Chapitre 2 (2/2)
- Te voilà enfin !
Erik surgit à ses côtés. Elle sursauta. Le soleil se couchait dans leur dos, et la montagne devenait un gigantesque flambeau sous ses derniers rayons. Elle était restée là si longtemps ?
- Rhein est venu me voir. Tu as failli tuer un de ses meilleurs hommes, il est furieux.
- Et concrètement, que veux-tu que ça me fasse ? Il m’a insulté, je l’ai remis à sa place. C’est tout. Maintenant laisse-moi
Elle avait lâché les mots avec aigreur et mordant. Elle était bien, seule, et voilà qu’Erik venait lui prendre la tête avec cette broutille. À cet instant précis, s’il avait tenté de la toucher, elle l’aurait frappé. Elle en avait envie.
- Drya, regarde-moi.
Elle attrapa la main qui se levait vers elle et plongea son regard dans celui de son compagnon. La vue de son visage tant aimé, de ses iris si foncés et insondables, tel deux puits profonds, la calma sur le coup, chassant sa rage insensée. Non, ce n’était pas une broutille, c’était un signe avant-coureur de l’émergence de sa folie meurtrière, tapie au fond d’elle. Elle avait besoin de son époux, lui seul savait l’aider à l’éloigner.
- Excuse-moi, je ne sais pas ce qui m’a pris…
Elle laissa la main de son époux se poser sur sa joue.
- C’est pourtant simple, murmura-t-il, affligé. Drya, mon amour, ton œil redevient bleu.
La pluie s’abattit en trombes sur la terre vers le milieu de la nuit. Son fidèle compagnon, le vent, soufflait sans discontinuer. Les voiles des tentes claquaient sous sa furie, et les attaches au sol étaient mises à rude épreuve. Le vacarme de l’eau réveilla la majorité des dormeurs. Peu avant l’aube, la tempête partit aussi vite qu’elle était apparue, laissant derrière elle un terrain détrempé. Les soldats qui n’étaient pas de garde en profitèrent pour replonger dans le sommeil.
Tout était silencieux dehors, hormis le bruit ténu des gouttes d’eau qui s’écoulaient sur le sol. Erik et Drya n’avaient pas dormi et ils restaient là, allongés sur le lit, le temps s’écoulant avec lenteur. Ils avaient disserté longuement du problème de la jeune femme. Le problème était épineux, et l’unique solution qu’ils voyaient à court terme était d’éloigner Drya des tous les combats. Perdre une aussi bonne combattante était certes dommageable, mais les circonstances l’exigeaient. La tourmente des éléments avait commencé peu après la fin de leur concertation, et ils n’avaient pu trouver le sommeil. Soudain, le jeune chef se redressa.
-Tu as entendu ?
La guerrière répondit par la négative. Il se leva alors pour jeter un coup d’œil à l’extérieur. Une brume épaisse, blanchâtre, obstruait la vue. Tout était calme sinon. Il lâchait l’étoffe pour rejoindre sa compagne lorsqu’un cor de guerre retentit. Ils se figèrent. C’était l’alarme, l’appel aux armes. Le camp était attaqué.
Sans se consulter, d’un même mouvement et avec des gestes aguerris, ils enfilèrent leur équipement et sortirent. Le brouillard était intense, à dix verges ne se voyaient que des ombres. Des bruits étouffés leur parvinrent, des lames s’entrechoquaient, des blessés gémissaient et des ordres fusaient pour donner un semblant d’ordre à tout ce chaos. Le couple s’avança, sur ses gardes, prêts à tout moment à voir surgir l’ennemi. Les sons s’intensifièrent, toujours déformés par les gouttelettes en suspension. Ils tombèrent sur les premiers corps, des hommes débraillés qui avaient à peine eu le temps de se munir de leurs armes. Certaines tentes à moitié ouvertes laissaient voir dans la pénombre leurs occupants massacrés dans leur sommeil.
Ils aperçurent soudain un groupe de vivants, droit devant eux. Dans l’impossibilité de discerner leur identité, le couple se sépara pour les rejoindre dans des directions opposées. Progressivement, leur uniforme devint visible. Des soldats de Ragorna. Drya jura et s’élança sur eux.
Le groupe de cinq fut pris au dépourvu et deux d’entre eux tombèrent avant d’avoir pu lever leurs armes. Le dirigeant des Loups Ardents les attaqua par l’arrière alors qu’ils étaient tournés vers son épouse. Le combat fut intense, mais court, et le duo eut rapidement à ses pieds cinq cadavres. Drya porta ses mains à la tête. Un violent éclair de douleur lui vrillait le crâne et elle tomba à genoux. Erik se porta à son chevet, inquiet. La souffrance s’atténuait déjà, mais la jeune femme sentait sourdre l’être non loin de sa conscience, ce qui l’effrayait bien plus que les ennemis autour d’eux. Pire qu’un chien de chasse, l’odeur du sang avait attiré l’entité. Un serpent de frayeur glissa dans son dos et elle se releva, un peu affaiblie. Son époux lui serra l’épaule avec réconfort. Un petit sourire triste se dessina sur ses lèvres. Le combat serait rude, mais, avec lui à ses côtés, elle pouvait le gagner.
Délaissant les morts, ils continuèrent leur avancée. Ainsi, les Ragornais étaient sortit de la protection de leur muraille. Habitant du pays, ils devaient savoir qu’un aussi violent orage qui tombait sur une terre aussi chaude, cuite par le soleil depuis plusieurs semaines, provoquerait invariablement de la brume. À chaque fois qu’ils trouvaient des vivants, c’était des ennemis. Et à chaque fois, après la lutte, il revenait à la charge. La sueur s’écoulait sur le visage de Drya, mélange d’effort et de peur. Ils entendirent enfin le bruit d’un combat, et non d’un massacre unilatéral. Le bruit des collisions des lames s’intensifiaient comme ils se rapprochaient. Une flèche siffla soudain dans leur direction.
- Attention !
Erik cria en poussant sa compagne sur le côté. Elle s’étala de tout son long, le souffle coupé par le choc.
Drya se redressa avec agilité et guetta la venue d’un ennemi dans leur direction. Rien. Elle chercha alors son mari du regard. Il était étendu sur le côté, dos à elle, immobile. Un sombre pressentiment s’insinua en elle. Elle frissonna, n’osant s’approcher, de peur de le voir être confirmé. L’entité en elle s’agita. La barrière mentale qui la retenait était plus que mince. Pas à pas, la guerrière s’avança. Elle refusait cette situation, elle la rejetait du plus profond de son âme. Elle ne voulait pas savoir, l’absence de certitude permettait de s’imaginer d’autres possibilités. Il ne pouvait pas être mort, il devait être évanoui. C’était ça, il s’était cogné la tête dans sa chute et avait sombré dans l’inconscience. Elle ne pouvait se leurrer cependant, la boue autour de lui rougissait de plus en plus. Des larmes coulèrent, silencieuses. Son amour, son pilier, celui qui l’avait recueillie et tant de fois aidée et rassurée, celui sans qui elle serait morte depuis si longtemps… Elle tomba à genoux devant le visage de son bien-aimé, ses mains tremblantes arrêtées à quelques pouces de ses traits, figés pour l’éternité. La hampe de la flèche dépassait de son œil.
Elle hurla.
Gard leva la tête. Il tira avec ardeur sur son épée, coincée dans la boîte crânienne d’un Erdrelien. C’était un hurlement si humain, rempli de détresse et de désespoir. Le cri déchirant d’une femme perdue.
- Drya…
Avec un petit groupe de Loups Ardents, il cherchait après son chef depuis le début de l’attaque. Le reste des mercenaires luttait vaillamment avec les alliés. Néanmoins, le combat était désordonné. Les ennemis surgissaient de la brume tels des pantins, avant de s’y fondre à nouveau. L’armée d’Alvyor étaient en train de se faire massacrer. Peu après avoir quitter le gros de la troupe qui commençait tant bien que mal à s’organiser, le jeune Loup avait été séparé de son groupe lors d’un combat. Depuis, il errait, seul dans le brouillard, déterminé à trouver le meneur de sa compagnie. Seul un chef de guerre pouvait ramener l’ordre.
Il se dirigea à pas feutrés dans la direction du cri. Peu à peu, il commença à apercevoir une ombre différente des autres. La Louve se tenait à genoux, le corps penché en avant, le visage invisible, masqué par un rideau de boucles brunes. Juste devant elle gisait le corps sans vie d’Erik. Les yeux du garçon s’écarquillèrent. Il ne pouvait pas croire ce qu’il voyait. La peine et le désespoir l’envahirent. Son corps devint lourd, et lui aussi voulu se laisser choir. Erik avait toujours été plus qu’un chef pour lui. La famille, le grand frère qu’il n’avait jamais eu. Il avait toutefois toujours été bon pour garder son calme et sa raison en toute circonstance. Le chef des Loups Ardents était mort. C’était un fait indubitable et on ne pouvait rien y changer. Il se secoua et s’approcha. Arrivé à la hauteur de la jeune femme, il posa la main sur son épaule. Elle ne réagit pas.
- Drya, tu m’entends ? Je suis affreusement désolé, je sais combien tu tenais à lui. Son décès est une immense perte, mais nous ne pouvons pas rester là…
- Gard, Gard, voyons, tu penses que je suis triste ?
Elle se releva avec une lenteur effrayante. Le mercenaire recula d’un pas, surpris et angoissé par le ton de la voix. Il s’attendait à entendre le chagrin, à percevoir le tremblement de la peine dans les mots prononcés. Au lieu de cela, il n’y avait que moquerie et sarcasme. Il ne pouvait concevoir que la jeune guerrière ne soit pas affectée. Ils étaient pourtant si proches… Elle se tourna alors vers lui, plantant son regard dans celui, désemparé, du garçon.
- Drya, balbutia-t-il, que… qu’est-il arrivé à ton œil ?
- Quoi, mon œil ?
Elle lui enfonça sa lame dans le ventre et remonta doucement, lui déchirant les entrailles. Il baissa les yeux, fixant sans comprendre la garde de l’épée dépassant de ces chairs. Tout semblait irréel entouré de cette brume blanche, dans ce monde aux bruits étouffés, aux repères disparus.
Du sang s’écoula de sa bouche. La Louve retira son arme. Après quelques secondes d’immobilités, Gard tomba à genoux, puis s’affala en arrière sur le sol, les mains sur le ventre, sa vie s’écoulant entre ses doigts. Elle darda son regard vairon sur l’agonisant, un rictus aux lèvres.
- Il est enfin de la bonne couleur.
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