Épilogue (bonus): le nouveau destin d'Erin
Pendant deux siècles, le dieu Vidar usa et abusa du Sablier du Destin sur la petite île de Mykines, dans le seul but de tromper son ennui à Asgard, le monde des dieux. Dissimulant ses agissements à son père, Odin, il finit par se faire prendre à son propre jeu et tomba sous le charme de la jeune et impétueuse Erin Jansen. Fasciné par sa pureté entachée de l'ombre la plus noire enfouie au fond d'elle, il revenait tous les quarts de siècle lui proposer un seul et unique choix : vivre à ses côtés dans le monde des dieux ou mourir pour sauver les siens. Invariablement, elle choisissait de se sacrifier. Et Vidar respectait sa décision, invoquant la loi du libre-arbitre si cher au coeur des humains. Même s'il aurait aisément pu l'obliger à l'accompagner en usant de sortilèges, Vidar n'aurait éprouver aucun mérite à recourir à de tels stratagèmes. Il souhaitait que la jeune femme soit à lui coeur et âme. Surtout son âme.
Cinquante années après notre histoire, Erin était sur le point de prendre une décision inédite qui changerait sa destinée...
Dans ce cycle, de nombreuses anomalies, dues à l'usage trop récurrent du Sablier du Destin, apparurent pour nombres d'insulaires. Erin ne faisait pas exception. Elle récupéra les fragments de sa mémoire, pourtant effacée à chaque renaissance. Une fois qu'elle se rappela toutes ses vies sur cette île, une rupture se créa dans son esprit et elle se libéra de tous ses liens avec les insulaires, y compris sa propre famille. Il était temps de sortir de cette boucle infernale. Son manteau émeraude pour seul bagage, Erin emprunta le chemin qui menait vers le phare, là où l’attendrait son Esprit drapé de ténèbres. Autour d’elle, le chaos avait commencé sa danse destructrice, mais Erin, imperturbable, continua d’avancer sans un regard en arrière. La lune de sang révéla le chemin de lumière en contrebas de la falaise. Elle ferma les yeux et se laissa tomber vers l’avant en murmurant un seul mot :
— Vitne.
— Je suis là…
Son habituel manteau de nuit la recouvrit et, cette fois, elle huma ce corps surnaturel à l’odeur exquise. Elle ouvrit les yeux sur le sentier qui la mènerait à l’intérieur de l’astre nocturne.
— As-tu fais ton choix, Erin ?
Elle lui sourit et retira son chapeau qui se mua aussitôt en nuée de papillons noirs entre ses doigts.
— Merveilleux… murmura-t-elle, occultant les cris des siens. Quel est ton nom Vitne ? Tu ne me l’as jamais révélé.
— Vidar, répondit-il en soutenant son regard noisette.
Ses longs cheveux de glace sublimaient son visage.
— Tu es donc un dieu… je ne croyais pas en votre existence. Je me suis trompée, dit-elle un sourire aux lèvres. Cette nuit, c’est toi que j’ai décidé de choisir. Pour la première fois.
— Tu te souviens…
Erin opina de la tête. Elle se retourna un instant et vit son grand-père sur la falaise qui criait son nom. Avec un pincement au cœur, elle se détourna, le laissant sombrer dans l’océan affamé. Elle s’était assez sacrifiée.
— Que la vie reprenne son cours. Allons-y, trés cher, déclara-t-elle. Pardon d’avoir mis si longtemps à te rejoindre.
Vidar ne put s’empêcher de jubiler et laissa éclater sa joie en maniant sa magie avec art. La colonne de lumière les emporta dans la base de ceux qui contrôlent le destin des Hommes : la lune. Là-haut, Erin assista à la chute définitive de la petite île de Mykines ; recouverte de lave fumante au contact des eaux voraces, elle s’enfonça lentement au fond de l’océan pour ne laisser bientôt qu’un tourbillon bouillonnant. Puis le chaos céda sa place à un calme absolu. L’île n’existait plus. Le Sablier du Destin ne se retournerait plus cette fois. Malgré sa décision, une larme glissa le long de la joue d’Erin. Elle s’empressa de l’effacer d’un revers de manche et se tourna vers Vidar, le regard droit et déterminé.
— Montre-moi ce monde qui sera mien désormais, le monde des dieux !
Vidar effectua une légère révérence et, d’un claquement de doigt, la téléporta au sein de la grande Bibliothèque des Mondes.
***
Elle arpentait la plaine aride, indifférente aux nombreux cadavres autour d’elle. Des membres arrachés à leur corps d’origine s’étalaient un peu partout. Les corbeaux, ces charognards, festoyaient à cœur joie. Une odeur de putréfaction régnait dans l’air sec et la terre asséchée se couvraient de sillons grenat : le sang des morts de cette guerre dévastatrice. Une cuirasse dorée épousait ses courbes féminines et venait parfaire sa tenue de guerrière céleste. Elle traversa le champ de bataille d’un pas calme mais résolu. Les soldats, eux, s’entretuaient sans même faire attention à elle. Et au milieu du vacarme assourdissant des coups de fusils et des bombes, elle trouva ce qu’elle recherchait. Elle s’approcha doucement d’un homme qui gisait près d’un char d’assaut. Du sang coulait à flots d’une plaie béante à la poitrine. Elle se tint devant lui, déesse aux ailes de jais et aux cheveux de feu. Il écarquilla les yeux face à cette délicieuse apparition. Effrayante aussi. Il tenta d’articuler quelque chose mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge. Il cracha du sang épais. Elle se pencha sur lui et dégaina une épée étincelante de son dos.
— N’aie pas peur, mortel. Ton âme ne craint rien avec moi. Tu as été choisi parmi les plus valeureux soldats pour rejoindre ta nouvelle demeure, auprès des dieux.
Alors elle leva la lame haut dans le ciel avant de trancher net le corps du soldat de haut en bas. Son âme jaillit hors de sa poitrine sous la forme d’une boule de lumière éblouissante qu’elle prit avec soin dans sa main. Elle apprécia un instant la chaleur qui s’en dégageait, puis créa un sceau de magie divine devant elle avant d’y placer le précieux trésor. Le sceau disparut. L’âme atteindrait rapidement sa destination.
La déesse déploya ses ailes et se volatilisa à son tour.
***
Transformer une mortelle en immortelle relevait du sacrilège pour bons nombres de dieux. Mais ils étaient si nombreux dans cet univers qu’Erin passa inaperçue. Vidar avait toujours bravé les interdits. Il fit d’elle une Valkyrie, changea son nom et lui apprit l’art de récupérer les âmes les plus courageuses dans de nombreux mondes. Elle apprenait vite et devint bientôt l’une des plus puissantes Moissonneuses d’âme connue sous le nom d’Hyrrkona, la femme de feu. Présents à chaque grande catastrophe ou guerre meurtrière, Hyrrkona et Vidar travaillaient en duo, sans relâche. Les cœurs purs entrevoyaient le Hatman, comme ils l’appelaient à travers le monde ; signe avant-coureur de drames, tandis qu’elle recueillait les plus belles âmes.
Celle qui avait porté le nom d’Erin apparut soudain aux côtés de Vidar, dans une salle obscure où s’entremêlaient de nombreux fils dorés. Ses ailes noires étaient repliées dans son dos et elle tenait toujours son épée à la main.
— Le tsunami devrait survenir dans deux jours sur la côte thaïlandaise, dit une norne face à son métier à tisser les fils du Destin.
Hyrrkona interrogea Vidar du regard. Il lui lança un clin d’œil amusé.
— Allons-y ! Nous avons du travail, déclara-t-elle en lui prenant le bras.
— Ah, ma chère, impossible de s’ennuyer à tes côtés. Tu ne ménages pas tes efforts. Cela valait la peine de t’attendre si longtemps.
Elle secoua la tête. Elle avait trouvé sa véritable vocation en arpentant le monde des vivants, invisible à leurs yeux, détachée des émotions qui la paralysaient en tant qu’humaine. Elle aimait la sensation de puissance qui émanait d’elle et l’immortalité qui lui était conférée. Dehors, au pied de l’immense Yggdrasil, elle déploya ses grandes ailes de plumes noires et s’éleva dans les cieux. Ses cheveux flamboyèrent dans le soleil éternel. À ses côtés, Vidar se fit ombre sous la forme d’un corbeau. Son compagnon. Son oiseau de nuit.
FIN
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