Chapitre 13.9 : Astrid
Tout comme les Gardiens de Cristal à l’arrière, la tête d’Astrid dodelinait de gauche à droite pour tenter de suivre la conversation et les raisonnements de ses deux amis. Elle avait l’impression d’assister à une partie d’échange de balles de tennis, mais sans projectile apparent, puisque ceux-ci étaient représentés par des mots. La jeune fille se décida, au bout d’un instant, à stopper ses mouvements répétitifs pour seulement suivre la conversation des yeux, de peur d’effectuer un faux mouvement qui pourrait la mener à un douloureux torticolis qui serait très certainement difficile à soigner sans appareils adéquats.
– Ce qui veut dire qu’elle les a fait taire, déclara Léterno, se joignant à son tour à la conversation. Pour ne pas qu’ils dévoilent ce qu’ils savaient.
Les yeux légèrement agrandis de surprise, Astrid se fit la réflexion que, depuis qu’elle l’avait rencontré, c’était bien la première fois qu’elle entendait le grand homme se prononcer aussi souvent !
– À savoir que leur Princesse volait les énergies vitales des femmes de son propre peuple, dénonça Fileya, les dents serrées d’amertume. Quelle démone…
Un lourd silence tomba sur l’ensemble de la pièce, où Astrid aurait pu jurer entendre les cœurs de tous les êtres vivants présents battre à l’unisson. Elle n’était pas certaine d’avoir tout saisi à la conversation, mais de ce qu’elle était parvenue à en tirer était que Iakyndy volait les énergies vitales des femmes Gardiennes de Cristal, faisant croire ensuite à des enlèvements. Puis… pourquoi certains hommes avaient été changés en statues de glace, et d’autres non ? La jeune fille s’attarda sur les multiples couteaux que les Gardiens de Cristal portaient à leur ceinture. Comme eux, étaient-ils tombés dans le piège de la Mage de Glace, et avaient-ils tenté de secourir les femmes du village ? Iakyndy les aurait ainsi fait taire en les changeant en glace pour l’éternité tandis que pour endiguer les mauvaises rumeurs dans le reste du village, elle avait transformé la seconde partie des Gardiens de Cristal pour en faire de parfaits petits esclaves inconscients qui obéiraient à ses moindres désirs…
Même si toutes ses pensées n’étaient que purement spéculatives, Astrid ne put s’empêcher de croire qu’elle avait enfin mis le doigt sur la vérité. L’esprit de Iakyndy était aussi pervers et dérangé que celui de Seven, bien qu’elle avait eu la chance de ne pas avoir encore rencontré cet homme en chair et en os. Il devait être tout aussi terrifiant que la jeune femme à la peau de cristal.
Tous plongés dans leurs réflexions, personne n’entendit les bruits de pas lourds qui s’approchaient avec lenteur dans leur direction, à l’allure légèrement chaloupée.
– Que se passe-t-il ici… ? tonna tout à coup une voix grave mais chevrotante dans leur dos. Qui êtes-vous… et que faites-vous… dans ma demeure… ?
Surpris par ce nouvel arrivant dont la voix leur était inconnue, les quatre héros effectuèrent un volte-face synchronisé dans sa direction. Accoudé à la porte, un homme de carrure imposante avait posé son regard bleu cristallin sur l’ensemble de l’assemblée, ses sourcils poivre-sels et broussailleux froncés de désaccord. L’une de ses mains étant apposée à son buste et sa bouche légèrement entrouverte suffisaient à deviner qu’il était en détresse. Ses jambes chancelantes ne semblaient plus parvenir à soutenir son propre poids. Mais, malgré tout cela, cet homme n’était pas prêt à s’avouer vaincu par le mal qui le rongeait.
Astrid comprit immédiatement la nature du nouvel arrivant lorsqu’elle remarqua la couronne d’argent qui lui ceinturait une partie de sa chevelure noire coupée au carrée et de son front marqué par quelques rides, soulignant ses quelques longues années d’existence. Il n’était pas très vieux pour autant, la jeune fille devina qu’il devait atteindre la cinquantaine, tout au plus. À l’instar des hommes prisonniers derrière les compagnons d’infortune, sa peau était complètement terreuse, plus rugueuse même à certains endroits. Enfin, le possible Roi de Cristal arborait une longue tunique bleue pastel, légèrement ouverte sur son torse dont on voyait dépasser une chemise de soie nacrée. Ses jambes étaient quant à elles recouvertes d'une sorte de collants noirâtres, qui s'enfonçaient dans des bottes d'un métal argenté luisant.
– Votre Majesté ! s’écrièrent alors à l’unisson les Gardiens de Cristal à l’arrière.
Poussés par un élan de panique, tous les hommes à la peau rugueuse s’agenouillèrent respectueusement devant celui qu’ils nommaient comme étant leur souverain, leurs têtes touchant presque le sol de cristal sous leurs pieds. Le supposé Roi de Cristal ouvrit de curieux grand yeux incompris sur cette assemblée d’hommes, avant que la lueur dans son regard ne retrouvât finalement sa sévérité coutumière.
Astrid se demanda en son for intérieur pourquoi tous les Rois se sentaient obligés d'apparaître si durs envers leur peuple ; n’avaient-ils donc pas envie de leur montrer leur part d’humanité, surtout dans une situation confuse comme celle-ci ? Pourquoi garder autant de prestance alors qu’il tenait à peine sur ses jambes ? La jeune fille en vint à la conclusion qu’elle ne ferait jamais une bonne Reine, elle qui fuyait ses responsabilités à la moindre occasion. Malgré tout, au fond de ce regard à l’apparence si sévère, Astrid y lut une légère lueur hagarde.
– Le Roi… C’est le Roi ! chuchota Fileya à l’adresse de ses amis, les yeux écarquillés d’étonnement et une main surprise au niveau de sa bouche entrouverte dans une expression de béatitude.
Empruntée, Fileya s'empressa d’effectuer la plus profonde des révérences. Les mains jointes sur sa jupe, elle abaissa le buste rapidement mais respectueusement, fermant puissamment les paupières pour ne plus dévisager cet homme de prestige qui avait l’honneur de les gratifier de sa présence majestueuse. La jeune fille fut suivie par Léterno qui, à l’image des Gardiens de Cristal, posa un genou à tête, avant d’incliner la tête avec humilité et respect.
Astrid et Yume furent les deux derniers debout dans la salle. Ils se lancèrent tout d’abord un regard étonné puis, après un haussement d’épaules commun, les deux jeunes gens finirent par s’incliner de la même façon que Léterno et les hommes à la peau terreuse derrière eux, quoique bien plus gauchement.
– Regarde, c'est ton futur mari, plaisanta Yume tout bas pour ne pas se faire entendre de toute l’assemblée, mais la salle résonnait cependant.
– Arrête ! s’étrangla Astrid, le rouge aux joues et le regard fuyant de honte. Je veux même pas y penser… !
Malgré son genou à terre, la jeune fille avait serré les poings, se retenant de tout son être pour ne pas en coller une à son ami. Comment pouvait-il plaisanter dans une situation aussi solennelle que celle-ci ? En plus, Astrid était persuadée que, au vu du silence religieux qui était tombé dans la chambre froide, tout le monde avait saisi sa blague de mauvais goût, le Roi de Cristal compris !
– Ça va, poursuivit Yume sur sa lancée, sa bouche déformée en un sourire qu’il contenait de toutes ses forces pour ne pas éclater de rire, il est pas laid non plus.
– Certes, contra la jeune fille, qui mourrait d’envie de mettre un point final à cette discussion qui n’avait pas lieu d’être, mais j’aurai préféré un tout petit peu plus jeune.
– Comme moi, par exemple ? continua le jeune homme en jouant des sourcils, un brin séducteur.
Astrid ouvrit la bouche pour répliquer, mais lorsque la tête de Fileya se tourna tout à coup dans leur direction pour leur lancer un regard noir digne des robots-tueurs d’un film dystopique que la jeune fille ne raffolait pas tellement, elle comprit que la conversation était définitivement close. Astrid et Yume baissèrent humblement la tête face à ce sermon silencieux, quoique surpris que ce soit la plus jeune qui enguirlandât ses aînés de la sorte.
De sa voix grave, le Roi de Cristal ordonna à ses sujets de se redresser. Astrid et Yume furent les premiers à se redresser sur leurs pieds. La jeune fille n’en pouvait plus de cette position abominable qui lui causait un mal de dos de chien et une douleur insupportable au niveau du genou. Le sol était bien plus froid dans cette pièce que dans le reste du palais, et son articulation avait commencé à sérieusement la brûler !
– Quelqu’un dans cette pièce aurait-il l’amabilité de m’expliquer ce qu’il se trame dans mon propre château ? quémanda le Roi de Cristal, son regard subitement devenu plus bienveillant.
Une lueur de sévérité pointa cependant le bout de son nez lorsque ses pupilles cristallines se posèrent sur les quatre inconnus qui lui faisaient face. Astrid sentit sa respiration se couper subitement, alors qu’elle prit doucement peur de la suite des événements. Elle savait que les Rois pouvaient se montrer véritablement sévères s’ils décidaient, un peu sur un coup de tête, qu’une personne ne leur plaisait pas. Elle devrait faire rudement attention à ses propos et sa tenue avec ce personnage illustre, au risque de perdre la vie au moindre faux pas ! Quoique... pouvait-elle vraiment mourir à Onyrik, s'il s'avérait qu'elle vivait véritablement un rêve ? Pour rien au monde la jeune fille souhaitait en faire l'expérience !
– Qui sont ces visiteurs, reprit le Roi de Cristal en jetant son regard en direction de son peuple en retrait, et qui les a autorisés à pénétrer ma demeure sans mon accord au préalable ?
– Justement, votre Majesté, nous nageons tout autant que vous dans la confusion, intervint un homme à l’arrière ; Astrid n’osait même pas détourner les yeux pour tenter de le dénicher du regard, mais il semblait l’avoir déjà entendu prendre la parole un peu plus tôt. Nous ignorons qui sont ces visiteurs, mais ce sont eux qui, semble-t-il, nous ont sauvés.
Les traits solennels du grand homme se tirèrent subitement en une expression qu’Astrid refusa de traduire, pour sa propre sécurité. Le grand homme déplaça ses iris en direction des quatre compagnons avec lenteur. Il prit alors un malin plaisir à tous les détailler finement, sans émettre le moindre commentaire. Son regard était certes sévère, mais Astrid n’avait pas le pouvoir de lire dans les pensées, aussi espéra-t-elle que son visage ne les traduisaient-elles pas mot pour mot…
– Sauvés ? répéta le Roi de Cristal de sa voix grave, qu’Astrid sentit curieusement résonner jusque dans son être. Mais sauvés de quoi, que diable ?
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