68 – 1er février 2023 – De l'encre rouge sur du papier volé.
J'écris présentement sur une feuille de papier A4 pliée en deux, préalablement piochée dans le bac d'une imprimante factice, le cul posé sur un élément de décor. Sous la feuille, un bureau dont l'ordinateur n'est pas, ne sera jamais branché, un téléphone qui étale sa superbe inanité, une collection de tampons récupérés par un accessoiriste zélé dans un salon vintage ou un marché aux puces du siècle dernier, des stylos sans encre, à l'exception de ce Pilot Frixion Ball qui présente la particularité de cracher du rouge comme on crache du sang pour se sentir exister. Et oui, je fais référence à Fight Club.
J'oubliais le mug « Café crime » de chez « Policier Pocket », avec ses empreintes digitales blanc crayeux sur fond noir puits de mine. Le reste de la pièce est à l'avenant : un hall d'entrée avec standard d'accueil, l'open space derrière son paravent de plexiglas, le tout très start up nation alors que ça fait un bail que l'on planque les flics dans les vrais commissariats.
Il faut avoir porté plainte une paire de fois dans sa vie pour rendre compte du décalage. Ici, le plaignant est un figurant qui déboule dans un hall à moitié vide comme on déboulerait dans une banque aux heures creuses. L'accueil est tout sourire puisqu'il est « joué » par un autre figurant.
Dans la vraie vie, tu te présentes à l'accueil après la barrière des machins-trucmuches qui sonnent si d'aventure tu te promènes avec un Beretta, un porte-clefs ou une plaque d'acier soudée au crâne. L'agent d'accueil, qui n'a jamais aussi bien mérité son appellation, s'enquiert de ton identité, te demande tes papiers, tu ferais bien de t'y habituer, y en aura d'autres, crois-moi, la scène se répétera un jour ou l'autre. Surtout si t'es noir ou si t'as les cheveux longs, si t'as une tronche à t'appeler Rachid, si tu pues le gauchisme à plein naseau, ou le shit, mais là disons que tu cherches un peu, tu pouvais aussi changer de nippes.
Ensuite, tu t'assoies et tu attends. Classique. Service public oblige. A force de couper les budgets, on remplit les salles d'attente. Au sens propre, sans doute, mais si tu pressens la métaphore, je t'autorise à la filer.
Une porte blindée à verrouillage automatique s'ouvre à intervalles réguliers. Un autre agent qui vient chercher un patient, pardon, un client, pardon, un civil, pardon, un plaignant. Et ça écrème tout doucement les rangs de ceux qui poireautent en rangs d'oignons.
Puis ton tour arrive enfin et tu te lèves d'un coup sec, les os noués parce que bigre ! On se croirait aux Urgences, te répètes-tu en boucle. Tu suis le flic : couloir, couloir, escalier, couloir, couloir, attendez ici, et tu te poses comme tu peux, contre un mur, sur un siège abandonné, la main sur un coin de table pour te tenir droit sans que ça tire au niveau des reins.
Ici, dans ce monde de faux-semblants qui s'offre comme une timide ouverture un rien fauchée sur le monde du cinéma, ici, les gens ne patientent pas. Ils ne parlent pas mais leurs lèvres bougent, leurs mains gesticulent, ils marchent, s'arrêtent, boivent des tasses vides où ils touillent du sucre fantôme, ouvrent et ferment des portes, transbahutent des dossiers colorés, rejouant encore et encore la même insupportable partition. Ils sont le décor tout autant que le reste, l'imprimante, l'ordi, le téléphone, les tampons, le mug, et ces affiches sur les murs, empruntées au ministère, qui démontrent par l'exemple que la police manque de correcteurs orthographiques pour réprimer les fautes de frappe.
Tout va bien, pourtant. Mon personnage de plaignant n'apparaît que très vaguement dans des plans larges. J'ai dans le dos une immense véranda qui me noie de soleil et me réchauffe les omoplates, et je me régale d'imaginer que ceux qui tournent la scène du jour ne sont pas ceux que l'on croit. Les figurants de mon histoire, celle qui se joue du script, de la lumière et du son, je les choie, les caresse dans le sens du poil, leur parle comme à mes plantes, d'une voix douce et lancinante, ils deviennent des silhouettes, selon le jargon du métier, et bien trop vite à mon goût, se plient à la comédie absurde d'une dramaturgie ordinaire qui nous échappe pourtant.
L'un des membres du staff technique, probablement la régisseuse ou l'assistante-réal – en tout cas une de ces personnes-fonctions qui semblent porter le monde sur les épaules alors que nous nous contentons de tourner les scènes-clichés d'un feuilleton pour lequel la notion de médiocrité se pose en idéal – m'a agrippé par le col sous l'influence du stress afin de m'ôter du passage d'une porte censée demeurer close. Disons sans exagérer que l'expérience m'a déplu, et oui, c'est une litote.
Quoi qu'il en soit, je le lui dis, omettant l'aspect litote de la question, m'empressant de lui narrer la scène dans le détail parce que je vois bien, à ses yeux fuyants, qu'elle n'est pas vraiment là, devant moi, à m'écouter lui rappeler que je ne suis pas un objet que l'on déplace.
Elle ne se souvient pas.
« Je le vois bien et je comprends ton stress. Simplement, ça ne m'a pas plu et je te demande de ne pas recommencer. »
Elle me répète qu'elle ne s'en souvient pas, ce qui lui fournit, croit-elle, une excuse des plus valable pour minimiser l'impact du geste. Je lui rétorque que moi, je m'en souviens et que, pour moi, c'est une agression, certes minime, certes peu conséquente, mais comme disait De Quincey, « on commence par assassiner et on finit par manger avec les coudes sur la table. » En d'autres termes, peut-être mieux adaptés à la situation, si elle me tire par le col alors qu'on n'a même pas lancé la caméra, que s'autorisera-t-elle en fin de journée ? Le fouet ? Les chaînes ? Le gode ceinture électrique branché sur du 220V ?
Elle ajoute toutefois que ce n'est pas son genre de « toucher les gens », que jamais elle ne se comporterait de la sorte.
« Et pourtant, tu l'as fait. »
J'insiste parce qu'elle le vaut bien.
« Encore une fois, je comprends que tu sois stressée mais je m'en fous : on n'agrippe pas les gens comme ça. »
Elle m'explique, le ton cassant, sans doute un rien sur la défensive, qu'il lui fallait fermer cette porte, là, derrière moi, qu'on lui en avait donné l'ordre, et tout un tas de points Godwin se placent sur les starting blocks dans ma cheutron de gars taquin. Je leur dis de la boucler tandis qu'elle ajoute qu'on s'acharnait sur elle à cause de cette béance et qu'elle n'avait pas le choix.
Toujours pas d'excuses formelles à ce stade du dialogue.
Je ré-explique : ça ne se fait pas. Et le choix, bien sûr qu'elle l'a. Elle me parle, elle s'enquiert, elle requiert, elle exige avec ou sans le s'il te plaît qui adoucirait la requête, même véhémente et disproportionnée, mais elle ne me touche pas, elle ne me saisit pas, elle ne m'agrippe pas, ne me tire pas vers elle comme un gamin superflu. Je souligne d'ailleurs que je ne me permets pas moi-même de traiter mes enfants de la sorte.
Elle reformule le même « oui mais je » de tantôt, employant l'expression de « situation d'urgence extrême », et je songe à ma compagne, institutrice en charge quotidienne d'une quasi-trentaine de gosses. Je pense à Lucie, qui bosse en crèche, à Elian, aide-soignant, qui pourrait lui en remontrer sur les « urgences extrêmes », puisqu'il faut absolument en passer par ce terme. Me viennent à l'esprit des centaines de milliers de situations d'extrême urgence et là, je t'avoue, je suis sur le point de voir la même couleur que l'encre du stylo qui trace le brouillon de ce que tu lis en cet instant.
Et toujours pas la queue de l'ombre d'une excuse.
Je souris et dis :
« Non. »
Et rien que ce petit mot me remplit d'une joie infinie.
(Plus tard, la responsable-plateau des figurants me confiera qu'elle a tout entendu de la scène et qu'elle a apprécié ma manière de poser ces limites, qui lui semblaient, au demeurant, fort raisonnables.)
« Non, ça n'est pas une situation d'extrême urgence. C'est juste du stress. Je le comprends mais ça ne justifie pas qu'on empoigne quelqu'un pour l'ôter de son chemin. Maintenant, on arrête là. J'ai dit ce que j'avais à dire : ce que tu as fait ne m'a pas plu. Tes explications, tu te les gardes. Simplement, tu évites de recommencer et on n'en parle plus. Ca te va ? »
Visiblement, ça lui va. Elle me fera transmettre ses excuses formelles plus tard, par personne interposée.
Je pense que cette histoire marque le début d'une grande et belle amitié.
J'ai eu des nouvelles du fils aîné. Les manifs à paris, il y était. Fils de gaucho un jour, fils de gaucho toujours. Il m'a raconté la charge de dernière minute et les lacrymos de la dernière heure.
« Marrant, c'était comme si on leur avait dit, allez les gars, ça se passe trop bien, nettoyez-moi tout ça. »
Je me demande si les flics qui défilaient on respiré les mêmes gaz que les autres, s'ils se comptaient eux-mêmes selon leurs camarades, ou au contraire se décomptaient selon leurs collègues.
Enfin, bref.
Vivement la pause de midi, on approche 14h.
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