Le Roi en Jaune
L’habituelle brume matinale enveloppait les rondes collines vertes de ce côté de la campagne. L’épais brouillard préparait le terrain pour les fermiers et les bergers, deuxièmes à suivre dans la routine des journées de printemps, avant d’être eux-même rejoints par les timides rayons nitescents de l’astre du jour. Mais le roi le sait.
Personne n’ira aux champs ce matin.
Les hameaux voisins sont déserts. Les gueux ont fui leurs chaumières, suivant derrière leur bétail. Ceux qui sont parvenus à la cour royale ont témoigné de la vague d’épouvante qui a traversé leur cheptel, mais très peu d’entre eux en ont saisi la cause. Les quelques détails fugaces parvenus à l’oreille du roi mentionnent des formes gigantesques, aux mouvements bestiaux, et perçant les nues. Un boulanger terrorisé raconta que le crépuscule tomba à l’heure de midi, alors qu’un hurlement trop sourd pour être entendu déchira le vallon de sa petite contrée.
Alors le roi fit lever un contingent. Une poignée de douzaines de combattants, encoqués dans leurs boîtes en fer blanc, suivaient la monture royale à dos de bourrique. Arme à la ceinture, poids sur les épaules, fièvre au front.
Ce sont leurs destriers qui laboureront les champs.
Les monceaux de terre et de roches retournés le long du sentier leur indiquent qu’ils sont sur la bonne voie. L’indicible force n’était plus très loin. Sur leurs flancs, les soldats devinent les murs défoncés des chaumières et des granges rustiques, broyés par des pattes d’une ampleur inédite. Les plus fébriles imaginaient déjà l’état dans lequel les pauvres hères qui ne se seraient pas levés à temps se trouvaient actuellement. Le brouillard masquait cependant leurs sens ; vue, ouïe, odorat. Ils réprimèrent alors les divagations hagardes de leurs esprits confrontés à l’inconnu. Le roi, lui, regardait droit devant.
Le ciel rougeoyait.
Ils quittèrent les pavages du village.
La brume commençait à se tordre, se contortionner, s’ébattre. Elle s'effilochait en volutes dansantes ; derviches spiralesques animés par une quelconque trance macabre, tournoyant de part et d’autre de la frontière entre la stabilité et la folie, ouvrant l’orifice béant de l’empyrée impie au-dessus des casques et de la couronne.
L’aube ?
L’aube !
...sans soleil.
Immonde, entouré de fins croissants de nuage écarlates, un animal stygien, d’une taille dépassant tout entendement, se retournait vers la cavalerie avec la solennité et l’indifférence d’un pontife païen. Une fourrure sale et rêche recouvrait son corps, telle une toile de paille sèche, parsemée ça et là de traits épais sur le dos à l’aspect plus foncé. Une longue queue ondulée, plus fine en amont qu’en aval, battait la mesure d’un requiem à la santé mentale. Sa face murine présentait des abajoues de la taille d’un homme, dénuées de pelage, à la teinte particulièrement sanguine, surmontées de deux oreilles velues et coniques à pointe noire.
Les sens du roi s’effondrèrent à la vue de l’ennemi. Son intellect limité d’être humain ne lui permettait pas d’apprécier l’envergure du représentant des mustélidés qui se tenait devant lui. Son bon sens lâcha, suivi de ses sphincters. La chaleur s’échappa de son séant royal. Le tabard blanc de sa famille se teinta d’un jaune détrempé accompagné d’une odeur nitreuse. Tel une mimique crasse du prodigieux rongeur, son arrière se teignit de brun ; tout aussi liquide, tout aussi malodorant. Il dégaina son épée et brandit son écu vers cet exemple dantesque de nuisible rural commun. Avant que le vent ne vente le mauvais augure dans la direction de ses compagnons, le roi crispé ordonna la charge, siffla le départ du train de la cavalerie. Alors les autres rouages emboitèrent le pas, et la machine militaire laissa traîner derrière elle un panache de poussière se mêlant à l’ambiance vaporeuse de la rosée matinale. Et au cri de désespoir du minable être humain, le rongeur idiot répondit par le claquement électrique de la foudre de ses joues, et par un hurlement sourd vibrant dans les boîtes de fer blanc montés sur leurs bourriques :
PI
KA
CHU
PI
KA
CHU
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