Chapitre 14.6 : Astrid
Le sourire de Fileya fondit encore plus vite qu’il n’avait fleuri sur son visage de porcelaine. Troquant à nouveau son expression maussade, la jeune fille reporta ses iris bicolores sur la danse sensuelle des flammes orangées. Visiblement mal à l’aise, elle fit danser ses pieds l’un sur l’autre, tout à la recherche de ses mots.
– Oh… comprit subitement Astrid, perdant à son tour toute son euphorie. Il s’est… rien passé du tout ?
Tâchant de recouvrer elle aussi son calme, la brune reporta ses jambes contre sa poitrine, et vint les entourer de ses bras.
Alors qu’un ange passa pour la énième fois de la soirée, Astrid remonta un peu plus les couvertures sur ses épaules. Il lui semblait que l’air s’était davantage affaibli, et qu’il en serait sans doute ainsi toute la soirée, jusqu'aux premières lueurs du petit matin.
L’Enfant aux Yeux Rouges, n’y tenant plus et souhaitant satisfaire sa soif de curiosité, demanda, pour ne pas faire durer ce silence embarrassant plus longtemps :
– Mais c’est quoi qui l’a arrêté ?
– Moi, déclara derechef Fileya, les sourcils froncés sur ses yeux, qui s’était manifestement préparée à cette question.
– Toi ? releva son amie, arquant un sourcil dubitatif derrière sa frange brune délavée. Attends, mais t’es pas… genre… amoureuse de lui, toi aussi ?
– Je… je le croyais, oui, dit la jeune Invoqueur, tout en se passant deux mains désespérées dans ses cheveux aussi blancs que la neige, comme si elle se trouvait devant un examen de mathématiques particulièrement complexe. Enfin, je crois l’être. Non, j’en suis sûre, mais…
Astrid croisa ses bras sur sa poitrine. Cette histoire n’avait plus aucun sens, mais elle était bien décidée à en trouver un, quitte à ce qu’il tombât comme un cheveu dans la soupe.
– Moi je dis que oui. Après tout, t’as risqué ta vie pour retourner à Buxih pour le sauver, sachant que l'Élite était à nos trousses. Si c’est pas une preuve d’amour, ça, alors je comprends plus rien.
Pour toute réponse, Fileya s’enferma à nouveau dans un mutisme profond. Constatant ses lèvres fines pincées et son regard absent déposé sur les flammes vivaces, Astrid comprit que son amie était en pleine réflexion intense, et elle savait qu’elle ne supportait pas elle-même qu’on la dérangeât dans ses propres pensées une fois qu’elle y était trop installée. Lui accordant le temps dont elle avait besoin pour mettre un terme à ses doutes, Astrid jugea préférable d’attendre que l’expression faciale de la jeune Invoqueur changeât du tout au tout avant de poser son ultime question.
Refermant plus fermement sa couverture en fourrure sur les épaules – la jeune fille espérait secrètement qu’il s’agissait d’une fausse, auquel cas, elle refusait de savoir la vérité derrière cette source de chaleur indispensable –, Astrid porta à son tour son regard sur le brasier qui crachinait doucement, comme s’il tentait de faire la conversation à leur place. Du coin de l'œil, la brune vit Fileya soupirer doucement, avant de se passer une main dans les cheveux, le rose aux joues.
– C’est quoi qui t’as fait changer d’avis ? demanda finalement Astrid, n’y tenant plus. Pour Thandon, je veux dire. Pourquoi tu l’as repoussé ?
Désespérée, Fileya secoua négativement du chef, ses oreilles de chats sur sa capuche suivant son geste. Elles s’étaient d’ailleurs rabaissées sur sa tête. L’Enfant aux Yeux Rouges vit que la jeune fille n’y tenait presque plus, ses larmes manquant de tomber à tout moment, au moindre coup de poignard émotionnel supplémentaire.
– Je ne sais pas… avoua-t-elle, la voix brisée, tout en plongeant son regard vairon insolite dans le creux de sa paume grande ouverte, comme si les lignes de sa main détenaient la réponse à ses questions intérieures, qu’elle n’arrivait manifestement pas à formuler. Quand il m’a pris par la main, j’ai senti mon cœur trembler. Je n’avais qu’une envie : qu’il s’éloigne de moi.
– Oula, pas normal ça, releva Astrid, les sourcils froncés d’incompréhension. Normalement, c’est l’inverse qui est censé se produire, genre, une forme d’attraction. Enfin, je crois, j’ai jamais été amoureuse.
– Vraiment ? s’étonna Fileya, les yeux grands ouverts, visiblement surprise par cette dernière affirmation.
– Oui, approuva la brune, le regard dur, tandis que ses bras se refermaient autour de ses genoux. Mais on parlait de toi, pas de moi. Comment t’expliquerais ce rejet ?
– Je l’ignore… confessa la jeune Invoqueur dans un murmure, ses mots s’envolant comme des plumes dans l’air glacial. Tout ce que je sais, c’est qu'il s’agit de la première fois que je me sens ainsi en sa présence.
Un petit silence s’ensuivit, mais celui-ci était volontaire. Les sourcils froncés de concentration derrière sa frange brune et la mâchoire serrée, Astrid avait coincée son menton entre son pouce et l’index dans une position réflective. Elle ne se considérait pas comme experte en sentiments, loin de là, et elle ne se revendiquait pas non plus comme une parfaite analyste du cerveau humain. Mais puisqu’elle devait trouver un moyen de rassurer son amie, la brune devait également trouver une solution rationnelle à son comportement vis-à-vis de Thandon. Pour ce faire, la jeune fille remonta aussi loin qu’elle puisse le faire ses derniers souvenirs qu’elle avait concernant Fileya.
Peu après leur séjour à Buxih, Fileya et Thandon s’étaient quittés, à regrets, leurs gestes et leurs paroles dégoulinants d’amour. D’accord. Mais ensuite ? Qu’est-ce qui avait pu changer dans leur relation aussi subitement ? Qu’avait vécu Fileya pendant la courte période où elle avait été séparée de ses amis ? Astrid savait que la réponse se trouvait ici.
– Je m’avance peut-être un peu, débuta l’Enfant aux Yeux Rouges, tout en détachant lentement son regard pour venir le poser sur la silhouette tremblante de Fileya, mais c’est peut-être à cause de… tu sais…
Fileya pencha alors adorablement sa tête sur le côté, ses yeux légèrement écarquillés et brillant d’une lueur d’incompréhension. Elle incitait Astrid à en dévoiler davantage, car elle n’avait sans doute pas compris où son amie souhaitait en venir. La brune soupira. Elle n’était décidément pas une bonne psychologue, mais elle faisait de son mieux.
– Tu sais, ce qui s’est passé avec Seven…
Si Astrid n’avait pas voulu le mentionner, c’était parce qu’elle savait que ce séjour forcé dans les souterrains secrets de Fikternand allait ramener de forts traumatismes chez la jeune Invoqueur. Et, effectivement, le comportement de Fileya changea à nouveau. Alors qu’elle avait semblé plus ouverte pour discuter depuis que la jeune archère avait commencé à trouver un début de réponse, la meilleure amie de Yume se renferma une fois encore sur elle-même. Subitement mal à l’aise, la magicienne referma plus fermement les couvertures sur ses épaules, le regard fuyant. Astrid la vit très nettement trembler, et elle savait que ce n’était pas à cause du froid mordant de la Forêt de Cristal.
– Désolée, s’excusa derechef Astrid, qui savait qu’elle avait fait une énorme erreur, j’aurais pas dû en parler.
– Ce n’est pas grave, murmura difficilement Fileya, comme si les moindre mots qui pouvaient franchir la barrière de ses lèvres étaient aussi douloureux que de se recevoir des coups de poignard en pleine poitrine. Cela étant dit, il y a peut-être une part de vérité dans ce que tu dis. Peut-être… Que je ne supporte plus le contact de qui que ce soit… Je n’ai pas supporté non plus quand Iakyndy m’a agrippée par l’avant-bras.
– Nan mais cette Sorcière c’est une exception, plaisanta Astrid, espérant que sa petite blague serait suffisante pour arracher un petit sourire à son amie en détresse. Personne ne serait à l’aise avec sa poigne glacée pleine d’ongles griffues.
– Je suis tout à fait d’accord avec toi, rigola à son tour Fileya, une main posée pudiquement près de ses lèvres pour ne pas laisser éclater un rire trop puissant.
Astrid était heureuse de la voir sourire. Elle avait réussi à la faire changer un peu d’humeur. La jeune fille se devait de se féliciter pour chaque petite victoire ! Après tout, c’était une grande première, pour elle, cette discussion privée entre filles ! La jeune fille avait certes eu quelques conversations intéressantes avec Amy par le passé, mais jamais son amie du lycée n’avait véritablement discuté amour avec elle.
– Mais si ton hypothèse s’avère juste… reprit Fileya, la mine sombre, tout en levant les yeux vers les cieux ombragés par les feuillages argentés des arbres insolites parsemant la Forêt de Cristal. Alors Seven aura gâché le reste de ma vie.
– Mais non, ne dis pas ça ! tenta de relativiser Astrid, qui n’aimait pas voir son amie aussi abattue. Si ça se trouve, dans quelques jours, tout ira mieux ! Tu dois juste te laisser du temps pour accepter tout ça.
Visiblement émue, Fileya adressa un regard reconnaissant empli de larmes en direction de l’Enfant aux Yeux Rouges, qui ne sut comment elle devait réagir. Surprise d’être parvenue à la réconforter, Astrid esquissa un début de sourire.
– Tu… tu penses sincèrement ce que tu dis ? questionna la jeune Invoqueur, le cœur au bord des lèvres.
– À cent pour cent ! décida la brune, tout en lui adressant un franc sourire, cette fois-ci.
Émue, les joues de Fileya prirent subitement une teinte rosée. Doucement, un maigre sourire se dessina sur ses fines lèvres, avant que ses yeux, qui n’avaient pas arrêté de briller depuis un certain temps, se mirent à laisser rouler quelques larmes sur ses joues de porcelaine. Mais Astrid ne s’en alarma pas. Elle savait que la jeune fille était juste profondément heureuse d’avoir quelqu’un pour l’aider à comprendre ses sentiments, quelqu’un pour l’aider à comprendre les raisons implicites derrière son comportement de ces dernières heures, depuis sa libération des cachots infernaux de Seven.
– Merci… dit alors la douce magicienne en essuyant ses yeux du plat de sa main avec une volupté qui la définissait si bien. Merci de m’avoir écoutée… Et désolée… Pour ça…
– Pas de soucis ! répliqua Astrid en levant les yeux vers les arbres au-dessus de leurs têtes, souhaitant laisser un moment d’intimité à son amie. Les amis, c’est fait pour ça.
Les yeux d’Astrid se voilèrent subitement d’un rideau de nostalgie. Les lèvres pincées, la jeune fille finit par avouer, ce qui la surprit la première :
– J’aurai aimé… avoir des amis comme Yume et toi, dans la vraie vie…
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