Chapitre 19 (1/2)

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 L’Elin salua le souverain d’Asslen, maintenant roi d’Erdrel et sans doute bientôt de Nenntela. Silas Leramath semblait être né pour porter le blason de sa famille, le serpent noir sur fond or. Longiligne, le visage coupé à la serpe, ses yeux gris clair captivait et hypnotisait tout interlocuteur. Le religieux cependant n’était pas de ces faibles gens qu’un regard suffisait à glacer. Il respectait ce Silas pour le coup de maître qu’il avait accompli en s’emparant de Ragorna et en écrasant l’armée nenntelaise, mais ces propres ambitions étaient bien plus élevées que cette prise de pouvoir.

 — Que me vaut l’honneur de votre visite ? interrogea Silas. Il est rare qu’un dirigeant des Ordres sorte ainsi de la Tour.

 L’Elin s’installa dans un fauteuil avant de répondre. Le souverain était un homme intelligent, il ne lui ferait pas l’affront de tourner autour du pot.

 — Je suis à la recherche d’un artefact que Tolsten aurait eu en sa possession. Comme ce château a changé de propriétaire, c’est à vous que je m’adresse pour le récupérer.

 Assis avec nonchalance sur un coin du bureau, Silas jaugeait son interlocuteur. Malgré son rang, c’était la première fois qu’il rencontrait un Elin. Ces derniers préféraient déléguer les visites royales à leurs subalternes. Lorsque le messager lui avait annoncé sa visite, il s’était attendu à voir un vieux croulant, un de ses sages séniles et barbus à la seule fonction symbolique. L’homme en face de lui ne ressemblait en rien à l’idée qu’il s’en faisait. Il paraissait même plus jeune que lui, alors qu’il entrait dans sa quarante-cinquième année.

 — Un artefact ?

 — Tout à fait.

 L’Elin avait répondu avec un franc sourire, mais ses yeux bleu clair restaient de marbre. Silas précisa sa pensée :

 — Quel artefact ? Sans informations, je ne saurais vous aider.

 — Je pensais plutôt que vous laisseriez mes hommes fouiller la collection de Tolsten.

 Le regard de Silas devint dur. Les religieux possédaient une puissance impressionnante sur le peuple. La croyance et la foi étaient de fabuleux moteurs pour manipuler les serfs, et ils le savaient tous les deux. Pour une raison qu’il ignorait, l’Elin refusait de lui fournir plus d’explications. Cependant, les effets de l’ancien souverain d’Erdrel n’avaient aucune importance à ses yeux. Le Serpent n’avait donc aucune raison de refuser cette faveur. C’était même une bonne chose de se savoir créancier des Ordres.

  Deux mois s’étaient écoulés depuis la prise de Ragorna, et les troupes du Serpent avait eut le temps de répertorier tout l’inventaire de la citadelle. Armes, statues, décorations, étoffes et ameublements, tout avait été dénombré, classé, listé et enfin archivé dans plusieurs livres. La rigueur et l’exactitude étaient les deux principaux mots avec lesquels Silas avait grandi. Aujourd’hui encore il les appliquait dans tout ce qu’il entreprenait.

 L’Asslien se redressa et contourna son bureau. Il avait choisi de rencontrer l’Elin dans une pièce attenante aux appartements du roi. La salle du trône était trop pompeuse pour cette entrevue. De toute manière, vu l’opulence de Tolsten, l’endroit était confortable et luxueux, même si moins solennel. Silas extirpa d’un tiroir le livre contenant la liste désirée par l’Elin. Il n’y avait aucune information importante dans ce registre, ce n’était qu’un inventaire détaillé de toutes les babioles de feu le roi d’Erdrel.

 — Si votre… artéfact se trouve dans cette liste, reprit-il, contactez mon trésorier, il se chargera de vous le fournir.

 — Je vous remercie pour votre précieuse aide, Majesté, s’inclina l’Elin en s’emparant du volume.


 Le livre tomba avec fracas devant Etherwin. Il sursauta, mais retint son indignation lorsqu’il vit l’Elin.

 — Je ne tiens pas à rester ici plus longtemps que nécessaire, l’avertit-il d’une voix froide. Alors tâche de ne pas trainer et trouve-moi cet objet.

  L’historien n’eut pas le temps d’acquiescer que son employeur quittait déjà les lieux. Ses poignets le brûlaient. Les deux yeux gravés dans sa chair s’éveillaient à chaque fois que l’Elin s’approchait, comme un rappel douloureux de son allégeance. S’il avait su ce que l’Obunter impliquait, jamais il n’aurait accepté le marché.

 Selya lui en voulait, au début. Après sa sortie du coma, Etherwin lui avait à peine adressé la parole. Pris dans son travail, il ne la considérait plus. Au contraire, sa présence l’importunait. Son unique préoccupation était de satisfaire l’Elin. Il ne ressentait ni joie, ni curiosité dans sa pratique, deux sentiments qui ne le quittaient pourtant jamais quand il plongeait dans un livre ancien. Alors que traduire des écrits aussi inédits et millénaires aurait du l’enivrer, il ne ressentait plus rien. Plus d’intérêt, plus d’envie, juste le besoin d’accomplir son devoir. L’achèvement de sa traduction était la seule chose qui importait. Il en oubliait de manger, de dormir, et quand ses besoins naturels l’empêchaient de continuer son labeur, la culpabilité de perdre son temps le rongeait.

 Etherwin aurait déjà perdu pied si Selya n’avait pas été là.

Musang. Les Lynx. Jamais la tribu dont la jeune femme était native n’avait si bien porté son nom. Il n’avait pas fallu plus de deux jours pour qu’elle comprenne l’anormalité du comportement de son mari. Bien qu’elle pensa tout d’abord à des séquelles dû à son coma, elle remarqua vite qu’Etherwin avait changé en profondeur. Elle le savait passionné, elle l’avait vu s’arracher les cheveux à de nombreuses reprises. À chaque impasse, elle l’avait vu rebondir, trouver une solution, toujours avec ardeur. Le voir travailler ainsi, sans âme, non pour lui mais pour un autre, lui fendait le cœur. Et ne rien pouvoir faire pour l’aider la minait d’autant plus.

 Etherwin ouvrit l’ouvrage. Une fluide écriture cursive en couvrait les pages. Dénicher l’artefact dans cette longue liste allait sans doute lui prendre plus d’un demi-cadran, en espérant bien sûr qu’il y soit répertorié.

  Lorsque l’historien avait enfin obtenu les textes utiles à sa recherche, il avait commencé par traduire le journal de Valor Mel’vyl. Fondateur célèbre des Ordres, l’Helvien était le plus susceptible de fournir des informations sur le Dragon. S’il l’avait bel et bien terrassé, il avait dû en écrire ne fusse que quelques mots. Or, il apparaissait en réalité que plusieurs chapitres du livre traitaient du reptile. Cet ouvrage était une mine d’or pour celui qui parvenait à le déchiffrer. La langue avait beaucoup évolué depuis treize siècles. Les Ordres avaient rassemblé petit à petit les différents peuples d’Eguardan sous une même religion et un même langage. Néanmoins, Valor avait préféré écrire dans son dialecte natal, compliquant la tâche d’Etherwin.

 Le nord était riche d’une culture orale, l’écriture n’avait une place que minime à l’époque, et peu étaient les textes qui permettaient de l’étudier. Peu nombreux aussi était ceux capable de la déchiffrer. Toutefois, Etherwin en faisait partie. Ainsi, de part sa lecture attentive, l’historien apprit de multiples informations sur le Dragon.

 Détenteur du pouvoir de vie et de mort, la créature était adulée sur tout le continent. Ses ailes noires déployaient des ombres sur la terre. Pas un habitant ne finissait sa vie sans jamais avoir aperçu son regard étincelant. Son origine était inconnue, elle avait toujours été là, à planer dans l’azur du ciel.

 Né dans un village de pêcheurs dans les froides contrées d’Helvil, Valor n’avait jamais remis en question sa croyance. Il vivait au jour le jour, les années s’écoulant au rythme des rudes hivers et des étés tempérés. Son existence avait cependant basculé une sanglante matinée d’automne. Le nord était une région sauvage, plus encore qu’à ce jour. La vie n’y était pas facile et les pillards ne manquaient pas. En l’espace de quelques heures, Valor avait tout perdu. Sa maison, ses parents, sa petite sœur, sa femme et son fils. Tous massacrés par des fous d’une violence inouïe. Valor n’avait survécu que par chance. Blessé, il avait perdu connaissance et été laissé pour mort. Etherwin avait passé assez vite ce chapitre. L’Helvien y exprimait toute sa tristesse, son envie de vengeance, et décrivait trop bien les événements pour l’estomac fragile de l’historien.

 Sa rancœur n’était cependant pas dirigée en totalité contre les pillards. Juste avant de s’évanouir, alors que le sang giclait et le feu brûlait, alors que les cris fusaient de toutes parts, une ombre le recouvrit. Le Dragon planait au dessus du village, tranquille, sans se préoccuper de l’injustice se déroulant sous lui. Quel dieu observait ses ouailles se faire violer et écharper avec placidité sans intervenir ?

  De son chagrin survint la haine et la fureur. Sa vie n’était plus rien. Il n’était plus rien. Juste un homme que la colère maintenait debout. Il descendit vers le sud, et apprit l’existence des Libérateurs. Le groupe se posait en sauveur et prônait l’avènement de dieux dont il n’avait jamais entendu parler. Huit divinités aux rôles bien distincts, mais complémentaires. De cela, Etherwin apprit qu’il n’en avait cure. Toutefois, les Libérateurs étaient aussi contre le Dragon, qu’ils disaient imposteur. Et cela plut à Valor. S’il y avait un moyen d’assouvir sa vengeance, il le trouverait en s’intégrant à eux.

  Les chapitres suivants décrivaient l’entrée et la montée en grade de l’Helvien dans la hiérarchie. Détails très intéressant pour l’historien, mais inutiles à sa recherche. Les informations dont il avait besoin se situaient plus loin dans l’ouvrage.

 Plusieurs années après la mort de sa famille et son entrée chez les Libérateurs, Valor rencontra une femme étrange dont les propos l’étaient encore plus. Elle s’appelait Elevère et se disait Témoin de l’existence du monde et de la vie. Elle était belle et drôle, mais le cœur glacé de l’Helvien ne battait que pour sa vengeance. Il était loin d’être bête néanmoins, et il comprit rapidement que cette femme avait un lien particulier avec le Dragon. Cette attache allait peut-être l’aider à parvenir à ses fins. Manipulateur, il la séduisit et parvint à lui faire croire qu’il n’avait aucune intention belliqueuse envers le reptile, que ses fidèles et les Libérateurs avaient à apprendre les uns des autres et que Dieux et Dragon pouvaient coexister.

 Naïve, Elevère lui révéla que le Dragon ne se reposait jamais sur terre, excepté dans un endroit ignoré des hommes. Il n’était possible de l’atteindre que grâce à une boussole creusée dans de l’os et imprégnée du sang du Témoin, dont le lien avec lui était puissant.

 C’était la présence de cette boussole dans la collection de Tolsten qu’Etherwin cherchait dans le registre. Avant de subir le mal de l’or, Tolsten était un collectionneur d’objets rares. Il se trouvait que l’artefact, même s’il n’était pas façonné dans un matériau précieux, était un ouvrage de qualité. L’homme d’histoire avait réussi à remonter sa trace jusqu’en Erdrel et butait à présent sur son absence dans la liste. Le soleil était couché depuis longtemps et Etherwin finissait sa troisième lecture approfondie. Il devait se rendre à l’évidence, la boussole n’était pas à Ragorna. La piste s’arrêtait là.


 — Tu ne l’as donc pas trouvée ? fit l’Elin devant la mine décomposée d’Etherwin.

 — Je… non, désolé.

 — Je n’ai que faire de tes excuses ! rugit le religieux. Que comptes-tu faire pour nous sortir de cette impasse ?

 L’historien regardait ses pieds. Ses poignets le brûlaient, mais il se retint de les frotter. Cela l’apaisait, mais il avait aussi remarqué que ce n’était pas au goût de l’Elin. Ce dernier connaissait la douleur qu’Etherwin subissait, et il voulait qu’elle reste, surtout dans ses moments d’échec. Debout derrière un bureau, dans une pièce que Silas Leramath lui avait octroyé, le religieux se retint de frapper l’incapable en face de lui. Malgré sa rage, il avait encore besoin de ce petit historien.

 — Si je résume bien, reprit-il en se tenant l’arrête du nez, le seul moyen de retrouver les restes du Dragon réside en cette boussole qui a transité par cette ville, mais qui est aujourd’hui introuvable ? Et les seuls qui auraient pu nous renseigner, les Erthera, l’ancienne famille régnante d’Erdrel, sont décimés, c’est bien ça ?

 — C’est exact… murmura Etherwin.

 — Pas tout à fait, en réalité ! intervint une voix féminine.

 D’un même mouvement, Elin et historien se retournèrent vers l’entrée de la pièce. Selya se tenait dans l’embrasure, nonchalante.

 — Par les Dieux ! Qui vous à laisser entrer ici ?

 — Le moine guerrier qui gardait la porte est parti faire une sieste. Il devrait se réveiller dans quelques heures.

  La jeune femme s’avança sans un coup d’œil à Etherwin. La vision de son mari dans cet état pitoyable était trop douloureuse. Et ce qu’elle avait à réaliser trop important pour se déconcentrer. Etherwin cependant se rappela à son souvenir. Il l’appela, mais elle le fit taire d’un geste. Il n’insista pas.

 — Je sais ce que vous cherchez avec tant d’ardeur, Elin, déclara-t-elle.

 Le religieux fusilla l’historien du regard.

 — Ne vous inquiétez pas, votre petit chien ne m’a rien confié. Je suis une Lynx, c’est ma spécialité de laisser trainer une oreille par-ci par-là. Ce n’est pas pour rien que ceux de mon peuple sont souvent recrutés comme espions.

 Sur ces mots, elle s’installa dans un fauteuil et croisa les jambes, insolente. L’Elin l’effrayait. Elle le savait dangereux, elle ne pouvait donc en aucun cas se montrer faible devant lui.

 — Le Dragon. Ce n’est pas rien ce que vous voulez retrouver, continua-t-elle.

 — Comment connais-tu son existence ? s’étonna Etherwin.

 — Qu’importe. Disons que les Lynx ont la mémoire longue et ne se font pas abuser par les sornettes de la Tour.

 — Abrégez, s’il vous plaît, fit le maître de l’Ordre de Solnyx. Nous n’avons pas que ça à faire.

 — Je sais. Vous recherchez une boussole, si je ne m’abuse. Et vous ne la trouvez pas. Dommage.

 Elle eut un petit rictus en voyant les traits de l’Elin se crisper. Elle le narguait, et cela l’énervait. Parfais.

 — Vous avez besoin d’un Erthera. Or, ils sont morts.

 — Si vous n’êtes là que pour m’apprendre ce que je sais déjà, je vous prierais de sortir d’ici.

 — Vous êtes trop impatient, Elin. Et si je vous disais qu’ils ne sont pas tous en Elvyr ? Qu’un Erthera était encore en vie ?

 — Foutaise ! Je serais au courant si c’était le cas.

 — Alors il va falloir revoir votre réseau d’informations.

 Selya jubilait de voir l’homme d’habitude si sûr de lui ainsi ébranlé. Etherwin, dans le coin de son champ de vision, paraissait déboussolé. Comme s’il ne savait pas de quel côté se placer : celui de sa femme ou celui de l’Elin, à qui il avait prêté allégeance.

 — Patiente encore un peu, mon amour, bientôt tu seras libéré de tes chaînes.

 — Je vous en prie, très chère, expliquer-moi donc cela.

 La voix du religieux s’était faite suave alors qu’il lui servait un verre de vin. Elle le dédaigna en répondant.

 — J’ai un nom, Elin, pas comme vous. Je vous prierais donc de l’utiliser. Et si vous pensez que je vais tout vous dire sans rien en retour, vous me décevez.

 — Je vois. Vous êtes plus coriace que vous n’en avez l’air. Que voulez-vous ?

 — Libérez mon mari de votre emprise. Laissez-nous rentrer à Limper. Et ne venez plus jamais nous importuner.

 — Rien que ça ! rit l’Elin. Voyons, Selya Eschdreed, j’ai besoin d’Etherwin. De toute manière, ce n’est pas un bien, il ne m’appartient pas, c’est à lui de prendre la décision de partir.

 — Ne me prenez pas pour une idiote. Je sais ce que vous lui avez fait, le jour de cet Obunter. Il est lié à vous d’une manière que je ne m’explique pas. Vous êtes le seul à pouvoir rompre ce lien.

  — Malheureusement, c’est faux. Sur une attache de ce style, je n’ai aucun pouvoir. C’est une allégeance à vie. Désolé. Maintenant, si nous en revenions aux Erthera…

  — Alors laissez-nous juste repartir. Quand vous aurez cette foutue boussole, vous n’aurez plus besoin de lui, si ?

 La Lynx mourrait de chaud. Des gouttes de sueur froide glissaient le long de son échine. La situation lui échappait. Si l’Elin refusait aussi cet arrangement, elle ne savait plus que faire.

 — Bien. Dès que nous aurons la boussole, vous pourrez repartir.

 Selya crut avoir mal entendu. Il acceptait, vraiment ? Elle retint néanmoins son soupir de soulagement et resta la plus impassible possible. Ce n’était pas le moment de flancher, de laisser libre cours à ses émotions. La partie n’était pas encore gagnée.

 — Et quelles garanties ai-je que vous respecterez votre engagement ?

 — Je ne peux malheureusement rien vous garantir. Je n’ai que ma parole comme gage de ma bonne foi. Je jure sur les Huit que vous pourrez rentrer chez vous, tous les deux, dès que la boussole sera en ma possession. Cela vous convient-il ?

  La jeune femme hocha la tête. Sa gorge était trop sèche que pour répondre. Son cœur, qui depuis le début de l’entretien battait la chamade, commença à se calmer. Elle inspira profondément et dévoila son information.

 — Jerm Erthera est en vie, emprisonné dans les geôles de cette citadelle.


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