1. Lucie Taveraux

17 minutes de lecture


Lucie

_ Lucie !

J'ouvre péniblement les yeux. La lumière vive m'arrache un soupir.

_ Lucie, téléphone !

Je saute du lit pour me diriger en vitesse vers les escaliers, les descend deux à deux et tends la main vers le combiné du téléphone. Je ne lui jette pas un regard, lui non plus. Ma relation avec mon beau-père n'est pas des plus amicales; à peine un échange, pas une parole, que des reproches. Je ne me souviens plus exactement depuis quand c'est comme ça, mais j'ai l'impression que ça a toujours été le cas. Il m'a élevé depuis que je suis bébé et je crois même l'avoir appelé papa il y a longtemps. Tout ça est tellement loin.

Je remonte les escaliers et pose le combiné à mon oreille. C'est ma grand-mère, l'échange est bref, elle prend de mes nouvelles, je lui parle du beau temps. Je raccroche, descend une nouvelle fois et pose le combiné à sa place. Sans dire un mot je retourne dans ma chambre à l'étage.

J'ai l'esprit encore fatigué, et ma sieste m'a fait perdre la notion du temps. Mes yeux font le tour de ma chambre : les draps prunes de mon lit à baldaquin ne sont même pas défaits, j'ai dormi dessus. Le bureau en bois clair est envahi par des livres et cahiers en tout genre, il faut dire que je suis du genre bordélique. Je regarde l'heure sur le réveil : 17h00.

_ Seulement ? Je serre les dents.

Nous sommes dimanche et la journée paraît plus longue que jamais. La petite commune dans laquelle nous vivons ne me permet pas beaucoup de sortir et mes amis habitent à plusieurs kilomètres. J'habite Liézey, un petit village situé sur un haut plateau du massif des Vosges. Il est entouré par une forêt de résineux et ouvrir ma fenêtre le matin m'offre toujours un splendide spectacle. Une étendue verte à perte de vue ; épicéas, pins et sapins dansent au toucher de l'air, s'agitant sereinement de droite à gauche comme pour me dire bonjour. Beaucoup de jeunes de mon âge pensent que vivre dans un village de moins de 300 habitants, perché dans les montages, est une malédiction mais pour rien au monde je n'échangerais la vue que m'offre la nature ici.

Je croise le miroir du regard et m'attarde sur mon reflet pendant quelques secondes. J'y vois une jeune fille de 19 ans, fatiguée par ses derniers mois, dont les longs cheveux bruns renvoient de jolis reflets roux. Elle a des yeux noisettes perçants qui, d'après ce que j'ai pu comprendre, plaisent aux garçons.

Pourtant, je n'ai jamais eu de réel expérience avec l'un deux. J'ai bien fricoté une fois de temps en temps lors d'une soirée mais jamais rien de sérieux qui vaille la peine d’en parler.

J’hésite à sortir me promener dans le village, mais je ne suis pas enchantée à l’idée de devoir croiser mon beau père. Il est vraiment déterminé à me mener la vie dure bien que je ne sache pas pourquoi. Ces dernières années, je n'ai plus aucun échange sympathique avec lui, les relations entre nous sont devenus une guerre quotidienne. Il prend un malin plaisir à m'insulter, à soupirer sur mon passage et à me considérer comme une moins que rien. Je me retrouve seule face à lui, à ses méchancetés et surtout face à l'indifférence de ma mère. J'ai appris à le haïr en silence, à enfouir ma colère au fond de moi jour après jour. J'ai même réussi parfois à l'ignorer, à rester forte et humble. Mais souvent je garde tout pour moi, je ravale ma fierté jusqu'au moment où je me retrouve seule dans ma chambre le soir pour éclater en sanglots.

Je prends mon téléphone portable qui traîne sur le bureau, trouve le lit d'un bond et m'allonge en enfonçant les écouteurs dans mes oreilles. Je lance le lecteur de musique et me perds rapidement au son des instruments et de la voix claire, pour finalement m'endormir une nouvelle fois.

Quand j'ouvre les yeux, mon téléphone est déchargé et le réveil indique 18h43. Je crois entendre la voix de ma mère au rez-de-chaussée, ce qui me confirme qu'elle est rentrée à la maison. Mon estomac grogne et je me demande si je dois me risquer à descendre pour manger. Le plus souvent rien n'est prêt, et je sais que j'aurais droit à une remarque désobligeante. Je ne m'y aventure pas et décide d'attendre qu'on m'appelle.

Je m'empare d'un des cahiers posés en pagaille sur le bureau, d'un stylo-plume qui traîne à côté et m'assoie sur mon lit. Je tourne les pages rapidement pour arriver là où mon écriture s'arrête, je décapuchonne mon stylo et entreprends d'écrire.

J'ai commencé à écrire il y a quelques mois et jamais je n'ai été si productive. C'est la première histoire que j'invente de toute pièce car j'ai été plus habituée à écrire des fanfictions avant ça. Je ne suis qu'au début de mon récit pour le moment et pourtant j'ai écrit presque un cahier entier, mes idées ne cessent de continuer à mûrir dans ma tête comme si mes personnages étaient réels. J'ai l'impression d'être plus proche d'eux que de n'importe qui parfois.

Je me souviens du jour où l'histoire m'est venue, un peu par hasard lors d'une marche de plusieurs kilomètres avec mes grands parents. J'étais perdue dans mes pensées tout le long, imaginant mes personnages courir à la lisière de la forêt ou encore faire une chute dans la rivière. Ils avaient pris vie ce jour-là, un peu par hasard, dans un coin de ma tête et quand je suis rentrée chez moi j'ai écrit mes premières lignes.

Afterdeath est l’histoire d’une jeune fille de mon âge qui va faire la découverte d’un monde inconnu qui va changer sa vie, entre mythe et réalité. Tous ces personnages sont un peu de moi, et je prends énormément de plaisir à l'écrire. Je n'attends rien de ça, c'est juste le passe-temps d'une jeune fille qui s'ennuie et je le sais. J'adore toucher à tout et laisser mon imagination s'exprimer, ce sont des moments d'évasion dont j'ai énormément besoin.

Je lis les dernières phrases en boucles mais n'arrive pas à toucher le papier de ma plume. J'ai l'esprit embrumé après la sieste que je viens de faire et rien ne sort. Je ferme le cahier et le jette au bout de mon lit.

Le lendemain, j'ai prévu de rejoindre mon amie Candice pour faire quelques boutiques. Les vacances scolaires viennent de commencer, les examens sont terminés et l'année prochaine c'est une nouvelle vie pour moi avec la découverte de la Fac, d'une autre ville et le fait d'habiter seule. Aller en faculté n'a jamais été mon but premier, sauf que je ne sais pas vraiment quel est mon but. Je ne pense jamais à mes projets d'avenir et je n'ai personne à qui en parler. Pour le moment, à 19 ans, je rêve juste à être heureuse. Je me sens pathétique de ne pas réussir à avoir de l'ambition et de ne pas avoir de métier rêvé comme la plupart de mes amis.

Je roule une quinzaine de minutes, ondulant sur les routes des montagnes pour rejoindre la ville. Je ne suis jamais rassurée l'hiver, mais l'été c'est un plaisir de naviguer parmi ces paysages. J'arrive à Gérardmer et je me félicite de trouver une place rapidement pour garer ma voiture. Même si nous ne sommes qu'au début de l'été, la ville est déjà envahie par les touristes à cette période.

Je marche d'un pas rapide tandis qu'un petit vent frais souffle dans mes cheveux, le soleil tape chaleureusement sur mon visage. Je prends une bouffée d'air, le temps est tellement agréable aujourd'hui. J'arrive dans la rue où Candice m'a donné rendez-vous. C'est une fille qui a beaucoup de charisme, elle a un fort caractère, elle rigole souvent et a la joie de vivre. Elle est grande, imposante et ses cheveux sont couleur miel. C'est une fille ambitieuse, elle sait ce qu'elle veut et rêve de devenir reporter de guerre. Elle est tout le contraire de moi.

Après avoir fait quelques boutiques, nous nous sommes installées dans le Café Mémé et avons commandé un chocolat viennois. J'aime beaucoup cet endroit, nous avions l'habitude de nous y retrouver avec les amis du lycée. J'ai toujours l'impression d'être transportée dans une autre époque avec les tapisseries vintages très colorées, le mobilier dépareillé et les vinyles sur les murs. Candice me raconte sa vie et je l'écoute avec attention. Comme elle est plus âgée que moi d'un an, elle a déjà changé de ville pour faire ses études à la Fac. Elle habite maintenant à plus d'une centaine de kilomètres de chez moi, et on ne se voit plus autant qu'à l'époque du lycée. J'ai choisi d'aller à la Fac uniquement car elle y est. Nous ne suivrons pas les mêmes cours car j'ai préféré m'inscrire en Licences de Lettres Modernes alors qu'elle suit un cursus pour lui permettre d’obtenir un Master Histoire, Civilisation et Patrimoine.

Pendant qu'elle parle de ses derniers déboires amoureux, je regarde ses cheveux blonds puis sa jolie veste moutarde. Je me promets alors de faire un effort pour m'habiller un peu plus branché dorénavant, histoire d'avoir l'air d'une femme comme elle.

_ Et toi, quoi de neuf ? Me lance-t-elle.

J'hésite avant de lui répondre. Que puis-je bien lui dire ? Que moi ça ne va pas du tout, que je viens de passer une année difficile, que c'est dur d'être chez moi, que je pleure presque tous les soirs dernièrement ?

Non, je ne peux pas lui dire ça. Elle ne sait rien de la vraie situation chez moi, personne ne sait rien.

_ Rien de spécial, dis-je en souriant. C'est la routine à la maison.

Elle me rend mon sourire, elle semble satisfaite de ma réponse. Quelque chose lui revient en mémoire et elle me demande :

_ Tu viens à la soirée chez Emma samedi ? Elle aimerait bien avoir ta réponse.

_ Oui, je serai là.

Tout était bon pour m'évader de la maison.

Je passe une semaine longue et plutôt ennuyante. J’écris beaucoup, je rempli des pages et des pages du cahier qui contient l’histoire Afterdeath. Mon héroïne s’appelle Kristal et je suis en train d’écrire un moment critique pour elle. Je ne fait que penser à ça toute la semaine, je m’évade dans l’histoire de mes personnages et cet univers sombre et fantastique.

Je hoche la tête réalisant qu’une fois de plus je me suis perdue dans mes pensées et je me dis que sortir ce soir me fera beaucoup de bien. Cela fait un petit moment que je n’ai pas fait une soirée avec mes amis et j’ai hâte de me changer les idées.

J’enfile une jupe en jean avec un collant noir opaque et un t-shirt bordeaux dont le col est orné de dentelle puis direction la salle de bain. Ne sachant pas quoi faire de mes cheveux, je me contente de les brosser longuement. Je ne suis pas très douée pour me maquiller alors je vais au plus simple : un peu de mascara, de la poudre sur le visage et un rouge à lèvres framboise. Je ne fais pas très attention à mon physique, je ne me trouve ni jolie, ni laide. Je ne suis qu’une fille quelconque.

En remontant dans ma chambre, je regarde l’horloge du salon.

_ Déjà 18h !

Je prends une veste dans mon armoire, glisse mon téléphone dans mon sac en bandoulière, prends mes clés de voiture et descend les escaliers en me hâtant.

Emma habite à Gérardmer dans une immense maison ultra moderne. Mr et Mme Roussel, ses parents, tiennent une entreprise de location de chalets de vacances qui marche très bien. Du jardin, on peut d’ailleurs apercevoir une quinzaine de chalets de luxe surplombant le quartier. Je gare ma voiture dans la petite rue calme, sors et arrive devant la grande demeure qui n’a rien à voir avec le style de la région. Elle est blanche, avec beaucoup de fenêtres et de la verdure tout autour. On est bien loin du style des habitations Vosgiennes avec leur architecture à pans de bois, et leur toiture en terre cuite.

Je traverse l’allée en pierres et me tiens devant la porte d’entrée, j’entends de la musique à l’intérieur. J’appuie sur la sonnerie et doute un moment que quelqu’un m’entende. Finalement, la porte s’ouvre et Emma me lance un sourire radieux.

_ Lucie ! Contente de te voir.

_ Salut, dis-je. Merci de nous inviter.

Elle me fait mine de rentrer et je la suis. Emma est une jeune fille enjouée, toujours souriante. Du haut de ses 1m56, elle arbore comme à son habitude un look féminin et sexy. Elle a attaché ses longs cheveux roux avec une tresse en épi qu’elle tripote sans arrêt.

Nous traversons l’entrée pour arriver dans la grande pièce à vivre; un groupe de personnes a pris possession des deux canapés en cuir blanc qui trônent dans le salon. Je salue tout le monde. Je remarque Matthieu, le petit ami d’Emma, lorsqu’elle s’installe près de lui. Il y a deux amis à lui que je ne connais que de vue et dont j’ai oublié les prénoms, les jumelles Claire et Fanny qui étaient dans ma classe en seconde, un garçon que je n’ai jamais vu et enfin Candice qui me fait une place près d’elle. Je m’assoie et elle me propose quelque chose à boire. N’étant pas fan d’alcool fort, je demande s’il y a une bière et Matthieu se propose pour aller m’en chercher une dans la cuisine.

_ Oh, mais il faut que je te présente Enzo ! S’exclame Emma en désignant l’inconnu sur le canapé en face de moi. Il vient d’emménager ici, il habite plus loin dans la rue. J’ai décidé de l’inviter comme il ne connaît encore personne.

J’observe le jeune garçon qui semble être un peu plus jeune que nous. Il a les cheveux ébène et une barbe de trois jours qui laisse voir sa bouche épaisse. Il me jette un regard bienveillant et je me surprend à observer ses yeux gris.

_ Enchantée, finis-je par dire.

_ De même. Il sourit puis finit son verre d’une traite.

Alors que la soirée bat son plein et que les garçons commencent à rire extrêmement fort dans le salon, je me retrouve à la cuisine avec Emma et Candice pour faire chauffer les pizzas au four.

_ Alors, me dit Emma.

_ Alors quoi ? Je rétorque.

_ Tu penses quoi de Enzo ?

Ah c’était donc ça. Ce n’est pas la première fois que les filles se mettent en tête de me trouver un petit copain. Je déteste ça.

_ Il a l’air gentil. Je tente de répondre gentiment même si je suis agacée. Mais tu sais, je n’ai pas la tête à ça en ce moment.

_ On ne t’a jamais vu en couple ! Lance Candice. Je sais que tu as déjà eu des aventures mais quand même, tu peux tout de même avouer qu’il est mignon.

Je soupire et leur fait un signe de main pour leur faire comprendre que je ne suis pas intéressée. Elles me taquinent un peu, je me détends et me réjouis d’avoir des amies qui veulent prendre soin de moi. Même si, à l’évidence, elles s’y prennent mal car je ne suis pas sûre qu’un petit ami soit ce dont j’ai besoin en ce moment.

Après le repas, les garçons ont l’idée de faire un basket dans le jardin; un panier est accroché sur un des murs de la maison. Nous nous installons entre filles sur la terrasse pour les regarder jouer. Emma encourage bruyamment son petit ami qui me semble de toute façon avoir trop d’alcool dans le sang pour réussir à mettre le ballon dans le panier. Candice marmonne qu’elle a faim et je me propose pour aller chercher quelque chose. Je traverse le salon en me disant que j’ai bu plus de bières que je n’aurai du. Quand j’arrive dans la cuisine, Enzo est près du frigo, un paquet de chips ouvert à la main.

_ Un petit creux ? Dis-je.

Il me répond d’un sourire et fourre une chips dans sa bouche. J’ouvre un des placards de la cuisine à la recherche de gâteaux et lui demande :

_ Tu restes dormir ici toi aussi ? Emma a de la place pour tout le monde.

_ Non, je vais rentrer bientôt. Nous avons emménagé ici la semaine dernière et c’est ma première soirée, si je découche déjà ma mère va être folle de rage.

_ Je comprends.

Il a l’air d’un gentil garçon. Nous discutons un peu de la région, de son déménagement et je prends le temps de l’observer, il est vraiment beau. Le genre de garçon dont toutes les filles tombent amoureuses : des yeux perçants, un sourire charmeur et je crois deviner une belle carrure sous son T-shirt. Et pour ne rien gâcher, il a l’air d’être un garçon intéressant.

_ Et mes gâteaux ?

Candice se tient contre le mur, elle est tellement éméchée qu’elle peine à rester droite sur ses pieds, ce qui ne l’empêche de pas de me lancer un regard plein de sous entendu quand elle remarque que Enzo est là aussi. Je lui donne le paquet de Pépito que j’ai trouvé et l’entraîne en dehors de la cuisine en faisant un signe de main à Enzo.

_ Alors, tu vois qu’il te plait ! Me dit-elle - sans aucune discrétion - alors qu’elle s’allonge sur une des chaises longues de la terrasse.

_ On a juste discuté un peu.

Candice pouffe de rire et je soupire. L’air est frais à cette heure de la nuit mais la température est clémente. Je m’installe sur un fauteuil de jardin, prends un pépito et regarde les garçons qui essaient toujours de mettre leur ballon dans le panier.

Le lendemain, nous dormons jusqu’à midi, et alors que tout le monde rentre chez soi, Candice, Emma et moi traînons sur le canapé jusqu’au soir à regarder des vidéos youtube. Il est 20h passé quand je décide qu’il est temps de rentrer chez moi.

Malgré l’heure tardive, le temps est doux dehors. Je démarre ma voiture et choisi de ne pas prendre la même route qu’à l’aller pour rejoindre mon domicile. Pour arriver chez Emma sans traverser la ville, je suis passée par le Chemin du Grand Lièzey; une petite route graveleuse qui coupe à travers la forêt. Moins rassurée la nuit, j’hésite entre reprendre la grande route d’Epinal qui m’oblige à traverser la ville et faire un détour, ou passer par la route du Hautré qui, certes passe elle aussi par la forêt, mais qui est plus belle et je pense moins dangereuse.

J’opte pour la seconde option. Je fais demi tour dans la rue de Emma, tourne à droite, traverse une rue où je remarque que toutes les maisons sont éteintes, tourne une nouvelle fois à droite vers la sortie de la ville et entre dans la forêt. Je roule doucement car je suis seule à cette heure et préfère être prudente.

Je me perds rapidement dans mes pensées, réfléchissant comment aborder au mieux un nouveau chapitre important dans Afterdeath. Kristal vient de faire plusieurs découvertes qui l’ont affecté et j’aimerais retranscrire au mieux ses états d’âme. En plus celle-ci se retrouve dans un triangle amoureux des plus délicat.

Brusquement, j’appuie sur la pédale de frein. Effrayée par quelque chose qui se tient tout près de la route, j’arrête ma voiture dans l’herbe sur le bas côté et observe attentivement ce qui m’a foutu la frousse.

C’est quelqu’un.

Un homme se tient debout, dos à la route, comme s’il regardait le paysage en pleine nuit. J’hésite à sortir de ma voiture pour lui hurler dessus et lui dire à quel point c’est dangereux d’être ici à pieds, puis je réalise que c’est peut-être un psychopathe. Aucune personne sensée ne pourrait traîner au bord de la route à cette heure, qui plus est juste à l’entrée de la route forestière.

Il ne bouge pas. Pourtant, il a dû entendre ma voiture s’arrêter. Je commence à regretter de m’être stoppée, je m’agite sur mon siège sans ôter mon regard de la silhouette immobile qui me tourne le dos.

Prise d’un élan de courage - ou d’inconscience - je sors de la voiture et l’interpelle :

_ Monsieur ? Je m’approche d’un pas peu assuré. Monsieur ? Vous allez bien ? C’est dangereux de rester ici en pleine nuit.

Il tourne doucement la tête vers moi et nos regards se croisent. Je m’immobilise, je n’arrive pas à détourner les yeux. C’est un garçon qui doit avoir mon âge, il me regarde surpris comme si je venais de le réveiller d’un sommeil profond.

_ Je suis désolé, hésite-t-il. J’ai … je ne voulais pas vous faire peur.

Il parait mal à l’aise, j’ai l’impression que sa respiration est haletante. Il inspire puis expire longuement tandis que je n’arrive pas à bouger, ni dire quoique ce soit. Nous sommes au bord de la falaise, le vide s'étend devant nous et je sens le vent se perdre dans mes cheveux. Je frissonne.

L’inconnu détourne le regard et tourne la tête.

_ La vue est magnifique.

Je regarde dans la même direction que lui. La forêt est moins dense par ici, et à travers quelques arbres, je vois clairement le lac de Gérardmer en contrebas. Malgré l’heure, la vie est toujours agitée aux abords du lac qui est éclairé par les restaurants et bars qui le bordent. Un mélange de lumières blanches et jaunes dansent sur l’eau.

Sans m’en rendre compte, je me suis détendue. Je m’en veux presque de faire preuve d’autant d’insouciance; je suis seule près de la forêt avec un homme que je ne connais même pas.

_ Je m’appelle Samuel.

Il me regarde de nouveau. Dans la nuit noire, nous sommes seulement éclairés par les feux de ma voiture derrière nous. Il m’est difficile de distinguer les traits de son visage; je crois deviner qu’il a des cheveux clairs. Il ne me semble pas beaucoup plus grand que moi, c’est peut-être ce qui fait que je n’ai pas peur.

_ Lucie. Je m’appelle Lucie.

Je crois apercevoir un sourire se dessiner sur son visage. Je ne peux pas m’empêcher d’en esquisser un à mon tour. Je remarque que je n’ai plus froid.

_ Tu devrais rentrer chez toi, Lucie. Il est tard.

J’arrive dans ma chambre un quart d’heure plus tard, toujours confuse par ce qu’il vient de se passer. Après le bref échange avec l’inconnu de la forêt - Samuel - je suis remontée seule dans ma voiture et je suis partie. Je lui ai bien proposé de le raccompagner mais il a refusé.

Démaquillée et changée, je me suis glissée sous mon drap; cependant, je ne suis pas assez apaisée pour dormir. Je n’arrête pas de penser à lui, je l’ai laissé seul sur le bord de la route. Est-ce qu’il va bien ? A-t-il réussi à rentrer chez lui ? Je réalise qu’il y a de fortes chances pour que je n’ai jamais de réponses à ces questions.

Je soupire et prends mon téléphone portable. Je parcours les réseaux sociaux sans y être vraiment attentive; j’aperçois quelques photos de la soirée d’hier. Finalement, je branche mes écouteurs, mets en route une playlist et m’endors au son de la musique.

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