Le couloir comportait une porte toutes les six verges de chaque côté. Quelques torches l’éclairaient, et Maïly put compter une trentaine de porte avant de ne plus savoir les discerner à cause de la distance. Elle ignorait totalement dans quelle pièce son frère pouvait être, si tant était qu’elle se trouvait bien devant les dortoirs.

Elle s’approcha de la première et tourna la poignée. Rien ne se produisit, la porte était verrouillée. Elle repartit vers Louve, toujours assise contre le mur, à la limite de l’inconscience. En la voyant ainsi, elle se demanda à nouveau si cela avait été une bonne idée de la libérer. Elle l’avait fait pour avoir une défense en cas de problème, mais jusqu’ici, si elle avait été seule, elle n’aurait pas eu à se battre. Les seuls ennemis rencontrés l’avaient été parce qu’elle avait laissé Drya la convaincre de se rendre à l’armurerie, et par la suite Louve aux appartements royaux. Maintenant qu’elle arrivait à un moment critique, à savoir retrouver son frère au milieu de tous les autres mineurs, l’ancienne mercenaire était inutile, à peine capable de se maintenir assise.

Un soupir s’échappa de ses lèvres. L’Erdrelienne s’accroupit devant Louve qui ne sembla même pas la voir. Son regard était vitreux, il regardait vers un monde dont Maïly n’avait pas accès.

— Louve, souffla-t-elle le plus fort qu’elle osa en la secouant un peu, Louve, il faut que tu m’aides là.

Mais la jeune femme ne réagit pas. Alors, de toutes ses forces, la fillette frappa l’épaule disloquée. La vie réapparut instantanément dans l’œil brun, qui, s’il l’avait pu, aurait foudroyé sur place la petite blonde.

— Louve, si tu n’en peux plus, rends la place à Drya, je t’en prie, j’ai encore besoin de toi !

— Imp… impossible, murmura-t-elle grâce au peu de force qui lui restait. Pas encore assez réveillée…

Elle repartit dans sa demi-conscience. Maïly se redressa et se prit la tête dans les mains.

— Ô Kohr, je t’en supplie, donne-moi la force. Et toi, Manylia, permets-moi de retrouver mon frère sain et sauf.

En levant les yeux, elle fut soudain intriguée par quelque chose accroché au mur. Son cœur rata un battement lorsqu’elle comprit ce que c’était. Avec sa taille, petite en plus pour son âge, elle ne l’avait pas vu au premier passage. Mais il était bien là. Le trousseau de clefs.

Après une petite pensée pour remercier les divinités, elle sauta pour les décrocher. C’était limite, mais après quelques essais, elle parvint enfin à les attraper. Sans perdre de temps, elle se précipita vers la première porte. Il y avait néanmoins de nombreuses clefs, et il lui fallut plusieurs tentatives avant qu’enfin elle n’entende le cliquetis libérateur de la serrure.

La pièce était plongée dans une obscurité profonde, un peu chassée par la lueur des torches du couloir. Maïly discerna six lits superposés. L’odeur dans la pièce était écœurante, un mélange de sueur, d’urine et de déjection qui n’était pas loin de ressembler à celle des latrines que Maïly avait eu le plaisir de nettoyer de nombreuses fois. Une silhouette bougea soudain dans le noir et, sans que la fillette ne puisse esquisser un seul geste, une poigne de fer s’enroula autour de sa gorge.

Louve ne ressentait plus rien. La dernière information que son corps lui avait fourni, c’était la douleur cuisante de son épaule lorsque Maïly l’avait frappée. Elle avait l’impression de flotter. Ses membres ne lui répondaient plus depuis qu’elle s’était écroulée contre le mur. Même la fraicheur de la pierre ne lui suscitait plus rien. Elle n’avait ni chaud, ni froid. Ni faim, ni soif. Son esprit se détachait presque complètement de son enveloppe charnelle. Seuls ses sens fonctionnaient, comme ils l’avaient toujours fait à chaque fois qu’elle était réveillée sous l’emprise de Drya. Louve sentait cette dernière se réanimer. Sa présence était de plus en plus importante, mais pas encore assez pour reprendre le contrôle du corps. Alors elle tenait le coup pour éviter de sombrer et lui rendre un corps assoupi.

Non pas bien sûr que celui lui plaise de lui laisser la place, mais, en l’occurrence, elle n’avait pas trop le choix.

Le son de pas sur la pierre l’intrigua. Maïly se mouvait toujours dans un parfait silence. De toute manière, le bruit était trop lourd, le poids plume de la gamine n’aurait pas su en produire un pareil. Elle houspilla Drya, dont les remous spirituels se faisaient de plus en plus insistants. Le bruit venait clairement d’un homme, peut-être même de deux. Elle pensa directement aux gardes, mais à ce moment le bas de deux paires de jambes s’arrêta dans son champ de vision. Les chaussures, en cuir de mauvaise qualité et à la semelle de bois, n’étaient vraisemblablement pas celles portées par les gardes. Alors qui ?

— Des mineurs sans doute.

C’était Drya. Elle était enfin réveillée, et le lien psychique que les deux consciences entretenaient malgré elles lui avait permis de savoir tout ce qui s’était passé depuis son évanouissement.

— Par le Passeur, tu ne peux donc pas t’empêcher de tuer ?

— Qu’importe ce que j’ai fait pour l’instant, nous avons d’autres problèmes à régler !

— Je vois ça, mais sache qu’après qu’on soit sortie d’ici, je trouverai un moyen de t’annihiler pour de bon.

— C’est ça… Dépêche-toi alors, tu récupères peut-être ton corps aujourd’hui, mais je gagne en puissance. Tu ne peux l’ignorer. Et à un moment ou un autre, demain ou dans quelques mois, je t’engloutirai, et tu ne seras plus que quelques pensées parasites au fond de mon esprit.

À bout de force, Louve ne put résister au retour de Drya.

Enfin, Drya ressentit à nouveau les choses. Le froid et la dureté de la pierre, la chaleur dispensée par les torches, le bois de l’arc et le cuir du carquois reposant sur ses genoux. Elle vit une main calleuse s’approcher de sa taille et entendit le son caractéristique d’une lame sortant de son fourreau. C’était une de ses propres lames que l’homme en face d’elle était en train de sortir.

— C’est un peu petit comme arme, mais ça pourra être utile.

D’un geste lent, Drya attrapa l’avant-bras du mineur avec moins de fermeté qu’elle ne l’aurait voulu. Elle n’était pas encore tout à fait à l’aise dans son corps. C’était une impression étrange, comme d’enfiler un vêtement trop petit et d’être coincé dans ses mouvements.

— Que d’honneur dans le vol d’une femme exténuée ! grinça-t-elle tout bas.

L’homme avait lâché la poignée de l’arme et s’était reculé en dégageant son bras.

— Il n’y a pas d’honneur qui tienne lorsqu’on souhaite simplement survivre, répondit-il sur le même ton. On a besoin d’arme pour s’enfuir, et tu semblais morte.

— Et bien je ne l’étais pas.

Son interlocuteur était bel et bien un mineur. Il était plus petit que Drya, mais son torse nu était musculeux et trapu. Ses traits étaient mangés par une barbe brune broussailleuse qui faisait écho à son poitrail poilu. Dans la pénombre, on aurait dit un ours. Sa peau sous les poils sombres était d’albâtre. Drya ignorait totalement depuis combien de temps le mineur était sous terre, mais cela ne datait pas d’hier. Il recula soudain en sursautant lorsqu’elle croisa son regard.

— Mais que t’est-il arrivé ?

— Jerm en a eu marre de mon regard vairon, répondit Drya en se levant péniblement. Où est Maïly ?

Quatre autres mineurs approchèrent alors. L’un d’eux tenait la gamine contre sa poitrine, un bras passé autour du ventre de l’Erdrelienne et l’autre la bâillonnant. Drya se tendit instantanément, mais ses muscles trop endoloris ne lui répondirent pas comme elle l’avait souhaité. Elle se sentait mieux que ne l’avait été Louve, son esprit étant plus en forme, mais les blessures et la fatigue de son corps n’en étaient pas moins toujours là. D’un geste de la main, l’homme trapu qui semblait être le chef indiqua de la relâcher.

— Dry… Drya, c’est bien toi ? souffla Maïly comme elle retrouvait le sol sous ses pieds.

L’ancienne mercenaire acquiesça avant de se retourner vers le premier mineur.

— Écoutez, nous sommes ici parce que la gamine cherche son frère pour qu’on puisse quitter cette forteresse. Et je vous conseille de faire pareil. Ragorna est attaquée, j’ignore par qui, mais il ne va sûrement pas être bon de rester ici. Et…

— Pas besoin d’essayer de nous convaincre de partir, la coupa-t-il, personne n’est ici de son plein gré.

— Bien. Je sais qu’il y a des passages sous la montagne pour atteindre l’extérieur. Maïly m’a dit que les mineurs les connaissaient. Est-ce le cas ?

— Bien sûr, ce sont nos prédécesseurs qui les ont creusés, mais tous ceux ici présents ont une carte des galeries gravées dans leur mémoire.

— Parfait. Avant toute chose, il faut se débarrasser des soldats. Ils sont six dans la salle de garde. Toute seule, je ne saurais les vaincre. Mais pour vous, en les prenant par surprise, il ne faudra que quelques minutes. On aura alors le champ libre pour libérer tout le monde et y aller.

Sans un mot, le chef prit l’épée de Maïly et fit signe à ses camarades qui lui emboîtèrent le pas. Drya ne les suivit pas. Avec Maïly qui avait récupéré les clefs, elle se tourna vers les portes suivantes. La gamine ouvrait les portes. Les doigts gourds de la jeune femme manquaient trop régulièrement de lâcher le trousseau et peinaient à manipuler les clefs. Elle entrait donc dans les chambres avec une torche pour réveiller les hommes et leur expliquer la situation.

Le mineur trapu qui se nommait Banet et ses acolytes revinrent rapidement couverts de sang de la salle de garde. Ils n’avaient néanmoins eut à se battre que contre trois soldats. Les Erdreliens se moquèrent alors des qualités d’observation des femmes.

— Louve, tu es sûre de ce que tu as vu ? Tes derniers souvenirs sont flous dans ma mémoire. Tu as dû voir double.

— Tiens, tu gardes le nom que Maïly m’a donné ? Pas trop fâchée qu’il m’ait mieux qu’à toi, ma jolie ? Et sinon, oui, je suis sûre de ce que j’ai vu. Tu me penses incapables de compter jusqu’à six peut-être ?

— À partir du moment où tu t’imagines des brasiers dans une tâche de lumière, excuse-moi de ne pas te faire entièrement confiance là-dessus

Vexée, et ne sachant quoi répliquer, Louve ne répondit rien. Elle lança cependant une attaque mentale qui fit grimacer Drya. Le problème restait entier. Si Louve avait raison, trois gardes avaient survécus, et ils pouvaient revenir d’un moment à l’autre par surprise. Et même si cela était peu probable, la venue de renfort restait aussi plausible.

Il ne leur fallu pas longtemps pour déverrouiller toutes les portes, et le couloir se remplit d’une soixantaine de mineurs bien réveillés malgré la courte nuit. Banet leur apprit que les dortoirs n’étaient plus complets depuis longtemps. Les mines d’or étaient taries depuis plus de cinq ans, et les hommes qui restaient étaient ceux qui avaient survécu à la recherche intensive de nouveaux filons. Plus des deux tiers des effectifs avaient succombé à la fatigue, et les autres n’avaient dû leur salut qu’à un ralentissement de cadence, tuer tous les mineurs ne permettant pas de découvrir plus vite de nouvelles traces du précieux métal.

Drya raconta alors à Banet sa brève rencontre avec le souverain d’Erdrel

— Alors ce vieux fou avait bien perdu la raison, soupira le mineur. Le mal de l’or peut vraiment faire des ravages. Je suis heureux qu’il soit mort, après tout ce qu’il a fait, qu’il erre pour l’éternité dans l’Elgrak ! Il n’y emportera pas son or. Maintenant, je ne suis pas sûre que l’on ait gagné au change avec Jerm. Mais soit, Helmit ne reviendra pas sauver son peuple, conclut-il en jetant en regard noir vers Drya.

Maïly avait donc raison, même les mineurs enfouis sous terre avaient entendu parler de la mort de leur prince et savaient qu’elle était l’assassin. Elle se raidit légèrement, mais ni Benet, ni les autres hommes ne semblèrent vouloir se venger. Après tout, même s’ils la haïssaient, ils avaient une dette envers elle, comme elle envers Maïly, et ils semblaient être hommes d’honneur.

— Ne baisse pas trop vite ta garde, ma jolie, tu donnes ta confiance aux étrangers un peu trop rapidement à mon goût, persifla Louve.