Chapitre 14.10 : Astrid
Dans un silence cérémoniel, le groupe commença à se diriger en direction de la Flèche de Cristal, qui semblait les attendre de pied ferme, patiente. Astrid avait tout d’abord eu peur de voir la glace céder sous son poids, mais elle fut rassurée lorsqu’elle constata que cette dernière était aussi dure que n’importe quel sol terreux. Elle pensa également que, puisqu’elle se trouvait à marcher sur une surface gelée, elle aurait dû redoubler d’efforts pour garder un équilibre constant. Mais, et une fois encore à son plus grand étonnement, la surface miroitante n’était pas aussi lisse comme elle s’y était attendue. Le sol sous sa chaussure était doux, certes, mais pas aussi fuyant qu’elle l’avait espéré. La jeune fille se rassura lorsqu’elle vit le même regard surpris chez ses amis.
Ils furent rapidement au pied de la Flèche de Cristal. Astrid leva les yeux vers celle-ci. La Tour la surplombait de toute sa hauteur vertigineuse, et elle se sentit écrasée par cette dernière, alors que son ombre lui donnait l’impression d’être happée par un voile de Ténèbres.
La jeune fille se sentit défaillir. Sa tête tourna. Ses jambes tremblèrent. Sa vue se brouilla. Tout dura uniquement le temps d’un bref battement de cils. Mais Astrid savait que ce vertige soudain n’était pas en rapport avec la hauteur impressionnante de la Flèche de Cristal, bien que cette dernière n’était en rien étrangère à son mal aise. Comme il lui avait semblé percevoir un appel en sa provenance un peu plus tôt, la Tour venait maintenant jouer avec sa santé. La tête toujours dressée sur ses hauteurs qui laissait grandir en elle une peur ineffable, Astrid ne pipa mot pendant un long moment.
– Tout va bien ? questionna tout à coup Yume, la tête penchée dans sa direction.
Cette interjection la tira subitement de ses pensées. Sortant enfin de sa transe contemplative, Astrid papillonna des yeux pour reprendre contact avec la réalité. Elle tourna difficilement la tête vers son ami, qui la fixait avec inquiétude.
– Ouais… Ça va, affirma-t-elle d’une voix éraillée.
Astrid reporta son regard sur les deux immenses portes qui leur barraient encore la route, interdite. Celles-ci, d’un bleu sombre, nuit, semblaient anciennes. Elles ne comportaient aucunes poignées, et leur surface était recouverte de reliefs antiques, que la jeune fille aurait été incapable de décrire avec exactitude. Des arabesques en spirales, telles des lianes recourbées, y étaient représentées. Les embrasures des portes se terminaient en d'impressionnants arcs pointus, qui devaient bien faire deux à trois fois la taille de Léterno, lui qui était pourtant déjà bien grand.
– Allez, décida Yume tout en s’échauffant les épaules en les roulant d’avant en arrière, avant de jeter sa couverture au sol tel un combattant qui s'apprêtait à monter sur un ring de combat. Quand faut y aller, faut y aller ! Au plus vite on en aura terminé, au plus vite on pourra quitter ce Royaume de malheur !
Déterminé, le jeune homme s’avança bravement en direction des portes solides, sous le regard craintif de Fileya, qui avait porté un poing à son cœur. Astrid comprenait sa peur. Elle aussi savait que foncer tête baissée sur ces deux battants n’était peut-être pas la meilleure des choses à faire. Mais peut-être était-ce également autre chose qui rongeait les pensées de la jeune Invoqueur. Après tout, on lui avait annoncé, hier soir, qu’une certaine Déesse souhaitait s'entretenir avec elle sur un sujet dont personne, ici présent, n’en connaissait la nature. Astrid était sans doute la seule, parmi tous ses amis, à comprendre la peur indicible qui la tiraillait. Après tout, elle aussi était l’objet d’une Prophétie dont elle ignorait tout.
Astrid redressa ses yeux rouges vers les hautes fenêtres noires, qui ne laissaient passer aucune once de lumière. Allait-elle en apprendre plus sur la Prophétie de l’Enfant aux Rouges dans la Flèche de Cristal ? La Tour allait-elle lui donner les réponses définitives à ses questions mises en suspens ?
Mains plaquées contre les portes de fer, Yume tenta de pousser celles-ci de toutes ses forces. Mais les battants refusèrent de bouger, et restèrent résolument clos. Refusant de s’avouer vaincu dès la première épreuve que leur imposait la Déesse, le jeune homme continua à user de la force de ses bras, essayant même de pousser à l’aide de son épaule, mais il se fit plus mal qu’autre chose. Déphasé, et les yeux écarquillés d'ahurissement, le meilleur ami de Fileya retenta sa première approche, tout en lâchant entre ses dents :
– Et bah… Pourquoi elles… veulent pas… s’ouvrir… ?!
– Besoin d’aide ? proposa gentiment Thandon en s’avançant d’un pas.
Yume, trop occupé à user de la force, ne lui répondit pas verbalement, se contentant de lui adresser un simple hochement de tête affirmatif. Le plus âgé des Buxihen déposa son petit frère au sol et vint adopter la même position que son camarade blond. Les paumes plaquées contre les portes de métal, les deux jeunes hommes poussèrent de toutes leurs forces, mais les gonds refusaient encore et toujours de céder, malgré leur nombre croissant.
Sans rien dire, Léterno s’avança à son tour, bras croisés sur son torse. Lorsqu'il parvint à hauteur des deux garçons, il plaqua à lui aussi ses mains sur les reliefs, prêt à leur venir en aide. Mais, malgré leur trois forces colossales réunies (enfin, surtout celle de Léterno, pensa très fort Astrid), les portes demeurèrent fermement à leur place. Ils n’avaient même pas réussi à les faire coulisser d’un minuscule petit centimètre.
Dépités par cet échec, les trois hommes effectuèrent un pas en arrière. Yume était passablement énervé. Mains sur les hanches, il lançait un regard à la fois haineux et défiant à la Flèche de Cristal.
– Étrange, déclara Léterno le premier, bras croisés sur son torse, et son unique œil violine fixé sur les portes métalliques. Y a-t-il un mécanisme dans les environs ?
Restées en arrière, Astrid et Fileya se lancèrent tout d’abord un regard interdit. Puis, se rendant compte qu’elles n’avaient pas vraiment aidé à la recherche d’un moyen de franchir cette barrière de métal, elles optèrent pour scruter les lieux d’un regard circulaire. Mais rien d'intéressant, si ce n’était des rochers, la cascade, et la lac miroitant, ne retinrent véritablement leur attention.
– Essayons de faire le tour, proposa Fileya, gravement.
La jeune fille chercha le regard de son amie. Lorsque Astrid tourna enfin la tête dans sa direction, ce fut pour approuver son plan silencieux. La jeune archère n’avait curieusement même plus besoin de parler de vive voix avec la jeune Invoqueur pour la comprendre : elle arrivait à saisir, de temps à autre, la moindre de ses pensées. Elle s’était demandée si cela était dû à son statut d’héroïne, mais elle n’avait pas eu le temps de vérifier ses doutes avec d'autres personnes.
Fileya s’engagea sur le côté gauche de la Tour, tandis qu’Astrid partit sur le revers de droite.
Mains sur les hanches, Astrid scrutait avec minutie les parois de la Flèche de Cristal, à la recherche d’un mécanisme qui activerait l’ouverture des portes. Marchant avec lenteur pour être certaine de ne rien manquer, elle comprit que Fileya avait également fait chou blanc de son côté lorsqu’elles finirent par se rejoindre, quelques minutes plus tard.
Désespérées, les deux jeunes filles retournèrent ensemble au pied des portes métalliques pour annoncer la mauvaise nouvelle aux garçons, qui les attendaient avec impatience.
– Rien du tout, dit Astrid d’un air déçu.
– Mais c’est bizarre quand même… se plaignit Yume, bras croisés sur son torse. On nous a quand même pas fait venir jusqu'ici pour nous laisser à la porte ?
Le jeune homme perdait patience, en témoignaient les bras croisés sur son torse et son pied droit qui frappait rapidement mais doucement la glace sous sa chaussure.
– Est-ce que tu ressens une trace de magie ? tenta Thandon en tournant la tête en direction de Fileya, elle qui était douée pour ressentir ce genre de choses imperceptibles pour des êtres non-doués de magie.
– Oui, approuva cette dernière d’un grave hochement de tête, une main apposée à l’endroit du cœur. Mais elle provient de l’entièreté de la Tour, pas seulement de la porte.
– Essaie quand même de l’ouvrir, proposa Yume, visiblement impatient. On sait jamais, après tout.
D’abord surprise par cette demande, la jeune fille ouvrit la bouche, mais seul un soupir s’en échappa. Finalement, elle pinça ses lèvres avec inquiétude, puis approuva cette idée d’un hochement de tête. Elle s’approcha des deux portes métalliques, incertaine.
Astrid, qui refusait de rester les bras croisés à regarder son amie faire de son mieux pour tous les libérer de cette première épreuve, effectua à son tour un pas en avant, dans le but de lui venir en aide, bien qu’elle ne savait pas si elle lui serait vraiment utile. Et puis, une paire de bras supplémentaires valait tout de même mieux que rien du tout, pas vrai ? Même s'ils étaient inutiles.
Une fois qu’elle se trouva à ses côtés, Fileya lui adressa un sourire ainsi qu’un regard empli de reconnaissance. Puis, s’armant toutes deux d’une expression déterminée, les deux jeunes filles apposèrent simplement une paume sur les reliefs pour tenter d’en discerner leur potentiel magique…
Un cliquetis se fit tout d’abord entendre, puis les embrasures des portes se mirent à scintiller. Les deux jeunes filles eurent à peine le temps de retirer leurs mains, surprises, que le seuil s'ouvrait doucement devant leurs regards étonnés. Rien n’était visible derrière les portes, si ce n’était un brouillard de pures Ténèbres.
– Mais… que… COMMENT ?! s'époumona Yume à l’arrière, interdit.
– La solidarité féminine, très cher ! déclara Astrid, bras croisés sur son torse, un large sourire fendu sur ses lèvres.
Subitement, son visage se figea. Son sourire fondit aussi rapidement que neige au soleil, et ses yeux s’écarquillèrent d’effroi. Il lui sembla se déconnecter complètement du monde autour d’elle. Elle entendit résonner dans son esprit des voix, des cris, des hurlements de terreur à glacer le sang et à paralyser sur place. Ces éclats de détresse lui rappelaient avec froideur ceux qu’elle avait entendu lors de ses trois rêves, dans le village en flammes. Mais, tout comme le vertige lorsqu’elle avait levé les yeux sur la Flèche de Cristal, les voix ne durèrent qu’un court instant.
Lorsque les cris se turent enfin, Astrid lança un regard apeuré en direction de Fileya. Quand cette dernière la fixa avec cette même terreur dans le fond de ses iris bicolores uniques, la jeune fille comprit que son amie avait été la victime auditive de cette même hallucination. Autour d’elles, personne ne semblait avoir été pris par ce curieux phénomène. Ils n’avaient pas non plus remarqué leur courte absence, encore moins les expressions effarées et mortifiées sur leurs faciès.
– Tu as… comprit à son tour Fileya, la voix chevrotante.
– Oui, répondit Astrid gravement, tout en hochant la tête douloureusement. Je les ai aussi entendues…
Pourquoi avaient-elles été les seules à avoir perçu ces cris ? Était-ce parce qu’elles étaient parvenues à ouvrir les portes ? Et pourquoi Yume, Thandon et Léterno n’étaient pas arrivés, eux, à les faire coulisser sur leurs gonds ? Était-ce parce que Fileya était douée de magie, et que cette Tour était protégée par un système d’auto-défense qui empêchait qui que ce soit d’autre à part un être doué de magie d’y pénétrer ?
– BON ! s’écria tout à coup Yume, joignant ses paumes entre elles, le claquement résonnant dans l’immensité glaciale. Maintenant que c’est ouvert, on entre !
D’un pas curieusement joyeux, mais peut-être était-ce seulement une marque d’agacement, Yume pénétra le premier dans l'immensité ténébreuse, pas même inquiet de ce qu’il pourrait y trouver derrière. Fileya, tout en soupirant doucement de lassitude, ne put s’empêcher de lancer un regard désespéré à Astrid, qui ne trouva d’autre réponse qu’un haussement d’épaules tout aussi dépité par cette attitude nonchalante. Ils ignoraient ce que la Flèche de Cristal leur réservait véritablement, et Astrid avait joué à nombre de jeux-vidéos pour savoir que son ascension ne serait jamais de tout repos.
Inquiètes pour leur ami, Fileya et Astrid passèrent à leur tour les portes de métal désormais complètement ouvertes sur l’obscurité, côtes à côtés, Thandon, Khomas et Léterno sur les talons.
Quand ils franchirent tous le seuil, ils constatèrent que l’obscurité n’était qu’une illusion. Lorsque le brouillard se fut complètement dissipé, il dévoila en vérité un immense vestibule dont les parois étaient recouvertes d’une épaisse couche de glace, qui rappelait à s’y méprendre le palais de Cristal de Iakyndy. Sur le côté droit débutait un escalier en colimaçon immense qui s’enfonçait dans les hauteurs, dont il était impossible de discerner la fin. Les marches semblaient mener vers les cieux. Enfin, ce hall était illuminé par les nombreuses fenêtres qui renvoyaient l’éclat de l’astre incandescent au-dehors, formant de véritables rideaux de lumière qui laissaient apercevoir des minuscules cristaux de glace, poussières qui s’étaient figées et cristallisés au contact du froid.
Quand ils furent tous à l’intérieur, une voix résonna, en provenance des hauteurs, qui se répercuta en de nombreux échos autour d’eux. C’était une voix d’enfant qui s’adressait au groupe de héros, plus précisément de petite fille. Astrid et Yume se lancèrent un regard interdit, connaissant parfaitement la propriétaire de cette voix : la petite Déesse sans nom…
“Saveurs d’Onyrik et de l’Humanité tout entière, bravez les épreuves et découvrez la vérité qui est mienne.”
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