Chapitre 9.2 : Fileya
Les cinq compagnons finirent par déboucher sur une clairière au bord de la rivière mentionnée par Yume après une quinzaine de minutes de marche à pieds supplémentaire. Cependant, ils avaient bien failli détaler la queue entre les jambes lorsqu'ils virent que celle-ci n'était pas totalement déserte.
Au centre des arbres qui délimitaient un immense cercle telle une minuscule piste de cirque, se trouvaient couchée toute une véritable meute de loups. Mais ces canidés sauvages n'avaient rien d'ordinaire, cela, Fileya le remarqua dès la vue de leur pelage hors du commun.
Pour le moment, les animaux (potentiellement sauvages) étaient couchés à même le sol, leur tête cachée derrière leurs grosses pattes argentés. Fileya, bien qu'elle soit d'ordinaire très prudente, mourrait d'une étrange envie de leur sauter dessus pour les câliner. Leur poil long et grisâtre, qui brillait peut-être plus que de coutume à la lueur azurée des arbres, semblait terriblement doux au toucher. Cependant, même endormis, la jeune Invoqueur savait qu'il fallait se méfier des animaux de la forêt, car ceux-ci étaient potentiellement sauvages, voire pire, ils pouvaient être des sortes de monstres.
Du haut de leur tête et descendant jusqu'aux extrémités de leurs pattes et de leur queue étaient représentées de drôles de marques noires, parfaitement symétriques. Il ne s'agissait pas de sortes de tatouages comme certains aurait pu le penser. Non, Fileya en était certaine, et cela malgré la distance qui la séparait des loups : ces traits noirâtres, et parfaitement symétriques, faisaient partie intégrante de leur pelage.
Ces bêtes, décida Fileya dans son for intérieur, étaient les plus magnifiques et majestueuses qu'il lui avait été données de rencontrer. Elle n'osait pas les déranger dans leur sommeil, et espérait que ses amis seraient du même avis qu'elle. D'une part car elle trouvait que des bêtes aussi belles et somptueuses ne méritaient pas d'être surprises dans leurs rêves, mais une autre part d'elle, plus pessimiste, se disait que ces loups pouvaient finalement être des créatures sauvages, et la jeune fille ne voulait en aucun cas tester la rigidité de leurs crocs.
– Dites, vous pensez pas qu'on devrait vite partir d'ici ? suggéra Astrid en murmurant pour ne pas réveiller les loups qui semblaient dormir à poings fermés. Je sais pas comment fonctionnent les loups de chez vous, mais dans mon monde, ils peuvent se montrer très agressifs s'ils se sentent menacés. Encore plus lorsqu'ils sont face à des êtes humains : ils n'hésitent pas une seule seconde à leur sauter dessus !
– Astrid a raison, approuva Fileya d'une voix tout aussi basse. Peut-être devrions-nous chercher un coin un peu plus loin... Je suis certaine que l'on pourra en trouver un facilement.
– Sauf que moi, j'ai faim, déclara Yume en faisant apparaître sans aucun état d'âme son épée familiale. Alors à moins que l'un de vous sache faire apparaître de la nourriture par magie, moi, je vous propose qu'on tue ces loups pour manger ce soir.
Fileya ouvrit de grands yeux dégoûtés et ne put s'empêcher de plaindre ces pauvres bêtes endormies. Yume pouvait réellement avoir un cœur de pierre, quand il s'agissait d'animaux... Pire encore, quand c'était son estomac qui prenait la parole pour lui !
– Attends, tu vas pas recommencer, hein ? s'étrangla Astrid qui déglutit réellement de travers lorsqu'elle ravala malencontreusement sa salive. T'as fait le même coup avec les Quiròucats – tués par accident, je préfère le rappeler. Tu comptes réellement chasser des loups inoffensifs ?
– Tu l'as dit toi-même : les loups sont loin d'être inoffensifs, se défendit le jeune homme en haussant les sourcils, tandis qu'il laissa pratiquement Thandon tomber à terre, le livrant à son propre sort.
Heureusement, Astrid parvint à prévoir le coup, et elle rattrapa le pauvre estropié à temps, avant qu'il ne s'écroulât totalement au sol, et qu'il ne réveille malencontreusement les loups par la même occasion.
– De plus, on pourra s'en faire des fourrures après les avoir mangés. On se caille ici, et ce sera pire une fois à la Tour de Cristal.
Alors Fileya avait bien visé juste lorsqu'elle pensait que son meilleur ami avait l'intention de passer par la Tour pour rejoindre Aristofée. Même si cela leur ferait faire un détour, jamais les Miliciens penseraient en effet qu'ils prendraient l'initiative de rallonger volontairement leur temps dans ce Royaume où ils n'étaient les bienvenus nulle part. C'était... ingénieux. Il fallait juste espérer maintenant que l’Élite n'ait pas posté des hommes un peu partout dans le Royaume pour les traquer dans les moindre recoins.
Yume s'avança en direction des loups endormis, et Fileya s'apprêta à crier la première pour lui ordonner de ne surtout pas tenter quoi que ce soit qui pourrait leur faire du tort. Ces pauvres bêtes n'avaient pas – encore – attenté à leur vie, alors il n'avait aucune raison de leur faire du mal, même s'ils avaient tous extrêmement faim ! La jeune fille avait toujours été contre toute sorte de chasse, même celle pour se nourrir !
Cependant, avant qu'elle n'ait pu ouvrir la bouche pour freiner les ardeurs du blondinet, ce fut une voix rauque, toute proche d'elle, qui prit la parole la première :
– Attends... Je peux les faire bouger... Sans leur faire de mal.
Surprise, Fileya tourna de grands yeux ahuris en direction de Thandon. Il n'avait pas ouvert les lèvres une seule fois depuis qu'il s'était reçu la balle en pleine jambe, et voilà maintenant qu'il tentait de sauver des loups ? Décidément, ce jeune garçon devait réellement avoir un sacré cœur sur la main, pour prendre la défense de bêtes qui pouvaient potentiellement les tuer ! Mais comment comptait-il s'y prendre pour réaliser un tel exploit ?
Thandon releva doucement la tête, comme si redresser la nuque eut été l'effort le plus difficile jamais réalisé jusqu'à présent. Là, il sembla à la jeune Invoqueur que le châtain se mit à fixer intensément les loups endormis. De nombreuses secondes s'écoulèrent ainsi, où seul le clapotis de l'eau tout contre l'herbe quelques pas plus loin se faisait entendre, accompagné d'un babillage étourdissant qui ne pouvait appartenir qu'à une cascade. « Sans doute la rivière s'écoule-t-elle de cette fameuse cascade » pensa Fileya.
Alors, l'impensable se produisit.
Ravalant difficilement sa salive, Fileya vit à travers ses yeux vairons emplis de crainte que les bêtes redressaient lentement leur museau. Là, ils se mirent à humer l'air un instant, comme s'ils avaient finalement flairé leur présence indésirée, puis toutes les gueules se tournèrent dans un même mouvement majestueux en direction des cinq compagnons, qui les fixaient depuis plusieurs bonnes minutes désormais.
Inquiet, Yume commença à reculer d'un pas, mais son épée était toujours fermement ancrée dans sa paume. Fileya pensa qu'il la gardait en cas d'attaque. Après tout, personne ne savait comment Thandon comptait faire déguerpir ces loups, ni s'ils se montreraient finalement dociles.
Enfin, les canidés sauvages se dressèrent gracieusement sur leurs pattes, et Fileya manqua un battement. Les loups devaient facilement atteindre la taille d'un homme s'il prenait la peine de se dresser sur leurs pattes arrières, en témoignait la bête la plus proche de Yume, qui arrivait au niveau de son bassin, bien qu'elle se trouvait encore sur ses quatre pattes. Cependant, les loups ne prêtèrent aucune forme d'attention au blondinet pourtant le plus proche d'eux, et ce dernier en profita pour reculer progressivement en direction d'Astrid. Les loups avaient toute leur attention focalisée sur une personne en particulier : Thandon.
Fileya nota alors la profondeur des pupilles émeraude des bêtes. Leurs yeux, deux véritables joyaux incrustés dans leur museau fin et solennel, fixaient le plus âgé des Buxihens avec calme. Une drôle de lueur brillaient dans le fond de leurs iris, et la jeune fille se demanda, l'espace d'un instant, où et quand est-ce qu'elle avait déjà rencontré un regard aussi similaire. Cela l'agaça plus que de coutume, car elle avait cette impression de déjà vu sur le bout de la langue. Pourquoi ne parvenait-elle donc pas à remettre le doigt sur la personne qui possédait un regard tout aussi similaire ? Peut-être parce qu'elle ne l'avait rencontré qu'une seule fois... ? Ou alors était-ce pour une toute autre raison ?
Un ange passa où Thandon, désormais le buste à moitié dressé, comme s'il cherchait à bomber le torse mais qu'une entrave invisible l'en empêchait, dévisagea les loups argentés tour à tour. Durant cet échange de regards muets, tous sentirent qu'une forme de magie, quelle qu'elle soit, était à l’œuvre, notamment Fileya, en tant que magicienne, qui ressentait ce genre de flux plus facilement que ses compagnons. La jeune fille ignorait ce que ses camarades ressentirent durant l'échange silencieux, mais de son côté, elle eut une étrange impression de bien être et de sérénité.
Après un temps qui sembla durer une éternité où tous avaient machinalement coupé leur souffle de peur d'effectuer un faux mouvement qui pouvait aiguiser la méfiance des loups, ceux-ci prirent une décision. Après un hurlement poussé par la bête la plus proche du petit groupe d'amis, les canidés sauvages se retranchèrent finalement dans la Forêt de Cristal. Ils poussèrent un cri en chœur lorsque leurs silhouettes disparurent finalement du champ de vision de Fileya et de ses compagnons, et tous comprirent que c'était Thandon qui avait réalisé, ils ne savaient comment, un tel exploit.
– Euh... s'exprima Yume le premier en effectuant un geste brusque du poignet pour faire disparaître son arme. Tu peux nous expliquer ce qui vient de se passer, là ?
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