Mes nouvelles amies
L’obscurité nocturne sera depuis longtemps installée sur la ville quand je sortirai de ce bar. L’esprit embrumé, je saluerai mes amies comme à mon habitude. Leurs rires résonneront dans l’avenue désertée, parsemée de lumières flottantes et blafardes. Alors je m’en retournerai, éreintée, à la recherche de mon oreiller. Je serai seule.
Terriblement seule.
La nuit, les ombres dans les ruelles s’agiteront à mon passage. Chat ? Rat ? Ou… autre chose ? J’espérerai ne jamais en savoir la réponse. Mes pensées vagabonderont au gré de songes alcoolisés, mes yeux se perdront dans l’abîme face à moi. Je me bercerai au rythme de mes propres pas, mes pieds connaîtront le chemin de la maison sur le bout des doigts. Une symphonie cadencée, résonnante, rassurante.
Mais un écho viendra troubler cette mélodie. Un sursaut dans la partition, une perturbation du métronome. Mes sens égarés dans les relents d’éthanol ne t’auront pas perçu plus tôt. Tapis dans le noir, je verrai l’éclair de tes yeux me dévorer. Je me persuaderai d’avoir rêvé, de m’être trompée. Mon instinct se jouera-t-il de moi ? Alors je me retournai et ferai face à la rue déserte. Mais le sera-t-elle vraiment ? Les ombres chasseront sans peine le pâle éclat des lampadaires jaunis. Pourtant, ce sera en elle que tu te cacheras. Le prédateur, à l’affut de sa proie. Tu feras durer la traque, pour ton propre plaisir. Jouer un jeu qui est tien. Te sentir puissant. Mais les ténèbres te trahiront, laisseront entrevoir le reflet de tes dents.
Un sourire.
Alors la terreur s’emparera de moi. Elle naîtra au plus profond de mes entrailles, les tordra jusqu’à souffrance. Puis elle étirera ses tentacules monstrueux dans mon corps entier. Paralysées, mes jambes ne m’obéiront plus. Nouée, ma gorge ne pourra s’exprimer. Mon sang se glacera dans mes veines, me transformera peu à peu en statue de chair. Je saisirai avec hâte mon téléphone de mes mains tremblantes. Mes doigts peineront à tapoter le numéro de mes amies. Les tonalités briseront le silence nocturne, chaque seconde durera une éternité.
Messagerie…
Mon cœur tambourinera dans ma poitrine, aura depuis longtemps accéléré le tempo. Mes tempes battantes, assourdissantes, ne laisseront place à aucune réflexion. Je serai là, figée, à attendre que la Mort me fauche.
Dans un éclair de lucidité, je parviendrai à reprendre le contrôle, à arracher aux mains de la Peur les manettes de ma vie. Mon instinct me hurlera de survivre, de fuir cette rue et la chose tapie dans le noir. Brisant leur immobilisme, mes membres de pierre peineront à se mouvoir. Pourtant, je me sauverai. Oui. Oui ! Je m’enfuirai ; non sans effort. Mon logis m’appellera, la sûreté m’accueillera, le confort de mon lit me trouvera. Mais du coin de l’œil, je te verrai quitter ton repaire, t’avancer dans la lumière. Lorsque tu presseras le pas, je presserai le mien. Lorsque tu saisiras mon bras, je repousserai le tien. Lorsque tu m’entraîneras dans la ruelle, je tenterai de me libérer.
Telle une furie, je me débattrai. Non. Non ! Tu ne m’auras pas ; pas sans lutter. Je te bousculerai, te frapperai, te malmènerai. Mais pareil à une montagne, tu ne flancheras pas. Tu te presseras contre moi, me fera taire. Ta main serrera ma trachée, étranglera un cri naissant. Un clic métallique viendra tinter au creux de mon oreille. Sur ma gorge, la morsure froide de l’acier fera danser le reflet lointain des lampadaires. Ton parfum de sueur et de tabac m’étouffera, me brûlera les yeux. Ta langue de serpent sifflera au son de ta respiration, me soufflera des mots malsains. Tes lèvres corrompues embrasseront ma joue, mon cou, mes épaules. Je ne serai qu’une vile tentatrice, fille de toutes les passions, me susurreras-tu. Je n’aurai fait qu’éveiller tes sens, allumer en toi un appétit que tu devras satisfaire.
Mais ce sera faux.
Ce ne sera pas de ma faute. Ce ne le sera jamais. Mais tu n’en auras cure. Ta peau calleuse se glissera sous mon ultime barrière, râpera ma pulpe. Sans pudeur, sans douceur, tu me dépouilleras de mon intimité. Je fermerai les yeux, répugnée par tes gestes. Je voudrai disparaître, cesser d’exister… Malgré la menace du tranchant sur ma gorge, je te supplierai d’arrêter, de me laisser. Une gifle cinglera mon visage pour toute réponse. Tu arracheras le textile à même mon corps, dévoileras ma nudité à ton regard avide. Tu t’empareras d’un lambeau de tee-shirt pour me l’enfoncer dans la bouche. Réduite au silence, je ne pourrai qu’observer ma lente et longue descente en enfer.
Aux côtés de la Peur se tiendra la Honte. Elle m’examinera de son unique œil inquisiteur, me scrutera de haut en bas. Prise de pitié, elle me couvrira le visage de son bandeau sombre, me permettra de fuir l’acte immonde. La boucle de ta ceinture tintera sur le sol bitumé tandis que tu retireras mon bas. Tu ricaneras grassement, affichera avec fierté ton apparat. La figure plaquée avec force contre le mur sale, tu t’offriras la vue sur mon dos entier. Je gémirai, essaierai de m’évader à ton corps. Alors sous un torrent de coups, tu m’arroseras de ta férocité. Tel un animal blessé, je m’effondrerai à terre en geignant. Mes joues s’inonderont de larmes. Tu m’attraperas par les cheveux et me relèveras. Entre mes jambes, tu déchireras mes entrailles. Entre mes jambes, tu me possèderas et me dépossèderas.
Mon regard se perdra dans le vide. La Répugnance se présentera à moi, les lèvres cousues. Elle s’approchera, posera sa main sur ma joue. Dans le reflet de ses yeux, je verrai le mien. Celui d’une carcasse vaguement féminine, secouée et bafouée. Elle aura compris quel mal me détruit de l’intérieur.
Toi.
Oui, toi qui, à chaque coup de bassin, soupireras. À chacun de tes gestes, ton haleine putride déversera ses miasmes délétères dans un monde qui ne devrait pas être le tien. Tu me briseras sous les assauts répétés de ton obscénité. Tes odieuses pattes sur ma peau autrefois pure, ton infâme corps dans le mien ; j’enragerai de ne rien pouvoir faire. Mais cette haine, cette aversion, je m’en servirai pour me venger de cette inhumanité.
Tu accéléreras et finiras. Tu vomiras ton venin en moi, achèvera dans un ultime jet ta profanation. Tu me laisseras trébucher, emporté par le poids d’une telle ignominie. Sans même un regard, tu te rhabilleras et fuiras ton méfait. Abandonné dans la rue sale, mes vêtements en morceau, le froid me mordra. Alors elle se présentera à moi : la Haine. Elle s’agenouillera près de moi, me blottira dans la chaleur de ses bras. Ses yeux pleureront pour moi, les miens ne le pourront plus. Je n’existerai plus, je ne serai que l’enveloppe vide de que j’étais.
Perdue dans la nuit, je ne serai plus seule. Mes nouvelles amies, debout autour de moi, me tiendront compagnie. La Peur, la Honte, la Répugnance, la Haine. Il ne nous manquera que l’arrivée de notre dernière invitée : la Mort. Pourtant, elle ne viendra pas. Alors je couvrirai mon corps dénudé avec le peu de tissu qu’il me restera. Au loin, les premiers rayons crépusculaires se lèveront sur la ville. Dans mes pas, mes quatre acolytes me suivront, porteront le poids d’un fardeau trop lourd pour moi.
Ce soir-là, je rentrerai seule.
Ce soir-là, je serai rentrée seule.
Ce soir-là, je ne devrais pas rentrer seule.
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