95 – 16 mars 2023 – Manif du soir, espoir ?
Bienvenue à toi, passant dépassé, internaute rescapé de MySpace pour s'affadir en un Facebook vieillissant alors que tout se passe sur Snapchat, TikTok ou je ne sais quel abus de langage qui filerait des cauchemars à un dyslexique. Ce matin, je suivais un cours de théorie musicale après avoir enfilé une série de coups de téléphone en quête de dates estivales, pour enchaîner ensuite avec une première répétition sérieuse (du déchiffrage, avec stylo, carnet, dictionnaire d'accords et 48 harmonicas à l'appui) avec les JAG – en concert demain soir à l'Irish Pub, pour la Saint-Patrick, placement de produit. Je ne vous raconterai rien et vous ne saurez rien aujourd'hui, ce n'est pas le sujet, mais cette rencontre m'apporte un plaisir immense et je peux enfin jouer autre chose que de l'harmonica dans un projet non rétif à l'idée de composer, ce n'est pas rien. C'est même beaucoup.
Après coup, voyons voir, livraison de colis, achat de cartouches d'imprimante, retour au foyer où je récupère notre fière et indocile progéniture que j'embarque dans les courses les plus rapides de l'ouest – et les plus chères aussi mais je ne vous apprends rien, diantre en chapelet de cuir, on nous enfle avec l'inflation et c'est le larfeuille qui désenfle, façon de causer, ben tiens, puisque ça va faire presque deux révolutions solaires que je n'ai pas vu de cash. Parfois, j'ouvre une boîte de Monopoly, nostalgie oblige, et j'observe les contrefaçons et je me dis, ma foi, c'est ressemblant.
Mais je digresse.
Juste avant la livraison de colis (et non, ce ne sont pas colis piégés, mauvaises langues que vous êtes) et l'achat de cartouches (non alimentaires, je précise, donc pas plus chères qu'il y a six mois mais ça vaut bien un radius doublé d'un cubitus arrosé de lymphe), j'ai entendu la nouvelle à la radio. Elisabeth Borne to be Free Jazz a balancé l'atout qu'elle avait mal caché dans sa manche. Au poker, on l'aurait grillée cent fois, Borne Again, ce qui n'aurait rien changé au bordel ambiant puisque en matière d'atout, on peut parler de levier définitif, de facteur déterminant, d'avantage décisif, le dernier mot, le point final, bien cloué sur la porte du dialogue, verrouillée au préalable, à double-tour, chaînes et cadenas à l'appui.
Je joue les cyniques. Je sais pertinemment que tout le monde s'y attendait, à ce fichtre d'enfoiré de fasciste de 49-3 (excusez du terme mais il faut appeler un chat un chat et j'ai beau me creuser la cervelle à coups de marteau-piqueur sémantique, il ne me vient à l'esprit aucune occasion sensée, aucun moment historique valable, aucune « crise » potentielle susceptible de justifier l'existence de ce décret au sein d'un régime démocratique qui se présente comme républicain, représentatif, tagada-tsouin-tsouin, avec un nez de clown ce sera plus crédible. Et vous me permettrez d'ajouter, en restant dans la parenthèse, que les discours fleurissent chez nos joyeux représentants du peuple, nos élus ridicules, quels qu'ils soient et peu importe leur bord, sur le mythe des élections qui les légitiment dans l'exercice de leurs incompétences éclairées, la belle légende de la laïcité qu'on recycle volontiers en prétexte de bon aloi pour chasser le Sarrasin au teint bistre et à la duplicité badine, sans oublier les grands discours sur le respect de la vie publique, du « vivre ensemble », putain de mot-valise qui ressemble à une pub pour un week-end UCPA, de la tolérance et de la Culture avec un grand C parce que, bon, évidemment, elle a beau n'avoir rien d'essentiel à proposer à cette société où l'on gave les gras avec la moelle osseuse des miséreux, il reste toujours l'opportunité d'approvisionner le compte off-shore d'un copain de Spa, de Yacht ou de partouze – Darmanin, si tu m'entends, elle est pour toi, mais pas que.
Dupont-Moretti a distribué des bras d'honneur à l'assemblée. Ce qu'Elisabeth Borne Dead a accompli aujourd'hui relève du même niveau de langage, de la même démarche immodeste et mesquine, du même goût belliqueux pour le conflit avec la masse.
La masse, je le dis pour rappel, c'est nous.
Ah, vous avez bien rigolé devant les queues qui se formaient devant les McDo en sorties de confinement, devant les tâcherons qui se culbutèrent en leur temps pour profiter d'une promo Nutella, des cinglés des soldes qui se jettent sur le premier ustensile de cuisine sans même se demander ce que c'est, à quoi ça sert, combien ça coûte. On a bien ri des cons, toujours, tout le temps. Ca suffit, maintenant. Les cons, c'est nous. Les cons, c'est la masse docile des votants qui subissent la masse docile des non-votants qui croient s'affranchir de la pression de la masse docile des votants, alors que ce qui compte, ce n'est même plus de savoir qui va s'asseoir sur le trône mais bien comment l'en éjecter.
Je me souviens de « l'humour Canal ». Vous vous souvenez ? Je gage que vous y songez avec la larmiche du survivant des tranchées, j'y étais les gars, j'ai connu les Nuls quand ils étaient quatre, les Guignols quand ils étaient drôles, Groland quand ça sentait le punk à chien et non le punk de salon. Replongez-vous dans ces sketches. Pas un, pas deux, allez-y gaiement, comme si vous « faisiez vos recherches » pour prouver que la terre est plate comme une idée de droite ou l'encéphalogramme de Gabriel Attal. Eh bien, croyez-le ou non, ils avaient bien préparé le terrain, ces couillons – eh oui, je dis couillons avec tendresse, parce que oui, j'y étais, oui j'aimais bien, pas tout mais beaucoup et ça a suffi à me faire tomber dans le panneau, comme tout le monde.
Ce qu'ils avaient en commun : les figures tutélaires de Desproges et Coluche. Mais sans la distance narquoise, sans la tendresse humaine, sans l'ironie perfide des vrais philanthropes qui vomissent le genre humain non parce qu'il le mérite mais parce qu'ils le tiennent en si haute estime qu'ils ne veulent surtout pas qu'il flanche et se laisse aller à, par exemple, devenir Cyril Hanouna ou voter Emmanuel Macron. Ah putain, l'esprit Canal se voulait l'héritier du grand Hara-Kiri, il ne fut qu'un remugle besogneux d'Actuel, vivant les années cocaïne et traders avec ce mépris du petit peuple que l'on retrouve aujourd'hui chez nos dirigeants les plus haut perchés.
Bon, la comparaison peut sembler un peu raide mais l'humour noir excuse tant de mépris, de hauteur, de manque d'indulgence envers cet autre qui, me semble-t-il, occupe pourtant tellement plus d'espace que soi...
J'ai écouté les nouvelles, j'ai laissé tourné le moteur, on a klaxonné dans mon dos, je me suis garé. Par chance, une place s'était libérée à une dizaine de mètres. J'ai écouté encore. Encore et encore. Je suis resté dix minutes dans cette voiture, la guitare sur le siège passager, la mallette des harmos à l'arrière, à écouter le train de l'histoire effectuer son demi-tour sans même ralentir un chouïa.
J'ai appelé mon ex-femme. C'est normal, c'est Mathilde Larrère. Je sais que quand j'en parle, la plupart des gens ne me croient pas. Il se trouve que lorsque nous batifolâmes il y a vingt ans, elle n'avais pas encore attiré l'attention de la toile avec ce tweet où elle traitait Manuel Vals de crétin – ce qui, en toute objectivité, relève davantage du constat que de l'insulte – parce que la « Liberté guidant le peuple » était, rappelait-elle, « une allégorie », rendant ainsi peu pertinente toute comparaison avec un voile, une burka ou je ne sais quel débat à deux sesterces et demi que l'on nous sort entre deux réformes pour nous brouiller la couenne. Du coup, ben , pour moi, c'est juste mon ex-femme devenue subitement une historienne médiatique.
Bon, je l'ai appelée parce qu'il m'arrive de l'appeler quand j'ai besoin de piger un truc politique, historique, ou je ne sais pas, un truc dans lequel elle aurait un petit peu le pied dedans, comme par exemple, l'Observatoire de l'extrême-droite en France, ou l'avancée des travaux sur le féminisme, bref, j'ai accès à une experte de qualité, et je peux même me permettre de la tutoyer au nom d'une parentalité partagée. De façon générale, je m'en remets énormément aux femmes. Que vous l'acceptiez ou non, je les trouve plus pertinentes, plus sensibles, plus intelligentes que la majorité des hommes. Ma compagne m'explique des tonnes de choses sur des tonnes de trucs, et quand j'ai besoin de l'avis de l'historienne, j'appelle Mathilde.
Raté. Paf, répondeur. Je suis con aussi. Elle est en pleine manif.
J'appelle mon fils aîné.
Esteban, je t'en ai parlé ici ou là, je t'en reparle encore un petit peu : vif, malin, un puits de science, l'humour pince sans-rire d'un grand-père qu'il n'a jamais connu, une crème d'adulte en devenir, politisé comme sa mère, désabusé comme son père. Mais il tient quand même plus de sa mère. Il manifeste dès qu'il peut, se laisse nasser, gazer, mais pas taper – jusqu'ici du moins, touchons du bois, mais pas du sapin – participe aux AG, s'engage, trouve Mélenchon mollasson et grognon, Ruffin trop proche de Chouard, déteste la droite presque autant que son extrême, mon portrait craché. Du coup, quand j'essaye d'appeler Mathilde mais qu'elle ne répond pas, j'appelle systématiquement Esteban. On pourrait parler ici d'un phénomène d'association d'idées mais ce serait enfoncer des portes ouvertes et aujourd'hui, c'est la journée des portes fermées, des murs qui se dressent, des barbelés en guirlandes et des miradors en embuscade.
Evidemment, il était pas là, il n'a pas répondu, il manifestait.
Décidément...
Je regarde l'heure. J'appelle ma moitié, dont je tairai le nom de peur qu'elle ne m'arrache les yeux – elle déteste que je parle d'elle, que je la cite, que la décrive, chut, n'en causons point. En tout cas, elle est instit, et le timing me semble parfait, je l'appelle donc.
Sans bonjour ni autre mot d'intro, elle me dit :
« Y a une retraite aux flambeaux à 18h au Peyrou. Tu m'y retrouves avec les enfants ? »
Première fois fois de ma vie que je ne rechigne pas à l'idée de m'entourer de bruits de toutes sortes, de gens remuants, de batucadas enchevêtrées, de banderoles plus ou moins inspirées. Pas ma première manif, tout de même, mais je ne goûte pas l'atmosphère un peu électrique, la fièvre qui se propage et qui voudrait tenir ses promesses. Quoi qu'il en soit, nous y allons.
Nausicaa a son sweat à capuche d'adolescente pur jus et Milo son sabre en papier fabriqué par maman pour imiter les personnages de « De Cape et de crocs » (je vous jure, il en cite des passages entiers, des alexandrins en pagaille, c'est fou la mémoire des mômes que la passion dévore) et moi, eh bien, disons que j'ai laissé les lunettes à la maison parce que j'ai envie qu'il se passe quelque chose.
Je ne sais pas comment exprimer ceci sans paraître irresponsable ou naïf alors je te le raconte comme je l'ai vécu. Après avoir eu ma compagne au téléphone, je suis allé livrer le colis et acheter mes cartouches (avoue que tu les avais oubliés, ces petits détails pourtant si savoureux de ce quotidien tellement pittoresque qui est le mien autant que celui de n'importe qui d'autre). Il m'a fallu cheminer trente secondes. De la voiture à la boutique, une trentaine de mètres peut-être, peu de pas, je marchais vite, allez disons plutôt vingt secondes. J'ai longé un abribus et mes yeux ont traversé le verre de la structure et j'ai soudain ressenti le désir intense et convulsif de le briser. J'ai même cherché une poubelle des yeux pour la balancer au travers. N'en trouvant pas, je me suis vu revenir sur mes pas, ouvrir le coffre et m'emparer du cric pour le projeter avec force sur la paroi dont j'entendais déjà le fracas dans ma tête.
L'idée est partie comme elle est venue mais il est resté ce je ne sais quoi que je ne saurais décrire et qui attend. Je crois que nous sommes nombreux à le sentir. Je crois que la vie nous a abasourdis pendant quelque temps et que nous tirons tous plus ou moins la langue. Je crois aussi que le pouvoir le sait, s'en cogne, en profite pour dresser ses plans de carrière où nous ne sommes que fourmis, mycoses et maladie. Je crois que nous avons tous au moins un désir en commun : que leurs têtes dégringolent dans un panier. Au sens figuré, du moins.
Pour ma part, le sens figuré se confond avec le sens littéral. Je rêve de les voir morts et humiliés, jetés aux porcs. Leur mépris me sidère et ils peuvent jouer sur les mots si ça les amuse, l'excuse de la carte démocratique, ils ne l'ont plus. Envolée, l'excuse. Déchirée par des mains rageuses comme une carte d'électeur de citoyen capricieux.
La manif a grossi. Je suis arrivé tôt. Ma compagne était avec le syndicat d'instits où elle connaît le plus de monde. Les enfants répétaient : « Elle est où maman ? Elle est où maman ». J'ai répondu : « Oh peut-être en prison. »
Ca les a fait rire.
Et la manif a grossi.
Nous sommes restés une heure environ postés devant l'Arc de Triomphe à attendre. Au départ, je disais : « On est que ça ? Et la batucada ne tient même pas le tempo. » Ce genre de trucs. On n'était pas nombreux. Peut-être deux cents personnes. Mais je te le dis, le machin a pris de l'ampleur. Nous avons entamé la descente de l'avenue Foch à la tombée de la nuit. Je portais le flambeau réclamé par Milo mais qu'il n'osait tenir parce que le feu l'effrayait, le drapeau du syndicat récupéré par sa mère parce qu'elle n'arrêtait pas d'en planter le bout de la hampe dans la gueule des manifestants – oui, ben des fois elle fait pas gaffe – et les claves en bambou qu'ils avaient refilé à Nausicaa mais dont elle s'était vite lassée. Heureusement que j'étais venu les mains dans les poches et que je ne portais pas, je ne sais pas moi, un piano.
Enfin...
Autour de moi, toujours le même tralala des manifs. Ca ne m'amuse pas. Ce n'est pas que je m'ennuie, c'est que je sens l'énergie qui circule et elle m'effraie. Je sais qu'elle peut éclater, enfler, devenir une vague immense et tout renverser.
Eh bien, là, c'est exactement ce que je souhaitais. Je voulais que mon flambeau enflamme un drapeau, je voulais que les flics chargent, je voulais des casseurs, des vitrines éventrées, des trucs qui brûlent, d'autres qui explosent, des cris, une autre matière que ce vide permanent que l'on nous inflige depuis trop longtemps en nous jouant de la clarinette basse (parce que c'est plus joli que le pipeau) pour nous seriner que c'est à ça que ressemble la vie, que ce sera toujours ainsi, que tout n'est qu'effort, que nous devons nous serrer la ceinture tandis que d'autres s'en branlent littéralement la nouille en s'essuyant dans les jupes de leurs secrétaires qui attendront dix ou vingt ans avant de porter plainte parce que c'est comme ça que ça se passe.
Nausicaa et Milo ont commencé à hurler tous les slogans de la manif. Tous.
« Macron, démission, on va chier dans ton salon. »
« La retraite, elle est à nous, on s'est battu pour l'avoir, on se battra pour la garder. »
Et plein d'autres que j'ai déjà oubliés.
Nausicaa, signalons-le à tout hasard, prenait parfois le temps de souffler. Milo, non. Il passait du cri au hurlement, puis à la vitupération, au braiment, à la piaillerie, au haro, puis retour au cri, au hurlement, le tout suivant une improbable séquence. La mémoire de cet enfant m'épate. Demain, j'y aurai droit. Après-demain aussi. Puteborgne, je vais y avoir droit pendant deux mois minimum.
Lorsque nous sommes passés devant le Rebuffy, je n'ai pas pu m'empêcher de me poster devant les clients en terrasse et de lancer mon propre slogan :
« Les alcoolos avec nous ! »
Bon, manifestement, ça ne faisait rire que moi, ma compagne et mes enfants. J'ai préféré réclamer des pizzas gratuites pour le peuple mais j'ai été peu suivi.
Et le cortège grossissait.
J'ai envie de proposer un slogan. Il est simple : Nous sommes le peuple. Nous sommes la fesse cachée de la haute-société. Nous sommes l'étron que l'on caresse dans le sens du poil avant de le confiner à la porcelaine. Nous sommes la masse des gens de rien et nous voulons le pouvoir. Parce que nous sommes le peuple et nous décidons.
Putain.
C'est solennel.
Vers la fin, on a vu apparaître des petits jeunes cagoulés, vêtus de noir, armés de bombes de peinture. Ca m'a plu. Puis, des quadras moins petits, aux épaules larges, de bleu vêtu, ce bleu foncé qui cache le kevlar. Ca m'a moins plu.
Milo a insisté pour aborder les flics.
« Est-ce que vous allez nous attaquer ? »
Le flic a dit qu'il était là pour le protéger. Il s'en est bien tiré. Joli discours. Je le sentais félin, menaçant, sur le qui-vive, mais rodé à ce type d'exercice. Et sympa. J'aurais volontiers tailler le bout de gras avec ce type vu la manière qu'il a eu de répondre au petit.
C'est Milo qui a eu le mot de la fin :
« Moi, quand je serai grand, je ferai comme vous. Je protégerai les gens. Mais je ne serai pas policier. Je serai un ninja. »
Il lui a tourné le dos et on est rentré.
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