Chapitre 13

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Drya regardait le lac en contrebas de la petite colline. Le ciel gris se reflétait dans les eaux calmes. Depuis les cinq dernières années, un petit village avait poussé sur ses berges. Pas grand-chose, quelques pêcheurs qui s’étaient regroupés, sans doute pour se protéger des bêtes qui pullulaient dans la forêt, hommes et animaux dangereux. L’endroit n’appartenait à personne, mais la jeune femme ressentit un pincement au cœur quand elle aperçut les maisons. L’humanité s’était accaparée d'un lieu autrefois totalement naturel, immaculé et si calme. Maintenant, les cris des enfants résonnaient dans l’air humide. Il avait été étrange que l’endroit ne soit pas déjà habité la première fois qu’elle était venue, mais ça ne l’était pas moins qu’il le soit à présent.

 La guerrière lança son cheval au trot d’une légère pression des mollets, Hemrik la suivant de près. L’arrêt à la ville frontalière sur la Vélère deux neuvaines auparavant avait été plus qu’utile. Les deux compagnons avaient pu se procurer des chevaux et un équipement plus adéquat au voyage. Pas beaucoup de provisions cependant. La ville était déjà saturée d’habitants lors de leur passage, et des dizaines arrivaient encore chaque cadran. Si la cité ne rationnait pas, les Assliens ne trouveraient à leur arrivée qu’une cité déjà détruite par la famine. Néanmoins, les villages étaient plus nombreux sur leur route, et plus habités évidemment que ceux d’Erdrel, désertés face à la guerre. En outre, l’épaule de Drya était presque guérie et la forêt qu’il venait d’atteindre était giboyeuse. Les deux compagnons allaient pouvoir se réapprovisionner chez les pêcheurs avant de se nourrir de leur chasse.

 Les enfants jouaient autour des chevaux alors que les voyageurs s’avançaient entre les maisons. Les habitants les regardaient, légèrement méfiants, mais accueillants tout de même. La forte odeur du poisson les prenait à la gorge. Un homme, la cinquantaine, accompagné d’un jeune garçon d’une quinzaine d’année, les interpela en leur souhaitant la bienvenue.

 — Merci à toi, répondit Drya, affable. Il commence à se faire tard, et nous avons fait un long voyage jusqu’ici. Y a-t-il dans ce village un endroit où nous pourrions loger ?

 — Il n’y a pas d’auberge ici, le village est trop petit, leur apprit l’homme, mais la vieille Berge vous accueillera avec plaisir. Sa maison est la plus proche de l’eau, vous ne pouvez pas vous tromper. Cependant, si vous voulez un conseil, ne trainez pas trop dans les environs, tous ne sont pas aussi aimables que moi.

 Drya tiqua, mais ne releva pas.

  — Merci du conseil, ce n’était pas notre intention de nous éterniser de toute façon.

 Après s’être éloigné, Hemrik demanda à Drya ce que l’homme voulait dire par là.

 — Les villageois ne me semblent pas hostiles pourtant…

 — Je ne sais pas, peut-être ne parlait-il pas des villageois. Qu’importe, je ne compte pas rester ici plus d’une nuit.


 La vieille Berge était bien chez elle, et elle les reçut avec un beau sourire édenté. La doyenne du village était petite, tout recroquevillée sur elle-même, mais toujours bon pied bon œil. Elle n’avait aucun endroit prévu pour installer les chevaux, mais Hemrik parvint à les attacher pour la nuit à l’arrière de la maison. Leur hôte avait alors préparé le repas parlant de sa vie et du village, heureuse de rencontrer de nouvelles têtes. Ils mangèrent de bon appétit, le poisson étant rudement bon, préparé par une cuisinière de talent.

  Après le repas, Berge leur demanda des nouvelles du monde, et ce que Drya lui raconta fit disparaître son sourire. Le silence s’installa alors, rompu par Hemrik lorsqu’il questionna la doyenne sur le mystérieux conseil qu’ils avaient reçu en arrivant. Ses mains desséchées se mirent à trembler, et elle les cacha sous la table. La vieille femme leur servit pourtant un grand sourire, démenti par ses yeux, et leur expliqua qu’elle n’en savait rien, que c’était même bizarre, car à sa connaissance tout le monde était charmants dans le village.


 Le lac était tranquille, seulement troublés par quelques poissons remontant à la surface. La lumière de la lune trouait parfois les nuages, se réfléchissant sur la surface tranquille de l’eau, mais, le plus souvent, l’obscurité drapait la jeune femme de son noir manteau. Assise sur l’herbe de la rive, perdue dans ses pensées, elle frissonna. Elle n’avait pas prit de couverture et la nuit était froide. L’humidité tiraillait son épaule. Elle allait pouvoir annoncer la venue de la pluie pendant des mois, même lorsqu’elle serait totalement rétablie, ce qui ne tarderait plus.


 Le mercenaire marchait d’un pas décidé entre les tentes, ses deux lames battant contre ses cuisses. Ses hommes s’écartaient sur son passage, bien conscient que ce n’était pas le moment de se mettre en travers du chemin de leur chef.

  D’un geste brusque, il écarta le pan de tissu et pénétra dans la tente. Il faisait sombre, et même si dehors le ciel était lourd et la luminosité faible malgré la matinée déjà bien avancée, il fallut quelques secondes à Rorek Ment, commandant des Loups Ardents, pour que ses yeux s’habituent. Une fois familiarisé à la pénombre, il n’eut aucun mal à distinguer la forme féminine étendue sur le lit et le géant noir assis qui la veillait.

 — N’Bewe… commença Rorek, combien de temps croyais-tu pouvoir me dissimuler sa présence ?

 — Ne parle pas si fort mon ami, tu vas la réveiller, murmura le grand guerrier de sa voix profonde. J’aurais préféré avoir réussi à lui faire dire quelque chose avant de t’en parler, mais on ne sait vraiment rien te cacher.

  — Donc tu ne sais pas qui c’est et tu la ramènes dans le camp sans ma permission, sans même m’avertir, et tu as encore l’audace de me demander de parler moins fort ? explosa le Loup. Pour qui te prends-tu ?

 La jeune femme sursauta en se réveillant et se cacha en gémissant derrière la masse protectrice de N’Bewe.

 — Voilà, soupira ce dernier, elle ne dort plus. C’aurait pourtant été préférable je pense.

 Il leva ses yeux bruns vers le regard noir qui le fixait.

 — Je me prends pour ton ami, en qui tu es censé avoir confiance, à moins que, pour une raison que j’ignore, je l’aie perdue. Crois-tu vraiment que je l’aurais ramenée si elle représentait une menace pour les Loups ? Tu ne l’as pas vue hier, elle était complètement déboussolée, perdue au milieu des arbres, affamée, effrayée. Je ne pouvais pas la laisser là, seule et évanouie sous la pluie. Et j’ose espérer que l’homme que j’ai connu et que je respecte aurait fait de même.

 Le regard de N’Bewe s’était fait plus appuyé, plein de reproches.

 — Je n’y crois pas ! Tu parviens toujours à tout tourner à ton avantage, hein ? répliqua Rorek, acerbe. Je ne veux pas d’elle dans ce campement. Nous partons en guerre, et il m’est déjà assez pénible de devoir autoriser les cuisinières et les prostituées à rester. Ce n’est pas un lieu pour les femmes, encore moins aussi fragile que celle-ci. Débrouille-toi comme tu veux, mais elle n’a pas intérêt à être encore là quand nous repartirons.

 Rorek tourna les talons et sortit, les pans de tissus claquant derrière lui. La jeune femme se pelotonna dans les bras de N’Bewe, gémissante. Il lui caressa les cheveux avec tendresse, songeant tristement à sa propre fille qu’il ne pouvait plus consoler ainsi.

 — Excuse mon père, il est toujours de mauvaise humeur depuis… tu sais bien…

 Erik se tenait dans l’entrée de la tente, les yeux dans le vague. La jeune femme se recroquevilla encore plus.

  — La mort de ta mère l’a changé, affirma le guerrier à la peau sombre, et il n’est pas le seul, toi non plus tu n’es plus le même.

 — Ah oui ? fit le jeune homme en s’asseyant sur le bord du lit. Je ne m’en suis pas rendu compte.

 — Tu es mélancolique, amer, si calme. Tu ne sembles réveillé qu’à l’entraînement et au combat. Tu as besoin de te défouler. Cette gamine a faillit en faire les frais dans la forêt, si je ne t’arrêtais pas, ta flèche l’aurait transpercée. Tu n’aurais jamais réagit aussi impulsivement avant.

  Erik s’esclaffa.

 — Je comprends mieux mon père quand il dit que tu parles trop ! Pour un guerrier taciturne qui ne parlait pas deux mots de la langue commune il y a quatre ans, tu t’es bien rattrapé.

 « Il n’empêche que père a raison, elle ne peut pas nous accompagner. Tu as vu comme elle est peureuse ? Comment veux-tu qu’elle survive parmi nous ? Et ces yeux de démon… j’avoue que je ne me sens pas à l’aise quand elle me regarde. Protège-la le temps qu’on arrive près d’un village ou d’une ville où tu pourras la laisser.

 Le jeune homme se releva et posa une main amicale sur l’épaule musculeuse du grand noir.

 — Un dernier conseil mon ami, ne t’attache pas à elle.

  N’Bewe regarda l’inconnue, attristé. Il avait du mal à accepter la vérité des Ment.

 — Et toi ma belle, fit-il en lui caressant la joue, qu’en penses-tu ?

 La jeune femme le regardait de ses grands yeux vairons. Erik avait raison en parlant de ce regard, un moment il semblait appartenir à une enfant innocente, pure, et l’instant d’après il était dur et froid.

 — Écoute, je n’ai personne pour te surveiller, et je ne peux pas te promener avec moi, mais il faut bien manger. Si je te demande de rester ici le temps que j’apporte de la nourriture, tu m’obéiras ?

 Elle pencha la tête, et parut réfléchir quelques secondes, puis finit par acquiescer un beau grand sourire aux lèvres, en pointant le sol. N’Bewe lui rendit son sourire.

 — Oui, c’est ça, reste ici, je reviens dans pas longtemps.

  Et il sortit. La jeune femme se recoucha, patiente. Elle se redressa soudain, s’assit et joua avec ses doigts. Elle s’ennuyait. Elle aimait bien le grand homme noir, il était gentil avec elle. Pas comme les autres, toujours habillés en rouge. Qui déjà ? Elle repensait à peine à eux que leur souvenir s’évaporait. Qu’importe, ils n’étaient pas là.

 — Après ce que je leur ai fait, ils ne risquent pas de revenir nous ennuyer, ma jolie.

 Elle sursauta et se leva, paniquée. Encore cette voix. Elle regarda autour d’elle, mais il n’y avait personne.

 — Je suis enfermée dans ta tête, chérie.

 — Que… qui es-tu ? Qu’as-tu fait ?

 — Aucune idée, je ne sais pas plus que toi qui je suis, et j’ignore tout des hommes en rouge, je sais juste qu’ils ne nous embêterons plus.

 — Va-t-en ! Je ne t’aime pas…

 — Moi non plus, mais quelque chose me dit qu’il va bien falloir nous supporter.

  — Va-t-en !

 Sa tête lui faisait mal, de plus en plus fort. La voix riait. Elle se prit le visage dans les mains, cacha sa tête sous les couvertures, mais l’autre riait toujours plus fort. Elle se tortillait sur le lit face à la douleur. Puis elle s’immobilisa. Lentement, elle se redressa, posée et se dirigea vers l’extérieur, un sourire carnassier aux lèvres.


 — Qu’est-ce qui te tracasse et te fait ressasser le passé ainsi ? demanda Louve. Tes pensées sont chaotiques et je ne te comprends pas.

 — J’ai peur que ce voyage n’ait servi à rien. Je me souviens de ce lac, de cette forêt, mais d’avant, pas la moindre chose. Même si nous retrouvions le lieu de la rencontre avec Erik, point de départ de ces cinq années de mémoire, où aller après ?

 — Nous avons un physique mychérien, et ceux qui nous ont connus auparavant n’ont certainement pas dû oublier notre regard de démon. Ça peut être une piste.

 — Le Mycher ? Tu sais qu’elle superficie il fait ? Qu’elle chance aurions-nous de trouvez quelqu’un qui nous connaît d’avant ? Et je te rappelle que le Mycher est…

  — … occupé par les Wonchi, qui ne sont pas très sympathiques avec les natifs, oui, je sais, j’en ai entendu parler en même temps que toi, étrange non ? Tu as une meilleure idée peut-être ? Prier les dieux ? Fixer le ciel pour qu’une étoile nous montre la voie ? Tu te prétends guerrière et tu as peur d’affronter quelques hommes de l’Empire ? Si c’est le cas, tu ne mérites pas de posséder un tel talent combattant.

 — Et Hemrik ? Tu pense que ça sœur aurait aimé qu’on l’emmène sur des terres aussi dangereuses ?

 — Ne te cache pas derrière lui, siffla Louve, tu sais bien que s’il reste avec nous la vie ne l’épargnera pas. Quand on voyage ainsi, on finit toujours par risquer sa peau. Alors soit on le laisse ici, où je suis certaine qu’il se débrouillera très bien seul, soit tu continue à l’entraîner pour qu’il puisse se défendre et il vient avec nous… Personnellement je vote pour l’abandon.

 Drya eut un rire bref. C’était bien du Louve tout craché ça.

 — Non, c’est à lui de décider.


 Un coq chanta dans le village, et un léger rayon de soleil perça à travers les volets, tombant pile sur son visage et achevant de le tirer de son sommeil. La chambre était petite, mais confortable, et le lit encore plus. Après toutes ces nuits à dormir sur le sol dur et inégal, le matelas de paille était un délice. Le jeune homme se retourna et enfouit sa tête sous la couverture, bien décidé à prolonger sa nuit.

 Soudain, la couverture disparut.

 — Debout fainéant ! Le jour se lève, et toi aussi.

 Drya se tenait au pied du lit, la couverture dans ses bras.

 — Oh pitié… marmonna Hemrik, pourquoi repartir si tôt ?

 — Qui t’as dit qu’on repartait ?

 L’Erdrelien arrêta de se frotter les yeux et fixa la guerrière, surpris.

 — On reste ? demanda-t-il.

 — Au moins toi. J’ai à te parler, rejoins-moi près du lac quand tu seras habillé.


 Hemrik rejoint la jeune femme quelques minutes plus tard. Elle regardait l’étendue d’eau qui scintillait devant elle sous le soleil matinal.

 — As-tu déjà entendu parler des Wonchi ? l’interrogea-t-elle quand il parvint à ses côtés.

 — Non, ça ne me dit rien. Qu’est-ce ?

 — Un peuple qui vient d’un autre continent, à l’est du nôtre. Il a colonisé tout le sud de notre propre continent. Cette forêt ne m’apportera aucun indice sur qui je suis, ça ne sert à rien de la fouiller. Cependant, derrière s’étend le Mycher, et il se peut que là je trouve des réponses. Pour connaître mon passé, il me faut trouver quelqu’un qui m’a rencontré avant ma perte de mémoire. J’ai un physique mychérien, c’est pourquoi je veux descendre au sud.

  « J’ai promis à ta sœur que je veillerai à ce que tu restes en vie. Le sud est une destination dangereuse, surtout en m’accompagnant, les Wonchi ne seront pas des plus accueillants avec une native.

 Drya se tourna et plongea son regard borgne dans les yeux bleu nuit d’Hemrik en posant ses mains sur ses épaules.

 — C’est à toi de choisir. Ou tu viens avec moi et tu acceptes les risques, ou tu restes ici, dans ce village ou un autre, mais loin des combats, pour mener une vie simple et sans dangers.

  Le silence s’étira entre eux sans qu’aucun ne reprenne la parole, jusqu’à ce qu’il en devienne trop pesant.

 — Tu n’es pas obligé de te décider mainte…

 — Bien sûr que je t’accompagne, la coupa l’Erdrelien. On n’a pas survécu à Ragorna et voyagé autant de neuvaines ensemble pour se séparer maintenant. Si je ne t’accompagne pas par peur des Wonchi, ce sont des pillards qui me tueront, ou peut-être les Assliens s’ils décident d’agrandir leur territoire jusqu’ici. Ce monde est dangereux, et je refuse d’attendre que Morter pèse mon âme sans avoir vécu.

 Drya sourit, soulagée, alors que Louve jurait dans son esprit.

 — Dans ce cas, on s’échauffe, l’entraînement continue.

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