Chapitre 8
— … tient toujours. Par contre, l’aile nord est tombée. Le pont-levis nous appartient encore, mais sans doute plus pour longtemps si nous n’envoyons pas des renforts rapidement et que l’aile ouest tombe… Votre Altesse ? Vous m’avez entendu ?
Jerm était immobile, debout au milieu de la pièce. Il regardait le sol et surtout le tapis ocre imbibé de sang. Il se dit que c’était dommage, un aussi beau tapis, cadeau d’un roi d'Herlvyr. Il ne parvenait pas à se souvenir de son nom. Qu’importe. Il était déjà vieux la dernière fois qu’il l’avait vu, et plusieurs années s’étaient écoulées depuis. Il devait être mort. Peut-être que son père le rencontrera après sa traversée de la mer de Lyve. Si toutefois le Passeur le laissait la franchir.
Le monde tourna un bref instant devant ses yeux. Roi. Il était roi. Ce mot résonnait dans sa tête, mais il ne parvenait pas à le concevoir. Ce n’était pas lui le roi. C’était son père. Mais son père était mort. Il n’avait même pas eu la force de soulever le drap dont les gardes l’avaient recouvert.
Jamais Jerm n’avait brigué le trône. Toute sa vie il avait vécu dans l’ombre de son frère, et même si d’autres à sa place ne l’auraient pas supporté, lui en avait toujours été heureux. Helmit le protégeait de tout, lui permettait de ne pas avoir à prendre de décision, et surtout de ne jamais en subir les conséquences. Mais voilà, lui aussi était parti. Lui aussi avait dû peser son âme et son cœur pour pouvoir traverser les eaux noires de la mort. Maintenant, tout reposait sur ces épaules, et cela pesait si lourd… Il se sentait perdu, incapable de savoir quoi faire, sans personne vers qui se tourner pour demander conseil.
Il était le roi.
Secouant la tête, il se tourna vers le garde qui l’interpellait :
— Où en est la situation ?
— Et bien, repris l’homme avec patience, leurs armes de siège ont mis en feu une bonne partie de la ville. La porte nord est tombée il y a maintenant un demi cadran et leur armée se dirige vers le château. Nous avons aussi perdu l’aile nord de la forteresse, et nos hommes qui contiennent l’ennemi sont en train de perdre du terrain. S’il parvient à ouvrir le pont-levis et à faire entrer le gros de leur force dans le château, nous sommes tous morts.
— Je vois… Rassemblez nos troupes dans l’aile ouest et envoyez-les combattre leurs soldats dans la forteresse. Ils ne peuvent pas être si nombreux !
— En effet Majesté, ils ne sont que la délégation envoyée pour ces soi-disant négociations, mais ils ont réussi par ce stratagème à faire entrer leurs meilleurs hommes…
— Et alors, le coupa Jerm, acerbe, tu vas me dire que nos soldats sont faibles ? Nous sommes Erdreliens, fils des montagnes, chacun de nos hommes vaut cinq d’entre eux ! Qu’est-ce que tu attends ? Je t’ai donné un ordre, alors va !
L’homme s’inclina gauchement et sorti en vitesse de la pièce. Jerm soupira. Il savait qu’il devait être ferme et asseoir son autorité, mais c’était si épuisant… Il passa sa main dans ses cheveux et ferma les yeux. La nuit allait être longue. En rouvrant les paupières, il remarqua que quelque chose clochait dans la pièce, mis à part bien sûr les objets précieux éparpillés en tout sens, la dépouille de la gamine décapitée et celle de son père. Il ne parvenait pas à comprendre qui avait bien pu assassiner le roi. Les appartements royaux se situaient dans l’aile est, éloignée des ennemis. Et même s’ils avaient réussi à venir jusqu’ici, comment avaient-ils fait pour trouver l’endroit sans plan et repartir d’où ils étaient venu sans se faire remarquer et sans laisser d’autres cadavres que les deux gardes royaux et ceux présents dans la pièce ? Cela n’avait aucun sens.
Ses yeux tombèrent sur la tête de la gamine. La blessure était nette, l’arme qui avait décapité la fillette devait être des plus aiguisée. Jerm porta son regard sur les murs. Toutes les armes tranchantes ici présentes étaient capables d’une telle blessure, bien maniées. Il sourit tristement en se rappelant toute les fois où ils s’étaient fait gronder par son père alors qu’il essayait de les décrocher. À chaque fois Helmit s’était interposé, parfois même s’était dénoncé à sa place.
Et soudain Jerm comprit. Il y avait un emplacement vide dans le fond de la pièce. Un endroit qui ne l’était pas la dernière fois qu’il était venu ici. C’était là qu’il avait lui-même accroché les deux lames et les fourreaux de l’assassin de son frère, après les avoir offerts à son père. Il se souvint aussi que le roi n’avait même pas paru se rendre compte que son fils aîné était mort, obnubilé qu’il était avec ses nouvelles pièces de collection. Et maintenant elles n’étaient plus là.
Jerm se tourna vers un des soldats présents en retrait dans la salle.
— Toi. Soulève-le drap, ordonna-t-il en indiquant l’étoffe mortuaire sur son père.
— Altesse, je ne suis pas sûr que…
— Mais qu’avez-vous aujourd’hui à ne pas obéir sans poser de question ? Laisse, si tu as peur d’un mort, je le ferai moi-même.
Et il souleva le drap. La rage enfla en lui d’un coup, sans vouloir arrêter de grandir. Le sang lui monta à la tête et il vit flou l’espace de quelques secondes. Ses mains tremblaient. La sale garce ! Comment avait-elle pu s’échapper ? Et surtout abattre deux gardes entraînés dans l’état dans lequel elle était ? Il était certain que c’était elle, la disparition des armes et l’œil droit crevé du roi étaient des preuves plus que suffisantes. Il sentait sa raison flancher sous sa fureur qui balayait toute pensée cohérente de son esprit. Il ne voyait plus qu’une seule chose : sa lame offrant un second sourire à cette démone. Un des gardes, inquiet et un peu plus hardis que les autres, posa la main sur l’épaule de Jerm, lui demandant si ça allait. Il ne reçut pour toute réponse qu’un direct du droit s’écrasant sur sa mâchoire et partit valser par terre.
Le geste fit du bien à Jerm. Son sang refluait peu à peu, même s’il sentait toujours son cœur cogner contre sa poitrine. De l’extérieur, le son du cor d’alerte résonna une nouvelle fois.
— Cours ma belle, enfuis-toi le plus loin possible, songea-t-il, sachant qu’il ne pourrait satisfaire son désir de vengeance tant que l’attaque n’était pas finie, d’une manière ou d’une autre. Cache-toi et vis dans la peur, car lorsque je te retrouverai, tes souffrances passées ne seront rien par rapport à ce que je te ferai subir.
Jerm marchait d’un pas raide dans l’aile nord, en direction des combats. Son sang bouillonnait. Au loin, il entendait le fracas de l’acier et les cris des hommes. La mort et le sang l’attendaient au bout du couloir, et le jeune prince n’avait aucune envie de les rejoindre. Il n’avait jamais aimé les champs de bataille, hormis après une victoire, et jamais vraiment aimé combattre. En tant que roi, il parviendra sûrement à ne pas entrer dans une mêlée, mais il se devait d’être présent pour coordonner la défense. Helmit lui avait toujours dit qu’en tant que chef, il fallait être présent pour ses hommes, leur montrer qu’on ne se cachait pas derrière eux et qu’on les soutenait. Cela semblait si évident lorsque Jerm l’écoutait, moins maintenant qu’il devait agir. Le jeune roi n’avait qu’un désir, déléguer son pouvoir et fuir le plus loin possible. Néanmoins, jamais Helmit ne l’aurait cautionné, et il lui aurait intimé de faire face à ses peurs et de rester dignes devant les dix hommes qui le suivait et ceux qu’il rejoignait.
Du mouvement à l’intersection du couloir le tira de ses pensées. Un soldat reculait en tremblant, se tenant le bras dont ne pendait qu’un moignon sanguinolant. Il semblait supplier quelqu’un, mais il était encore trop loin et parlait trop bas pour être sûr de ce qu’il marmonnait. Un autre homme, véritable masse de muscles, apparut soudain et abattit une hache sur la tête du malheureux. Le guerrier retira son arme dans un bruit spongieux et se tourna vers le groupe arrivant, ses compagnons apparaissant l’un après l’autre derrière lui.
Jerm s’était arrêté, ses soldats derrière lui dégainant. Les ennemis avancèrent vers eux, calmes et résolus. L’homme à la hache était en tête et rictus sauvage déformait ses traits. Jerm comprit soudain pourquoi le garde dans l’antichambre royale avait parlé de « meilleurs hommes ». Le guerrier sortit une deuxième hache de sa ceinture, plus petite. Dans un mouvement ample, il la lança. Le temps sembla ralentir comme elle passait juste à côté du nouveau roi pour s’enfoncer dans la poitrine d’un des soldats. Jerm se retourna et vit l’Erdrelien tomber sur ses genoux en lâchant son épée, les mains se portant inutilement à sa poitrine, avant de s’affaler par terre.
C’en fut trop pour Jerm. Il détala. Les Erdreliens le regardèrent partir, éberlués, virent les ennemis qui s’approchaient inexorablement, et le suivirent sans demander leur reste. L’un d’eux n’alla pas loin, une flèche le fauchant dans la nuque, mais les autres parvinrent à un croisement et leurs adversaires les perdirent de vue. Ces derniers ne lâchèrent pas l’affaire pour autant et s’élancèrent à la poursuite des pleutres en riant et en criant.
Ce fut une véritable course folle dans les couloirs qui les ramena à l’aile est, d’où ils venaient. Un des soldats rattrapa Jerm et l’arrêta. En voyant le visage paniqué de son roi, l’homme ne prit même pas la peine de lui parler. Il cracha par terre. — Voilà donc notre roi ! maugréa-t-il, notre Seigneur et Maître à qui nous devons allégeance !
Il se tourna vers les survivants qui l’avaient rejoint.
— Faites comme bon vous semble, mais moi, il est hors de questions que je risque ma vie pour un lâche pareil. La défense de cette forteresse n’est plus mon combat si elle est dirigée par lui. Je pars par les mines.
Les autres se regardèrent, et finirent par acquiescer. Ils se remirent en route, rapidement, mais plus dans la précipitation. Jerm leur emboita le pas, plus par peur de se retrouver seul que pour fuir, même si l’idée ne lui déplaisait pas.
Les Erdreliens n’avaient pas parcouru la moitié du chemin qu’ils s’arrêtèrent, aux aguets. De nombreux bruits de pas venaient dans leur direction. Le chef improvisé du groupe eut un mauvais pressentiment. Ils se trouvaient loin dans la forteresse, et les envahisseurs n’avaient pas pu les dépasser et se retrouver devant eux. Cependant, pourquoi un aussi grand groupe d’Erdrelien se retrouvait là. Cela n’avait aucun sens, ils auraient dû être dans l’aile nord ou ouest, à combattre.
Le bruit se rapprochait, il n’aurait plus à attendre longtemps avant d’être fixé.
Les premiers hommes apparurent en effet quelques minutes plus tard. Le petit groupe dû patienter encore quelques secondes avant de pouvoir discerner leurs couleurs. Et ce n’était pas celles de Ragorna.
— Ennemis ! Demi-tour, ils sont trop nombreux !
Et à nouveau les Erdreliens coururent sur les dalles de pierre du château.
Le premier du groupe atteint une porte qu’il ouvra d’un coup. Ce fut son dernier geste avant de mourir. Une épée lui traversa la gorge avant qu’il puisse franchir l’embrassure. Les Erdreliens stoppèrent, face aux premiers adversaires qu’ils avaient rencontrés. Ils rebroussèrent chemin sur quelques mètres et entrèrent dans une pièce adjacente au couloir. Ils fermèrent la porte derrière eux et placèrent un meuble devant. La salle était sans issue. C’était juste une réserve avec quelques meubles recouverts de draps plein de poussière. Le chef du groupe regarda autour de lui.
— Alors voilà l’endroit de ma mort… j’aurais préféré qu’elle vienne plus tard, et dans un lieu un peu plus ensoleillé…
Les soldats autour de lui semblaient se dire la même chose. Lui avait dépassé la quarantaine, c’était un vétéran, mais autour de lui il y avait des gamins d’à peine la moitié de son âge.
Jerm avait disparu. L’homme était pourtant certain de l’avoir vu entrer dans la pièce. Soit, que ce lâche se planque, ce n’était pas son problème.
Les coups retentissaient sur le battant de bois. Bientôt, une hache passa au travers. Une fois, deux fois, agrandissant à chaque fois l’ouverture. Le soldat se plaça derrière la porte, dégainant, ses compagnons prenant la même position de part et d’autres de lui. Ils attendirent, résolus. Au moins ils mouraient debout, l’épée à la main. Le plus jeune d’entre eux frissonna lorsqu’un bras puissant passa à travers le trou créé dans le bois pour pousser le meuble, mais il ne flancha pas.
La porte s’ouvrit alors et la mort s’abattit.
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