Chapitre 11.2 : Yume
Yume ne parvint à pas comprendre le sens de cet agacement de la part du Buxihen. Était-ce parce qu’il n’aimait pas avoir l’impression qu’on se payait sa tête, ou bien était-il sincèrement inquiet pour Astrid ? Le jeune homme n'appréciait pas forcément l'idée que le grand frère de Khomas puisse s'inquiéter autant pour Astrid...
– En apparence seulement... renseigna Fileya, son menton pris entre son pouce et l’index, dans un geste de réflexion. Ces arbres sont différents des autres, j’en suis certaine.
– Quoi ? Mais qu’est-ce que tu racontes ? s’insurgea Yume, incrédule, qui pensait que le manque évident de sommeil faisait perdre la tête même à sa meilleure amie, qu’il connaissait pour son sens du pragmatisme accru. Je vois aucune différence, moi !
– Moi aussi, je vois qu’ils sont différents, intervint Khomas d'une voix toute engourdie de sommeil. Leur couleur n’est pas la même que les autres arbres.
Incertain, Yume posa deux mains agacées sur ses hanches. Les sourcils froncés, il examina attentivement les deux arbres entre Léterno, puis les quelques suivants qui les entouraient. Tous lui semblaient indubitablement similaires.
– Et pourquoi moi je la vois pas, cette différence ? questionna le jeune homme, sur un ton clairement énervé.
Il ne savait pas ce qui l’agaçait le plus à l’heure actuelle : qu’il soit incapble de voir une chose censée être évidente, ou bien qu’ils perdaient tout bonnement leur temps à observer les arbres nitescens au lieu de trouver un sérieux moyen de retrouver la trace d’Astrid rapidement. Se rendaient-ils juste seulement compte que la jeune fille se trouvait peut-être dans un véritable danger de mort ? Perdre la sauveuse d’Onyrik aussi ridiculement, ce serait une véritable honte !
– Moi non plus, je vois rien d’anormal, ajouta Thandon.
– Ravi de savoir que je ne suis pas fou, répliqua Yume qui, même s’il ne l’avouerait jamais à voix haute, était rassuré par les paroles du jeune garçon.
– Le village de Cristal est pourtant juste face à vous, expliqua Léterno, qui fit enfin volte-face pour tous les avoir dans son champ de vision rétréci. Dissimulé par un sort. Seuls les êtres doués de magie peuvent le voir.
– Alors, vous pouvez aussi vous servir de la magie ? s’étonna Fileya, les yeux agrandis de surprise, et une main incrédule près de sa bouche. Mais de quelle race êtes-vous ? J’étais si persuadée que vous étiez Humain !
– Je le suis, mais peut-être pas de la façon dont tu en as l'habitude, répliqua le grand homme d’une voix impassible, ne semblant pas même troublé par les paroles quelque peu blessantes de la jeune fille. De plus, j’ai vécu assez longtemps dans cette forêt pour repérer aisément ses anomalies.
Yume était surpris. Depuis leur rencontre, jamais Léterno ne leur avait fait l’honneur d’aligner autant de syllabes à la fois ! Mais il ne comprenait pas très bien ce qu'était la véritable race du guerrier solitaire... Qu'entendait-il lorsqu'il affirmait être Humain, mais pas de la façon dont ils en avaient l'habitude ? Cette déclaration n'avait aucun sens !
Léterno bifurqua son busque en direction de Fileya, la toisant de son unique œil améthyste. La jeune fille ravala sa salive, tandis que sa tête tenta de se dissimuler curieusement entre ses deux épaules. Sans doute était-elle intimidée d’être ainsi le centre de l’attention d’un homme aussi imposant et respectueux.
– Maintenant, c’est à toi de jouer, lui annonça-t-il en s’écartant d’un pas sur le côté pour lui laisser le champ libre.
– M-Moi ? bafouilla-t-elle, les joues soudainement plus rouges que les tâches de sang qui maculaient encore son visage. Mais… Je n’ai jamais…
Yume avait l’intime conviction que Fileya avait souhaité confier à Léterno qu’elle ne possédait pas ce type de magie ; et pour cause : le jeune homme ne l’avait jamais vu, lui non plus, dissiper une barrière dissimulée par un sort ! Même si les capacités magiques de l’Invoqueur étaient somme toute impressionnantes, elle ne connaissait pas de magie en dehors des incantations de combats et de soins…
– Fais juste appel à la puissance psychique de ton être, informa Léterno, d’une voix impassible, mais Yume crut discerner un semblant de sympathie dans sa voix. Pour une personne comme toi, ce devrait être du gâteau.
À ces mots, le guerrier solitaire recula d’un large pas, dépassant même la ligne que formaient les compagnons d’infortune. Sans même les regarder, croisant ses bras sur son torse musclé et à moitié dénudé, Léterno fixa son unique oeil sur la barrière invisible, et annonça, d’une voix grave :
– Les autres, reculez-vous.
– Bien sûr, puisque c’est demandé si poliment ! répondit Yume, sur le ton de la défensive, n’appréciant guère qu’on lui donnât d’ordres, lui qui était plus habitué à les distribuer qu’à en recevoir.
– Tu veux bien faire ce qu’on te dit, pour une fois ? soupira Fileya, agacée par l’attitude de son meilleur ami. Dis-toi que tu fais ça pour sauver Astrid, elle meurt d’envie de te retrouver, j’en suis certaine.
– Qu… commença-t-il à bafouiller, devenu curieusement plus docile, n’arrivant plus à aligner deux mots correctement. Hein ? Ah…
La tête baissée pour que personne ne remarquât l’expression ahurie qui s’était trouvée une place sur son visage, Yume finit par obéir, effectuant un large pas en arrière pour laisser le champ libre à sa meilleure amie. Il n’en revenait pas que la simple mention d’Astrid puisse lui faire un tel effet ! Qu’est-ce qui lui prenait, depuis son séjour forcé à Fikternand ? Il avait l’impression que sa façon de voir la mystérieuse jeune fille venue d’ailleurs ne le laissait plus du tout indifférent, et il était presque sûr que cela n’avait rien à voir avec son statut d’Enfant aux Yeux Rouges... Se pourrait-il qu’il soit…
Non. Ne pas y penser, pas maintenant. C’était le moment de gloire de Fileya, il ne pouvait pas lui voler ainsi la vedette en se questionnant sur ce qu’il ressentait pour Astrid. Il ne la connaissait pas, de toute façon, il devait juste la voir comme une amie précieuse, voilà tout. Oui, c’était ça. Yume s’était juste enfin fait à sa présence à ses côtés, au point de la considérer comme une amie. Si Fileya avait été dans la même situation qu’Astrid, pour sûr qu’il aurait souhaité voler à son secours avec autant de vigueur et d’acharnement !
Cela faisait quelques bonnes petites minutes que les garçons s’étaient reculés comme le leur avait conseillé Léterno. Mais Fileya demeurait étrangement impassible. Les poings serrés le long du corps, Yume nota, de façon presque imperceptible, les petits tremblements qui parcouraient les épaules de la jeune fille. Qui lui arrivait-il ? Aurait-elle peur ? Serait-elle en proie au doute ? Son meilleur ami comprenait son désarroi, sans pour autant être capable d’affirmer qu’il avait un jour eu à ressentir les émotions qui devaient très probablement la tirailler. La jeune magicienne n’avait jamais, jusqu’à présent, levé de sorts de dissimulation. Et si Léterno s’était trompé ? Et s'il avait vu en elle un potentiel qu’elle n’atteindrait jamais ? Et si elle décevait tout le monde ? Et si, par sa faute, par son incompétence, ils ne parvenaient pas à retrouver Astrid à temps ?
Sachant pertinemment les questions intérieures qui ravageaient le moral de Fileya, Yume tenta d’effectuer un pas dans sa direction, dans le but de lui apporter le soutien dont elle semblait avoir impérativement besoin. Cependant, le regard réprobateur de l’unique œil de Léterno le ravisa bien rapidement dans sa tentative de consolation. Serrant à son tour les poings de long de son corps d’impuissance, le jeune homme leva les yeux vers Fileya, dont les tremblements avaient curieusement cessé.
Les paupières légèrement écarquillées de surprise et d’espoir, Yume se trouva empli de fierté lorsque, après un temps indéfinissable, Fileya leva enfin la main devant elle. Ses doigts finement écartés devant son visage laissaient entrapercevoir les deux arbres luminescents qui leur faisaient barrage en silence, ainsi qu’un fouilli de feuilles aux douces couleurs lavande un peu plus loin, parsemant l’horizon. Une légère brise entoura alors la silhouette de la jeune fille, qui n’avait pas effectué un mouvement de plus, venant jouer doucement avec les restes de son ancien kimono désormais en lambeaux, ainsi que ses cheveux éparpillés en tout sens sur ses épaules. Puis, le petit vent se transforma bientôt en une véritable bourrasque de magie à l’état pur, qui recouvrit un large périmètre autour de la magicienne.
Comme s’il se trouvait face à une véritable et terrible tornade au beau milieu d’un désert, Yume n’eut d’autre choix que de se couvrir le visage de ses deux bras, fermant puissamment les paupières et se cramponnant de toutes ses forces à ses talons pour se pas se retrouver emporté par la force destructrice des vents ! Enfin, lorsque les bourrasques cessèrent pour laisser place à une fine brise qui eût tôt fait de disparaître, Yume s’autorisa enfin à ouvrir les paupières… et ce qu’il vit devant la silhouette de sa meilleure amie qui n’avait pas cillé d’un poil le laissa sans voix.
Les arbres turquoise avaient laissé place à un pont rayonnant d’une blancheur éclatante, presque aveuglante, qui dessinait le sentier à emprunter. Se dressaient tout au bout de ce dernier de multiples édifices, mais ils se trouvaient bien trop éloignés pour espérer en admirer convenablement les contours. Cependant, Yume nota avec facilité que se trouvaient, légèrement plus écartées, quelques tourelles dont les toits pointaient en direction des cieux parsemés d’étoiles, telles des flèches de cristal géantes. Le rayonnement bleuté surnaturel de la lune ronde se reflétait sur les pics comme des miroirs infinis.
Le petit Village de Cristal désormais à découvert, les cinq compagnons notèrent que celui-ci était complètement enclavé par la Forêt de Cristal ainsi que les chaînes de montagnes Kristalis un peu plus au Sud, qui formaient une barrière naturelle quasiment infranchissable avec les Terres Interdites, ce territoire restreint, comme l’indiquait son titre.
Malgré toutes les missions qu’il avait effectuées dans Onyrik, et plus particulièrement dans l’enceinte même de la Forêt de Cristal, jamais Yume n’avait rencontré pareil lieu jusqu’à présent ! Les Gardiens de Cristal devaient avoir une bonne raison de protéger leur hameaux des visiteurs indésirés… Et le jeune homme avait hâte de dénicher le moindre de leurs secrets, autant qu’il avait hâte de retrouver Astrid, saine et sauve de préférence !
– Bravo Fileya ! félicita le premier Thandon, qui avait recouvré l’usage de la parole avant tous ses autres amis. Je n’ai jamais douté de ta réussite !
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