Ligne K7

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C'était un jour triste, un jour gris, un jour de pluie. Comme tous les jours, je rentrais du travail mais cette fois-ci, j'effectuais le trajet pour la dernière fois. J'étais épuisé. Voilà des nuits que je dormais mal à cause de mes insomnies. Mon travail en payait les conséquences. J'avais été licencié après une erreur sur un moteur. La voiture avait failli exploser. C'était une faute grave et ce n'étais pas la seule. Si on compte les petits accidents comme oublier une vis, mal fermer un bouchon, renverser de l'huile...je n'en étais pas à mon coup d'essai. Depuis quelques temps, réparer les voitures ne m'amusait plus. Au début, salir mes mains dans l'essence, raccorder les fils, vérifier des moteurs... tout cela me fascinait. Mais avec les années passées, je me rendais compte que ce métier ne comportait pas que des avantages. Les clients mécontents, le patron trop sévère, ma femme en colère. Je rentrais tard le soir et je crois que c'était le pire. Souvent, je prenais le bus pour arriver au plus vite chez moi mais cela ne suffisait plus. Ce soir-là plus qu'un autre, je sentais que mon sourire s'envolait en même temps que les feuilles mortes qui valsaient autour de moi. Ma bonne humeur était partie avec mon espoir de fonder une famille. Les larmes coulaient sur mes joues mais j'espérais que ce soit à cause du vent. Au final, je m'en moquais. Je voulais rentrer chez moi le plus vite possible et ne plus jamais y ressortir.

Mais cette fois-ci aucun bus ne vint. Je saisis mon téléphone et regardai l'actualité. En première page, on nous informait que les transports faisaient grève. Il ne me restait plus qu'à rentrer à pied. Alors je marchais, seul, sous la pluie battante qui tambourinait sur le bitume. Je fixais le sol d'un air absent. Étrangement, aucune voiture ne circulait et le trottoir était désert. J'avançais lentement, la tête baissée. Je ne pensais plus à rien. Le silence me troublait. Ce silence pesant qui nous donne l'impression que quelque chose va surgir et...

Une lumière vive me força à sortir de ma bulle. Je levai les yeux. Un véhicule noir s'était arrêté. Il me sembla relativement petit pour un autobus. Surpris de le voir ici, je l'observais, à l'affût du moindre détail. Il y avait trois portes alignées dont deux fermées par des énormes cadenas de fer. Les vitres étaient teintées mais je ne distinguais aucun passager. Je regardais son numéro: K7. Dans mes souvenirs, je n'avais jamais pris ce bus. C'est alors que je vis les étranges traces de griffe sur le pare-brise. Quelle bête sanguinaire aurait pu laisser de telles traces? Je tentais de me persuader que c'était peut-être la cause d'un accident lorsque la porte principale s'ouvrit dans un fracas. Comment avait elle pu s'ouvrir alors qu'elle était verrouillée quelques minutes auparavant ? Et surtout qui l'avait ouverte ? Personne ne se trouvait derrière. J'hésitais. Je me trouvais face à un dilemme cornélien : devais-je entrer dans ce bus étrange au risque de me faire dévorer par une créature démoniaque ou devais-je marcher sans risque jusqu'a mon domicile et retrouver ma triste vie monotone ?

Une voix retentit soudain : quand tout s'emmêle c'est à la K7 qu'il faut s'en remettre. Elle semblait venir de l'équipement radio du bus. Alors pour moi cela sonnait comme une évidence. Comme j'hésitait, je devais laisser la ligne K7 choisir pour moi ! Je tentais de réfléchir par moi même mais cette voix revenait, comme ancrée dans ma mémoire. Je me disais que rien ne pourrait m'arriver dans un bus et en même temps le fait de rester enfermé m'angoissait. Je pensais que j'arriverais à me raisonner et en même temps je ne savais pas où aller mais cette voix envoûtante, comme hypnotisante m'avait convaincu. Je grimpais donc, non sans appréhension, dans ce véhicule mystérieux.

Je franchis un rideau d'une couleur verdâtre et ce qui se trouvait de l'autre côté me laissa sans voix. On se serai cru dans un camp militaire. Les sièges avaient été retirés laissant place à divers éléments de survie: parachutes, casseroles, bidons d'essences, sacs, boîtes et papiers en tous genres. Aux murs étaient accrochés des drapeaux des états-unis ainsi que des pancartes de lignes de bus. Au sol, le vieux parquet grinçait sous mes pas. Partout, des traces de sangs et des morceaux de chair. Comme une boucherie, cet endroit ne m'inspirait pas confiance. Je commençais à transpirer sous mon blouson trempé. Mes mains tremblaient presque autant que mes dents claquaient. En m'avançant un peu plus, je remarquais une étrange cage bâtie au fond du bus. Elle était fermée par une trappe en métal. À l'intérieur... une créature immonde recouverte de poils me faisait face.

Elle avait des dents tranchantes capables de me déchiqueter en moins de deux secondes. Ses yeux étaient perçants et semblaient scruter mes moindres gestes. Elle se tenait à quatre pattes, ses griffes acérées prêtes à me trancher la gorge. Ma respiration se faisait sifflante. Je ne pouvais m'empêcher de regarder furtivement autour de moi. J'avais l'impression que j'étais figé sur le sol, dans l'impossibilité de bouger. Je voulais m'enfuir sans me retourner, rentrer chez moi et oublier cette histoire. Tout reprendre à zéro comme je l'avait décidé en étant renvoyé de mon travail.

Soudain, un homme surgit. Il était caché depuis le début dans un recoin sombre du véhicule. Celui-ci avait l'air plutôt normal en comparaison avec son compagnon. Il fit les présentations:

« Bonsoir. Mon frère et moi sillonnons les routes à la recherche d'un endroit où nous pourrions nous nourrir tranquillement. Vous êtes là au bon moment. Ça tombe bien, il meurt de faim. La personne avant vous était trop maligne pour lui. Aujourd'hui, il va pouvoir profiter d'une nourriture de choix. Mais puisque nous ne sommes pas des créatures sanguinaires, nous allons patienter une heure. Pas une seconde de plus. Si vous vous évadez par la porte que voici (il montra une porte sur le côté), vous serez libre de partir et vous n'entendrez plus jamais parler de nous. Si par malheur vous échouez, vous serez à nous pour toujours. »

Il éclata alors d'un rire sinistre. Sa voix était étrange, comme hypnotisante. Je ne pouvais pas m'arrêter de penser à cet homme et son « frère » . Comment une telle créature pouvait-elle être son frère? Quel genre de personnes étaient-ils vraiment? Ses paroles m'avaient glacé le sang. Jamais je n'aurais pensé servir un jour de repas pour un loup-garou et son acolyte. Parce-que cet animal ressemblait vraiment à un loup-garou. Je ne sais pas à quelle espèce il appartenait mais il était vraiment terrifiant. Sa manière de me fixer dans un regard dépourvu de pensées, sa longue queue hirsute pleine de poussière et sa langue rouge avec laquelle il se léchait les babines pour me faire comprendre que je n'avais aucune chance.

L'homme reprit la parole:

« Ton temps de jeu commence maintenant. »

Je me mis à fouiller avec activité. Après tout je n'avais qu'une heure, une misérable heure, pour sauver ma vie, une petite vie, une misérable vie... mais qui valait le coup. Je trouvais de temps en temps une clé avec laquelle j'ouvrait un coffre puis à l'intérieur un code avec lequel je pouvais débloquer un cadenas, etc... Le temps défilait quand soudain je vis la trappe se relever un peu. Pas suffisamment pour laisser passer la bête féroce mais encore cinq fois et elle serait libre de se jeter sur moi pour me déguster. C'est là que je compris : toutes les dix minutes, la cage s'ouvrait un peu plus pour libérer le fauve. Je m'étais fait arnaqué. Le fauve pourrait se glisser sous la trappe avant une heure. Je n'avais que cinquante minutes tout au plus. Les larmes me montaient aux yeux et ma peau devenait blême. Je ne voulait pas mourir ici, maintenant et surtout dans la douleur. Je m'étais toujours fais la promesse que si je mourrais jeune, ce serait de façon héroïque et que j'aurais le temps de dire au revoir à ma femme. Des spasmes me parcouraient le corps. Le temps, le temps, le temps, c'est tout ce qui me manquait. Quand tout s'emmêle c'est à la K7 qu'il faut s'en remettre. Foutue K7!!! Si je n'avais pas écouté ce message, je ne serais pas là aujourd'hui. La colère se mélangeait à présent avec mon désespoir. Le temps... on en manque souvent pas vrai? Alors il ne faut pas le gaspiller. Rassemblant mes forces, je me levais du banc sur lequel j'étais assis. Quitte à mourir, autant avoir tout donné pour résister. En me levant, je remarquais que mon banc semblait s'ouvrir comme un coffre. Je soulevai l'assise et approuvai mon hypothèse. A l'intérieur, un petit boîtier auquel étaient reliés deux écouteurs. Elle avait l'air de fonctionner avec des cassettes. Il y en avait déjà une de cassette. Ou plutôt, de K7. J'avais compris le principe des jeux de mots. Il y en avait souvent dans les livres que je dévorais chaque soir. J'écoutais l'enregistrement. Il disait: 2-2-6-4-3 Help, help, please help. Je cherchais un rapport avec les objets que j'avais déposé sur une table.

Je remarquai soudain qu'ils n'y étaient plus !!! Tous s'étaient éparpillés aux quatre coins de la pièce. Qui avait bien pu les déplacer. Se déplaçaient-ils tout seuls? Et le temps s'écoulait. Quelle heure était-il? Il me restait environ vingt-cinq minutes avant que l'animal ne puisse sortir de sa cage. Et plus aucune trace du monsieur depuis le début du « jeu ».

La pression montait d'un cran. Jamais je ne pourrais regrouper tous les objets et résoudre la fin des énigmes avant ma mort. J'étais perdu, seul et au bord de la déprime. Je ne savais plus quoi penser. Mon cerveau s'était comme éteint et il ne me restait que mon coeur qui tambourinait dans ma poitrine. Les mains moites, je tentais désespérément de trouver une solution. Je voulais revoir ma femme et ma famille, ma maison, mon chat et mes amis, même mon patron si il le fallait. Je me sentais plus que tout abandonné. Pourquoi personne ne venait me chercher ? Personne ne trouvait louche qu'un bus soit tout seul sur une route un jour de grève.

L'image de la rue déserte me revint à l'esprit. Il fallait que je sorte. J'étouffais dans cette pièce sans fenêtres. Je regardais la porte. Je me mis à frapper de toutes mes forces sur celle-ci. Rien ne se passa. J'observai alors la fermeture. Il y avait un cadenas à lettre. N'y avait-il pas un code sur cette fameuse cassette ? Je la réécoutais une deuxième fois. 2-2-6-4-3 Help, help, please help. Je réfléchis alors : si A=1, B=2, C=3, D=4, E=5, F=6, alors le code serait BBFDC. J'essayais sur le cadenas, heureux d'avoir trouvé et de pouvoir sortir.

Mes espoirs se brisèrent net : ce n'était pas le bon code. Les larmes me montèrent aux yeux sans que je puisse les arrêter. Adieu monde cruel. Je me munis d'un papier afin d'écrire mes dernières volontés. Même si personne ne les trouvait, je serais heureux d'être mort en bonne et due forme. Fichue K7!!! K7, K7...K7!!!!! Je réessayais : si K=7, J=6, I=5, H=4, G=3, F=2 et E=1. Alors le code serai FFJHG. Je tournais la molette le plus rapidement. Je voyais le loup-garou sortir son nez par la trappe. Il ne me restais plus que quelques secondes. F! Le voilà qui glissait sa patte sous la porte. F! La moitié de son corps était passé. J! Il arrivait au niveau des pattes arrières. H! Il ne lui manquait que le derrière. G!

La précieuse cassette dans la main, j'eus le temps de le voir s'élancer derrière moi lorsque je me jetais dehors. Ma tête heurta en première le bitume mouillé. Pendant une dizaine de minutes, je restais inconscient sous la pluie qui tombait encore. Lorsque je revint à moi, je ne reconnaissait plus rien. Je humais l'air, heureux de pouvoir respirer enfin. Ce cauchemar était terminé et j'étais vivant. Je profitais pendant cinq minutes de ma liberté nouvelle. Ces cinquante minutes avaient été les pires de toute ma vie. J'avais l'impression qu'une éternité s'était passée entre le moment où je pénétrais dans ce bus et cet instant. La pression retombait petit à petit et je réalisais enfin que j'étais vivant. Je pouvais presque entendre le vieux monsieur pester et l'animal grogner. Je relevais la tête pour voir le bus partir. Il n'y avait plus rien. Aucune trace de son passage. Comme si rien ne s'était passé. Comme si j'avais rêvé. Et si je m'étais simplement évanoui? Et si j'avais inventé toute cette histoire. Il faudrait que je consulte un psychologue. Je me levais enfin et je me mis à marcher. La rue était toujours aussi calme et déserte. Je mis la main dans ma poche. Comme une preuve que je n'avais pas imaginé cette scène, le petit boitier qui vibrait et la paire d'écouteurs intacts.

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