Mal à l’aise d’être ainsi le centre de l’attention, Astrid se gratta nerveusement l’arrière de la tête. La tête basse pour ne plus supporter toutes ces paires d’yeux sur elle, la brune fronça les sourcils pour tenter de se concentrer. Mais elle perdit bien rapidement tout le fil de ses pensées à cause de l’importance qu’on lui accordait subitement. C’était comme se retrouver devant un jury lors d’un examen oral. On connaissait la réponse, on la savait avec certitude, mais la montée de stress à l’idée d’être jugé vous faisait perdre tous vos moyens.

– Y a… euh… bafouilla-t-elle, sentant son teint devenir curieusement blafard, une espèce de petite fille qui… euh… apparaît souvent ?

– Apparaît ? releva Thandon en premier, interloqué, avant de poursuivre en tressaillant, et Astrid pensait que le froid ne jouait pas un gros rôle dans cet état : Tu veux dire comme… une sorte de fantôme ?

– Ben… Je sais pas trop comment la qualifier d’autre… tenta de répondre Astrid, empruntée, avec de porter son regard sur Yume pour quérir son aide. Tu dirais quoi, toi ?

– Ouais, c’est clairement un fantôme, appuya ce dernier.

– Et vous l’avez vue tous les deux ? poursuivit Fileya, les sourcils légèrement froncés sur son front lisse.

– Faut croire, répliqua son meilleur ami tout en haussant les épaules.

– Et donc, pour en revenir à notre histoire, cette petite est encore apparue avant hier soir, quand on essayait de fuir les Miliciens. Et elle nous a dit de…

Astrid aurait été incapable de raconter la suite de sa rencontre avec la fillette. Elle tourna alors la tête en direction de Yume, le suppliant de prendre la suite de la conversation. La jeune fille se sentait faiblir à chaque nouvel assaut de questions, et ne savait pas si elle serait capable de tenir le coup avec longtemps. Elle connaissait le jeune homme bien plus assuré qu’elle en public. Sans mentionner qu’elle n’avait pas vraiment retenu le nom de l’endroit où ils étaient censés se rendre, le lieu où la petite fille les attendait de pied ferme.

– Elle nous a dit de nous rendre à la Flèche de Cristal, déclara Yume, qui prit définitivement les rênes pour la suite, au grand soulagement d’Astrid.

Sérieux, il posa son regard sur la silhouette de Fileya à ses côtés, qui sursauta de frayeur. Astrid savait que son amie n’aimait pas quand Yume prenait des airs aussi graves. Et elle non plus, d'ailleurs.

– Elle nous attend là-bas, dit-il simplement, ce qui soulagea à moitié la jeune Invoqueur.

– Mais qui est-elle ? murmura cette dernière à voix basse, perdue dans ses réflexions, son menton pris entre son pouce et l’index. Et que nous veut-elle ?

– Aucune idée, répondit Yume, mais ne perdant rien de son sérieux, et son regard toujours fixé sur sa meilleure amie. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’elle ressemble traits pour traits à la Déesse. Et crois-moi, c’est flippant.

– La Déesse ? hoqueta Fileya, les yeux écarquillés de stupeur.

Une main interdite devant ses lèvres, la jeune fille détacha son regard de Yume pour venir le poser sur Astrid, qui n’avait rien dit depuis un certain temps. L’expression de surprise dans son regard s’estompa progressivement, tandis qu’elle apposa une main délicate à l’endroit du cœur.

– Je comprends mieux, désormais… dit la magicienne du groupe. Toutes ces fois où tu t’es retrouvée totalement hébétée devant cette statue…

– Et bien, crois-le ou non, répliqua Astrid avec un rire nerveux, j’ai jamais fait le rapprochement jusqu’à ce soir !

– Ton esprit est trop étriqué pour ça, glissa Yume, qui ne perdait pas un moment pour lui lancer une pique gratuite.

Astrid soupira. Ce n’était définitivement pas le moment pour se chamailler, ils étaient au beau milieu d’une conversation sérieuse. N’avait-il donc aucune notion de gravité ? Elle se surprit à penser que, si Seven avait mis à bien ses plans de tous les faire exécuter il y a deux jours, Yume aurait été capable de pouffer de rire en plein milieu du rituel funèbre !

– Est-ce que je suis obligée de te rappeler que je ne viens pas de ce monde, contrairement à toi ? soupira la jeune fille, agacée de perdre ainsi le fil de la conversation. Alors excuse-moi de ne pas avoir fait le lien plus tôt !

– Pour quelle raison vous a-t-elle demandé de vous rendre à la Flèche de Cristal ? questionna Léterno de sa voix grave, rappelant ainsi à l’ordre les deux membres perturbateurs du groupe.

Son unique sourcil visible tressautait d’agacement sur son front basané, et Astrid nota que c’était bien la première fois qu’elle voyait Léterno en dévoiler autant sur ses émotions intérieures !

Un silence tendu s’installa subitement, où tous les regards étaient tournés avec impatience en direction d’Astrid et Yume, qui s’étaient curieusement tus. Sachant qu’elle serrait incapable d’en dévoiler davantage, la jeune fille tourna la tête vers l’ancien Épéiste, qui avait troqué sa mine espiègle contre un masque de gravité qui faisait froid dans le dos. Naturellement, le jeune homme ne trouva aucun mal à prendre la suite de la conversation. Il commença par tourner lentement la tête en direction de Fileya, qui ouvrit la bouche dans une expression de béatitude et de crainte. Yume prit le temps de planter ses iris turquoise dans ceux vairons de sa meilleure amie, avant d’avouer enfin :

– J’ai pas tout compris, et je doute que ça soit mieux du côté de l’autre écervelée, mais, apparemment, la Déesse aurait une mission pour toi, Fileya.

Surprise, Fileya en resta complètement muette. Ses yeux s’étaient agrandis de stupéfaction, tandis que sa main s‘était posée à l’endroit exact du cœur, peut-être pour calmer les battements fous de celui-ci. La jeune fille, complètement toute retournée, tourna son regard en direction des flammes crépitantes qui n’avaient encore rien perdu de leur majesté malgré le froid qui se faisait de plus en plus insistant.

– Même moi… Tout ceci me dépasse… parvint-elle enfin à dire, presque dans un murmure. La Déesse qui veut me rencontrer… Si c’est réellement elle, pourquoi ne pas le faire en s’adressant directement à moi, comme elle le fait avec vous deux ?

– J’en sais rien, moi ! se défendit Astrid quand elle sentit les regards de tous ses compagnons de route posés sur elle. Et crois-moi, si j’avais pu te céder ma place pour discuter avec cette espèce de Déité qui survient sans prévenir, je l'aurais fait depuis longtemps !

– Fileya, ça va ? enchaîna presque immédiatement Thandon, qui fixait la jeune fille depuis un certain temps sans rien dire, une profonde lueur d’inquiétude visible à des kilomètres dans le fond de ses pupilles émeraude. T’as l’air…

– Chamboulée, répondit la magicienne.

Le regard vitreux, Fileya n’avait pas quitté une seule seconde les flammes du regard. Après un petit silence réflectif, la jeune Invoqueur reprit, ses sourcils froncés de concentration :

– Mais maintenant que j’y réfléchi plus posément… Espaiceghia m’a parlé d’une sorte de… mission accordée par les Dieux… ? Je n’ai pas très bien compris ses paroles, pour être tout à fait honnête.

– Les Dieux ? releva Yume, visiblement choqué par cette révélation. Donc il y en aurait… Plus d’un ?!

– Aaaaaah, super ! se réjouit faussement Astrid à ses côtés, tout en soupirant de lassitude. Comme si une gamine aux pouvoirs surnaturels ne suffisait pas, il en fallait d’autres en plus de ça !

Un petit ange passa, où Fileya referma ses couvertures en fourrure sur ses épaules tremblantes. Astrid sentit qu’elle était mal à l’aise. Et elle la comprenait, sans doute mieux que n’importe qui dans leur assemblée. Elle aussi était un objet du destin, sur qui on avait posé tous les espoirs du monde, sans en savoir davantage sur cette destinée manifestement hors-du-commun. Mais, contrairement à elle, Fileya était sur le point de découvrir ce que l’on espérait d’elle. Alors que la brune, de son côté, attendait encore qu’on lui en dévoilât davantage, si quelqu’un dans ce monde en était réellement capable, tout du moins…

– Excusez-moi, dit Fileya du bout des lèvres, tout en se redressant sur ses pieds avec une grâce que tous lui connaissaient maintenant si bien, j’ai besoin d’un moment…

– Ne t’en fais pas, approuva Thandon avec un regard doux pour la jeune fille. Prends ton temps, ne te presse pas.

Fileya ne répondit pas, se contentant de renvoyer au jeune garçon un regard vide d’émotion. Puis, sans un mot, la jeune Invoqueur détourna les talons, adressant à tous un léger sourire pour tenter de les rassurer sur son état intérieur, avant de s’en aller dans la tente réservée aux filles. Maintenant qu’elle avait discuté avec Fileya sur ce qu’il s’était passé entre Thandon et elle, Astrid ne s’étonna même pas du comportement de la jeune fille. Mais elle n’en fit rien savoir à ses compagnons, car elle respectait le secret de la magicienne.

– Bon ! s'exclama Yume pour détendre l’atmosphère, ses paumes posées sur ses cuisses. C’est pas tout ça, mais cette conversation m’a donné faim, pas vous ?

Astrid lui lança son regard le plus dépité. Elle ne niait pas que son estomac criait lui aussi famine, mais il n’y avait que lui pour le dire aussi naturellement, après une discussion aussi solennelle que celle-ci ! N’était-il même pas inquiet pour l’état de sa meilleure amie ? Ou bien passait-il simplement par l’humour pour tenter d’oublier les tracas qui le rongeaient en réalité de l’intérieur ?

– Si les Dieux nous prévoient quelconques desseins, intervint Léterno à la surprise générale, nous ferions mieux de contenter nos estomacs. Il est vrai. Je me propose pour le dîner de ce soir.

– Parce que vous savez cuisiner, vous ?! s’écria Yume, estomaqué, mais il avait en vérité formulé tout haut ce que tout le monde n’osait pas relever tout bas.

– Il y a encore beaucoup de choses que vous ignorez sur moi, jeune homme, déclara le grand homme en plantant son unique œil améthyste dans les iris de son interlocuteur.

Astrid crut y discerner enfin une toute minuscule marque de malice. Mais elle ne savait pas si elle devait s’en réjouir... ou bien s’en méfier. Après tout, la jeune fille avait encore des doutes sur cet étrange personnage et ses motivations qui le poussaient à faire la route en leur compagnie. D’autant plus qu’il semblait tout particulièrement intéressé par son cas à elle, l’Enfant aux Yeux Rouges, et cette perspective ne la réjouissait nullement.