Un lourd fardeau

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 Une chambre étudiante ; des lumières rouges tamisées ; une épaisse fumée ; le rythme entêtant de la musique. Alice était assise sur un canapé, l’esprit embrumé par l’alcool et la weed.Le monde qui l'entourait était flou, ralenti. Elle n’était plus maîtresse de ses sensations. Elle se sentait légère et plus rien ne préoccupait ses pensées. Les volutes de fumée qui s’élevaient autour d’elle se teintaient de pourpre en passant devant les lampes. La scène avait quelque chose d’envoûtant et Alice se plaisait à observer ce ballet aérien. Autour d’elle, ses amis faisaient tourner un joint et rigolaient, béats. Ils semblaient tout aussi gris qu’elle. Cependant le regard d'Alice était maintenant perdu de l'autre coté du nuage vermillon, vers la danse ensorcelante d'Anah. Son corps se mouvait félinement au rythme de la chanson. Love will tear us appart de Joy Division. Chacun de ses mouvements suivait l'autre dans une chorégraphie parfaite. Elle est si belle quand elle danse songeait Alice, hebetée. Rapidement plus rien d'autre ne compta dans la pièce que la voix de Ian Curtis et la valse de la jeune femme. A chacun de ses pas, sa robe noire aux reflets carminés tournoyait autour de ses jambes. C'était la passion brûlante d'Anah pour la musique qui s'exprimait dans ses gestes. Finalement, la complainte du chanteur s'arrêta et avec elle les virevoltement d'Anah, qui disparut derrière la brume rougoyeante. Elle aurait tout abandonné pour l'admirer éternellement.

 Alice fixa son verre un moment avant de comprendre que celui-ci était vide. Sur la table basse juste devant elle, il n’y avait plus rien non plus. Les dernières bouteilles étaient sur un bureau d’étudiant, de l’autre côté de la chambre. Elle se releva et fut soudain prise de vertiges. Elle se rattrapa in-extremis en s’appuyant sur le mur derrière elle. Des haut-le-cœur secouaient violemment son estomac, et elle se retint de justesse de vomir. Elle avait bu un peu plus que prévu. Néanmoins cette révélation n’étancha pas sa soif et elle repartit en quête d’ivresse. Titubant entre les convives, elle ne comprenait plus ce qui se disait autour d’elle ; le monde s’était mis à tourner à grande vitesse et elle dut faire une pause, accoudée à la table, pour reprendre ses esprits. Puis après quelques moments de nausée , elle saisit une bouteille de rhum d’un geste sec et entreprit de l’ouvrir. Sans succès. Son corps semblait refuser de lui obéir, elle sentait à peine la peau de sa main contre le verre froid de la bouteille. Finalement, quelques instants plus tard, le bouchon sauta des mains d’Alice et roula sur le tapis quelques mètres plus loin. Elle partit le chercher, roulant pitoyablement sur le sol pour tenter de l’atteindre. Elle se rendit compte que l'ambiance autour d'elle avait changé, finit la douce sérénade de Louis Armstrong. La musiqué s'était coupée et, tout a coup, elle se retrouver à devoir porter le poids des regards incompréhensifs de tous les convives.

« Tout va bien ? », lui demanda l’un d’entre eux.

Elle voulut répondre affirmativement, mais de sa bouche ne sortit que des balbutiements incompréhensibles. Tandis qu’elle tentait de parler, elle fut prise d’un nouveau haut-le-cœur et un filet de vomi s’écrasa contre son haut. Tout le monde la regardait. Certains se mirent à discuter à voix basse. Elle les invectiva et s’en retourna vers la table et la bouteille. Elle se fichait bien de leur avis. Son cœur était encore douloureux dans sa poitrine. Elle ne le supportait plus. Elle voulait que cette souffrance disparaisse.

 Une main se posa délicatement sur son épaule. Alice reconnu les doigts graciles d’Anah. Celle-ci attrapa la bouteille convoitée par son amie et la reposa plus loin. Leurs regards se croisèrent. Alice déchiffrait dans les yeux de son amie un profond dégoût. Elle recula d’un pas sous l’intensité de ce contact et heurta la table. Elle entendit les verres tanguer et l’arrière de son chemiser s’imbiba d’un liquide dont elle ignorait la composition.

 Anah l’attrapa par le bras et la traîna hors de la pièce, jusque sur la terrasse de leur hôte. La nuit était fraiche et un vent glacé faisait grelotter Anah. Alice quant à elle n’avait pas froid. En tout cas son esprit, groggy par l’alcool et la drogue, ne s’en rendait pas compte. Elle était hébétée et ne comprenait pas la réaction de son amie. Ce ne pouvait pas être Anah en face d’elle. Elle avait toujours été ingénue, naïve et bienveillante. Pourtant la femme qui se tenait devant elle, les larmes aux yeux, était un concentré de colère et de mépris. Le silence dura longtemps, trop longtemps et Alice n’arrivait pas à le supporter. Elle se décida à prendre la parole.

« Un… un problème Anah ? Prononça-t-elle avec difficulté.

Son amie resta muette. Elle semblait vouloir laisser Alice trouver par elle-même la réponse à sa question. Finalement, devant la stérilité de l’esprit d’Alice, elle se décida et souffla dans un nuage de buée :

- Regarde-toi, Alice. Tu es pathétique, lâcha-t-elle laconique.

 Alice resta pantoise. Elle n’avait jamais entendu sa camarade lui parler comme cela. Elle était habituée aux insultes, mais cette phrase la frappa au plus profond de son être. Elle voulut répondre, se justifier. Elle avait toujours eu de la répartie. Mais aucun mot ne sortit d’entre ses lèvres gercées.

- Depuis combien de temps nous connaissons nous, Alice Wallace ?

- Plus de 13 ans.

- Et le plus précisément possible ?

- 13 ans, 3 mois, 23 jours et 12h à peu près.

 Malgré l’alcool il n’avait fallu qu’une fraction de seconde à Alice pour répondre à la question. Elle avait toujours été douée avec les chiffres.

- Voilà. C’est bien ce qui nous différencie toi et moi, continua Anah.

- Comment ça ?

- T’es si intelligente et pourtant tu comprends rien…

 L’air d’Alice était soudainement devenu beaucoup plus triste. Une ombre planait dans le fond de ses yeux mouillés de larmes. Elle s’assit. Elle la regardait avec un sourire abattu.

- Alice… Tu es ma meilleure amie et je suis désolée… En ce moment tout est difficile pour toi je le sais. Je ne peux pas t’en vouloir. Mais je t’en veux pour autre chose. Je t’en veux pour ce que tu fais de toi. Quand on s’est rencontrées en primaire on n’avait que 6 ans et…

- 7 ans, corrigea Alice presque inconsciemment.

- 7 ans si tu veux. Mais déjà à cet âge tu étais exceptionnellement intelligente. Je me souviens que tu reprenais régulièrement le professeur en maths… T’étais pas très bavarde et tous les élèves te prenait pour une bizarrerie. T’as jamais été douée pour te faire des amis. Mais j’étais en admiration devant toi. Je sais pas pourquoi mais je voulais te ressembler. Être à ton niveau, à tes côtés. Pendant des années j’ai travaillé dur, très dur pour t’atteindre mais je faisais que me trainer derrière. Collège, lycée. C’était une simple ballade pour toi. Il te suffisait de quelques minutes sur un problème pour le décrypter, le résoudre. Tandis que moi j’avais besoin de plusieurs heures. J’aurai pu te demander de l’aide, mais je l’ai jamais fait. J’ai toujours voulu être digne et mériter ma place à tes côtés.

 Il n’y avait plus de colère dans la voix d’Anah. Sa voix était tremblotante et ses joues couvertes de pleurs. Le coeur d'Alice se serrait horriblement dans sa poitrine. Ce n’était plus toute cette histoire avec son père qui lui faisait ça. C’était bien plus puissant, bien plus insupportable. L'alcool commençait tout doucement à descendre et elle se mit à frissonner.  

- J’ai toujours voulu faire de l’informatique, mais tu es plus douée que moi. Et plus douée que n’importe qui dans l’école. Mais je ne suis pas jalouse. Je l’ai sans doute été en primaire, mais maintenant je suis simplement heureuse et fière d’être ton amie. J’ai compris que je ne pourrai jamais te rejoindre en haut de ton piédestal. Je resterai à te contempler depuis le sol et ça me suffit.

Anah releva les yeux et plongea son regard dans celui d’Alice.

- Mais où est passée la jeune fille que j’admirais ? Celle qui voulait devenir astronaute ou écrivaine ? Celle qui mettait toutes ses forces dans ses rêves ? Celle qui n’abandonnait jamais et qui brisait tous les obstacles sur son chemin. Depuis quand Alice Wallace abandonne et rampe devant une bouteille d’alcool ? Ça fait des semaines que tu te laisses mourir. Je te vois déprimer. Je sais que tes choix ne sont pas faciles et je ne peux pas les faire pour toi. Mais tu ne peux pas continuer comme ça. Quoi que tu décides je te suivrai mais je t’en supplie, ne nous emmène pas dans le mur.

- Je te le promets, annonça Alice solennellement. Tu peux compter sur moi.

- Alors ça me suffit. Tu sais ce que tu vas faire ? Tu as toujours voulu écrire non ? Pourquoi ne pas montrer au monde qui tu es vraiment ? Finis cette histoire et fais mieux que ton père. Tu es chanceuse. Le monde t’offre une occasion unique, ne passe pas à côté. Montre-leur à tous qui est vraiment Alice Wallace. Pas juste la fille de son père. Ou alors laisse complétement tomber et poursuis ton chemin ! C’est une bonne option aussi. Mais faut que tu fasses ton choix. Ne te détruis pas à cause de ça.

 Alice prit un long moment de réflexion. Anah avait raison. Elle ne pouvait pas se laisser abattre pour si peu. Son père ne valait pas la peine qu’elle se prenne la tête. Finalement elle se décida.

- Très bien, annonça Alice triomphante.

- Tu as fait un choix ? questionna Anah.

- Non, pas encore.

- Hein ? Dit Anah incrédule.

- Que ce soit pour le livre ou pour l’héritage je crois qu’il faut que je retourne chez mon père pour faire un choix.

- Je croyais que tu avais complétement tiré un trait sur ton enfance. Pourquoi si soudainement ?

- Je ne sais pas… J’y pense depuis plusieurs jours. Je pense que j’ai besoin de relire toutes les histoires de mon père, de retrouver l’ambiance de la maison… Si je veux savoir si j’en suis capable, si je veux le faire. Je crois que je dois y aller. Tu m’accompagnes ?

- Avec plaisir idiote ! Avec plaisir, s’exclama Anah en essuyant ses larmes d’un revers de main.

 Les deux amies étaient maintenant l’une à côté de l’autre. Accoudées au parapet du balcon elles observaient les voitures dans la ruelle, quelques mètres plus bas. Anah gardait sa main sur le bras d'Alice, de peur que son amie ne bascule sous l'emprise de l'alcool. Elles avaient retrouvé leur bonne humeur.

- Même si t’acceptes pas le roman, tu peux quand même prendre l’héritage et me l’offrir ? Ça serait du gâchis sinon ! Et puis j’ai toujours voulu avoir une piscine intérieure.

- Ok mais tu m’y inviteras alors ! Et je te laisse remplir les papiers, répliqua Alice dans un éclat de rire

- Ahah dès que j’ai l’argent je m’en vais hein ! Je ne laisse pas les gueuses se baigner dans ma piscine.

 L’hilarité s’empara des deux jeunes femmes et elle continuèrent à discuter une bonne partie de la nuit sur le balcon. Elles repartirent à 6h00 le lendemain matin, s’achetèrent chacune un pain suisse à la boulangerie et prirent le premier bus qui se rendait chez Anah. Cela faisait longtemps qu’Alice ne s’était pas sentie aussi bien.

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