteintes. Elle les a caressées et touchées du doigt pendant un court instant. Bien trop court pour qu’elle puisse en savourer chaque moment.

Aujourd’hui, la voici. Au cœur des échos des explosions que même la pluie ne peut couvrir, au milieu de ce paysage infernal de destruction. Âgée de vingt-trois ans, elle doit faire face, seule. Tatsuo n’est plus depuis quelques heures à peine, ses parents l’ont quitté eux aussi. Orpheline dans les vestiges d’une ville autrefois resplendissante et représentant la beauté du Japon d’antan, mais mère déterminée dans les cendres du massacre. Il ne reste que des ruines. Tout comme son cœur qu’elle a laissé au côté de son amant, dans les souvenirs de son enfance, affrontant l’impureté du monde. Mais un fragment d’espoir persiste. Sa lueur réside en ce bébé qu’elle serre au creux de ses bras. Ce petit garçon qui n’a même pas encore un an. C’est la dernière chose qui la raccroche au désir d’avancer, de survivre à ce cauchemar. Il s’agit de son sang, sa chair, et cet amour avec l’homme qui a fait de ces quelques années d’union, un paradis.

Accroupie parmi les décombres des habitations, la demoiselle observe un cerisier à présent couché au sol. Ce cerisier qui l’a vu grandir. Sous ses fleurs rose pâle où elle a pour la première fois échangé son amour avec Tatsuo. Ce même endroit où elle a allaité son enfant le printemps dernier. Comme le reste de la ville, il n’a pas survécu. Il est mort lui aussi, rejoignant les fantômes du passé. Le son des balles des revolvers bouscule son cœur. Elle n’a plus le temps de se morfondre, elle doit sauver ce qui lui reste de sa triste existence. Sauver cet enfant innocent qui ne mérite pas de mourir près du cadavre de sa mère. Muni d’un certain courage, un regain nouveau la pousse à courir jusqu’au prochain abri, où les projectiles auront moins de chance de la toucher. En traversant les sentiers de cendre, elle ne croise pas âme qui vive. Pas l’ombre d’un habitant du quartier d’Higashiyama, pourtant si animé il n’y a même pas un mois. La guerre a eu raison d’eux. Les seules silhouettes encore visibles au loin ne sont que des corps sans vie que l’armée a réduits à néant. Un paysage d’horreur avec pour seule odeur, celle de la chair et du sang.

Megumi n’est plus très loin, encore quelques mètres à parcourir pour être sauvée. Du moins, ce sont ses dires… Lorsqu’a retenti l’alerte, faisant crier les mégaphones de la ville, son tendre époux l’a saisie par les épaules. Jamais elle n’a vu autant de peur dans son regard. C’est la dernière chose qu’elle a en mémoire de Tatsuo. La panique qui indique la fin proche de leur histoire. Puis, il lui a ordonné de se rendre au sanctuaire de Kiyomizu-dera, lui sommant d’emmener l’enfant avec elle et de s’y cacher. Un temple désigné pour devenir un abri de guerre au cas où la situation viendrait à s’aggraver. C’est là que femmes, enfants, vieillards et malades trouveront la protection nécessaire en attendant que la tempête de la conflagration ne cesse. C’est donc là sa dernière volonté, et ce qui peut encore sauvegarder leur existence. Elle traverse l’ancienne rue commerçante et passe par des chemins étroits, moins exposés aux bombardements. Soudain, il se dessine à travers la fumée dense qui s’estompe. Magistral, le temple Kiyomizu-dera. Rare bâtiment encore debout, comme un signe du destin. Un cadeau offert par les dieux pour tous les malheureux à la recherche d’un asile.

Megumi se faufile par l’entrée du bâtiment, essayant d’apaiser les pleurs de son bébé en le berçant tandis qu’elle pose ses pieds dénudés sur le sol glacé de l’édifice. La jeune mère rejoint l’entrée d’un souterrain creusé dans la roche, où tous les autres habitants ont trouvé refuge avec leurs enfants. Dans cette immense salle humide, éclairée par des torches, des hommes, des femmes et des enfants attendent la fin des bombardements aériens. La plupart des personnes ont déjà tout perdu : logement, leurs biens et peut-être des proches. Megumi traverse la foule de cet espace confiné, beaucoup trop étroit pour y accueillir autant de monde. C’est comme si elle venait de passer d’un univers à l’autre. Du chaos désertique au flot de population, tous entassés les uns sur les autres. On peut entendre les plaintes de douleurs et les larmes des femmes dans le souterrain, les éclats de colère des hommes, et les cris des enfants terrifiés par ce qui est en train de se produire. Les résonances de la guerre ont été remplacées par les échos des voix de ces pauvres âmes, dont les chances de survie s’amoindrissent alors que se poursuit le massacre là-haut.

C’est un moine qui met fin au brouhaha de désespoir en levant les bras. À présent, les regards sont tournés vers lui. Le silence revient dans la cavité où tous attendent que la délivrance leur soit offerte. Le moine dégage une aura mystique. Rien qu’en le regardant, on se dit qu’il est capable de grands miracles, comme faire cesser la guerre qui sévit.

— Silence, je vous prie, demande le vieil homme. Les yeux larmoyants des femmes sont posés sur lui, tandis que ceux des hommes sont fuyants.

— Un récit ancien dit que la nature de l’Homme est de souffrir, en tout temps. C’est ce qui s’est produit. Seule la mort apportera la paix à l’âme et l’Homme ne ressentira ni douleur ni tourment après cela, explique le sage en se basant sur un récit bouddhiste. Mais la question qui se pose désormais est : est-il nécessaire de continuer de souffrir dans un monde comme celui-là ? Y a-t-il le moindre espoir de retrouver une existence paisible ?

La plupart font des signes négatifs de la tête, tandis que l’une des demoiselles émet une complainte étouffée, tentant de ravaler son chagrin.

— Mes enfants, il est possible de se libérer du mal sans avoir recours au suicide. Il est temps pour nous de dire adieu à nos souffrances.

— À quel prix ?

Un homme d’une trentaine d’années s’avance à la lumière et son regard brille d’une lueur de colère. Son visage est éraflé par des coups de lames et la balafre est encore fraîche d’une altercation récente. Dans son dos, un fusil de chasse est accroché, seule défense qu’il a trouvée contre les soldats ennemis. Comme beaucoup, il est un père et un mari. La haine a envahi les géniteurs qui se voient impuissants face à l’armée américaine et aux larmes de leur épouse.

— Nous avons assez sacrifié comme ça, nous voulons la délivrance sans rien en retour.

— Malheureusement pour une aide aussi puissante que celle que je possède, il faudra sacrifier une dernière chose, pour que je puisse détruire ces chaînes qui nous entravent.

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