7
— Avril, regarde-moi.
Je tourne la tête. Des yeux noisettes humides. Dans mon regard noir, toujours. On est allongés dans l’herbe, je le vois flou à travers les herbes sèches nettes. Je n’ai pas envie de le regarder, je n’ai pas envie de toucher le bout de ses doigts qui ne sont qu’à cinq centimètres de mon épaule.
— Avril, je ne comprends pas. Tout allait bien hier. Il s’est passé quoi, j’ai fait quoi ?
Je tourne la tête. De l’autre côté. Là où ses yeux ne se pourront me suivre. Des fois, je me dis que l’on ne devrait pas être ensemble. Killie à déjà plein de problèmes, il passe le moins de temps possible chez lui et quand il est dehors avec moi, je me comporte comme une conne. Je ne sais pas pourquoi mon humeur peut changer en un claquement de doigts. C’est fréquent depuis quelques mois. Je le sais que je suis méchante et injuste et froide et en colère. Je le cherche jusqu’à ce qu’il craque. Il s’énerve et me dit que je le fais chier et ça me permet de me mettre à hurler, lui dire plein de choses dans la face, je balance ma rage comme des claques sans interruption et après il part ou je pars et je rentre chez moi, directement dans ma chambre ou dans les toilettes pour pleurer, m’en vouloir, envoyer plein de messages que je regrette, les effacer, en renvoyer des un peu mieux mais ce n’est pas assez, ce n’est plus assez, donc j’arrache une page d’un carnet et je nous dessine, on se fait un câlin, j’ai des yeux de chien battu sur le dessin, j’écris “je suis désolée je ne sais pas ce qui m’a pris je suis la plus nulle mais je t’aime tellement je t’aime je t’aime je suis désolée”. Après, je trouve un moyen pour que le dessin parvienne jusqu’à lui. Si j’ai vraiment été horrible, il ne me répond pas pendant un ou deux jours. Mais, toujours, c’est la même fin :
Je reçois un message :
“ Je suis devant chez toi. De l’autre côté, au bord du ruisseau.”
Et il est là, à droite de mon jardin, là où la forêt, celle où on ne va jamais, commence. Il y a un ruisseau qui n’est qu’un écoulement de produits chimiques, chaque mois il est d’une couleur différente. Il m’attend. J’enjambe le ruisseau et je le serre dans mes bras. En silence. Parce que j’ai trop hurlé, trop écris. Parce que le silence est l’une des plus belles choses que l’on possède, Killie et moi. Dans nos silences, il y a des milliers de phénomènes qui se crée. Tout se ressent, tout s’excuse, tout se reconnaît. Ce n’est pas un silence ordinaire. C’est peut-être pour cela qu’on reste ensemble. Être l’un avec l’autre, en silence, nous apaise, nous recharge, sans ces moments, on ne pourrait pas supporter nos vies, nos voix dans nos têtes. Je me dis que toutes les disputes, tout les gestes, toutes les brûlures, toutes les larmes valent la peine pour cinq minutes de silence avec Kill. Je sais qu’il ne ressent pas la même chose, je le fatigue et il restera pas éternellement dans cette situation. Mais pour l’instant, il est là, au bord d’un ruisseau violet et tout va mieux.
— Avril ?
J’avais les yeux fermés. Killie attend ma réponse, ses doigts n’ont pas bougé, les herbes font un bruit de criquet, j’ai l’impression qu’un insecte est rentré dans ma jupe. J’enfonce mes ongles dans ma paume de main, le plus fort possible, pour que la douleur fasse partir ma colère. J’inspire faiblement et expire longuement.
Je me retourne.
— Désolée Kill, la chaleur me fait tourner la tête et j’ai eu comme un moment d’absence.
C’est faux.
— Je suis désolée si je t’ai donné la mauvaise impression. Ça va un peu mieux maintenant, je continue.
Je touche le bout de ses doigts pour lui prouver. Il n’a pas l’air convaincu mais je ne veux pas le convaincre, juste qu’on passe à autre chose.
— Si tu veux. C’est la pleine lune ce soir, on va aller à la grange. Tu veux venir ? Ça sera sûrement la dernière soirée de l’été.
J’acquiesce.
— Ça serait super. Je te rejoins au bout de l’allée, vers minuit ?
Il serre ma main, l’embrasse. J’ai envie d’être très loin dans l’espace, là où on ne m’entendrait pas crier, mais je suis là, avec lui et j’en ai marre de tout ce que je ressens alors j’embrasse Killie, enroule mes bras autour de son cou et je sens le gros serpent enragé dans mon estomac se mettre en boule. Il ne sortira pas aujourd’hui. J’aurai préféré être Spider-man et sauver New-York plutôt qu’avoir été mordue par un python angoissé, en colère et triste en permanence, qui transforme mes paroles et mes pensées en venin qui gicle sur les meilleurs moments.
— Toi tu serais plutôt Spider-Man, je chuchote à l’oreille de Killie.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Rien, je pose ma tête contre sa joue et contre la terre poussiéreuse.
***
Il ne pleut pas quand je rejoins Killie à minuit cinq. Il m’attend sur son vélo. Il a enroulé son pull autour du porte bagage pour que j’ai moins mal aux fesses. Sofiane, Léon et Jules nous attendent dans le champ de maïs. Jules a la main plongée dans le plus grand paquet de chips que je n’ai jamais vu. Quand je m’approche, je m’aperçois que ce n’est pas un paquet de chips mais un paquet de chamallows. Ils sont si énormes, on dirait des coussins. On se meut avec plus de facilité dans le champ de maïs, on voit bien que l’été est fini. Rien dans la grange n’a bougé d’un milimètre, il y a juste plus de poussière. Jules et Killie effacent leurs dessins de la dernière fois et commencent ceux de ce soir. Ceux qui vont décider comment va se dérouler la nuit. Léon sort une besace bleue à paillettes avec la tête d’Elsa de la Reine des Neiges. Sofiane ne peut s’empêcher d’émettre un ricanement.
— Oncle Ronnie a écoulé tout son stock, il a piqué ça à ma petite soeur, explique Léon en agitant la besace.
— Classe, ton oncle.
Un doigt d’honneur. Léon sort cinq tourbillons argentés translucides. J’en prends un dans ma main. C’est comme une spirale anti moustique, ou les insectes dégeu qui se mettent en boule quand tu t’approches. Placé dans ma paume de main, on dirait que j’ai le signe d’Eragon. Je me demande si on va voir des dragons ce soir. Non, probablement pas, ça serait trop facile pour gagner contre le serpent. Après, le serpent est sensé être immortel, donc peut-être que ça serait un combat d’égal à égal ?
Léon et Sofiane avalent leur spirale transparente sans attendre Killie et Jules. Je peux entendre un son frénétique de craie contre le tableau noir et les explications barrées de Jules. Sofiane prend un chamallow, de près on dirait encore plus un coussin, ça ne rentre même pas en entier dans sa bouche, où est-ce qu’ils ont trouvé un truc pareil ?
— C’est bon, on a fini.
Je regarde la tableau. Je ne comprends rien.
— Bientôt, tu comprendras, me souffle Jules à l’oreille.
Et hop ! Il avale la spirale. Killie aussi. Il me fait un sourire d’encouragement. Je la mets dans ma bouche, ça fond sur la langue, ça se dissout très vite, le goût est agréable, sucré mais pas écoeurant. Je regarde ma main. J’ai attendu trop longtemps avant de manger le tourbillon, il a laissé une trace grisâtre dans ma paume. Je décide que ça sera mon réservoir de force pour ce soir.
Je ne veux pas fermer les yeux. Jeneveuxpasfermerlesyeux. Je ne veux pas- je ne veux pas fermer les yeux. Je ne veux pas fermer les… Je ne veux pas… Je ne veux-
***
— Réveille-toi.
Je ne suis plus dans la grange. Je ne suis dans rien de ce que je connais. Tout semble être nouveau et trop reconnaissable à la fois. Quelque chose me chatouille l’épaule, je fais un geste machinal de la main, ça tombe sur le sol. Une araignée en pâte à modeler, qui rebondit à chacun de ses mouvements. Elle est vivante mais on dirait qu’un enfant de cinq ans l’a crée puis l’a abandonnée parce que, quand on grandit, on a peur des araignées et elle est là toute seule à sautiller dans des couleurs qui ne vont pas ensemble. Il lui manque des pattes et elle a des yeux en trop et elle a l’air triste. Combien de temps elle est resté là toute seule ? Si elle pouvait pleurer elle serait déjà une bouillie gluante. Elle préférerait peut-être ça plutôt qu’une pièce sans sortie, quatre murs qu’elle connaît par cœur.
Une pièce sans sortie ?
Merde.
Je me mets debout. Je tape sur les murs, je hurle, KILLIE LÉON JULES SOFIANE, le silence me répond. Je me jette sur un mur, qui ne frémit pas, par contre moi, je me fais super mal à l’épaule. La trace sur ma paume de main n’a pas bougée, dans cette lumière tamisée, elle luit ? Oui, elle brille, c’est une clé ? Dans les films, faudrait que je la presse contre un truc pour rejoindre l’extérieur. Mais là je suis dans neuf mètres carrés donc ça va vite de chercher et bien sûr il n’y a rien parce qu’on n’est pas dans un putain de film, je suis toute seule dans une pièce qui est moche, il y a de la moquette partout, ça me file des allergies, j’étale ma morve sur les murs pour les énerver, je ne sais même pas de qui je parle, juste : je vous emmerde. J’abandonne, je m’allonge dans la moquette aux poils longs orange cheddar. L’araignée en pâte à modeler se met sur mon ventre. Je caresse sa tête en faisant attention à ne pas le faire trop fort, je voudrais pas lui faire un trou dans le crâne.
***
— Réveille-toi.
Mes yeux sont ouverts. Je suis dans la clairière, pourquoi je suis toujours à l’extérieur alors que je suis sensée être dans la grange ? Je vois flou.
— Avril, ils ont trouvé la première étape. J’ai besoin de toi.
Ma vue devient nette.
— Jules.
Je me relève. J’ai une griffure sur ma joue. Jules est très près, ses longs cheveux noirs me chatouillent le visage. Ils ont l’air si doux, j’ai envie de lui faire un câlin.
— Avril, pourquoi tu rigoles ? J’ai besoin de toi, je suis très sérieux.
— Il s’est passé quoi ? Où sont les autres ?
— On s’en fiche de ce qui s’est passé avant. C’est maintenant qui compte.
Il me prend par la main et m’emmène dans le chemin derrière la grange. Il s’arrête à la limite de la clairière. Les écailles blanches du serpent miroitent avec la lumière de la lune.
— Il est magnifique, je chuchote.
J’ai envie de le toucher mais Jules m’en empêche.
— Pas encore, Avril. Tu ne pourrais supporter son contact.
Il enjambe le corps du serpent immortel, il m’aide à faire de même. Jules reprend ma main et me traîne dans la forêt mais ma tête est tournée vers l’autre sens, vers le serpent, vers ses écailles qui brillent d’un éclat si beau, si tranquille.
— Jules, pourquoi on veut tuer le serpent immortel déjà ?
— Pour les rubis. Pour que nos vies changent.
— Ah oui, c’est vrai. J’avais oublié.
— Mais le combat final n’est pas pour tout de suite.
On marche dans la forêt pendant un moment, je ne pourrais dire combien de temps mais assez longtemps pour que je puisse m’ennuyer et que de longs bâillements entrecoupent le silence. Puis :
— On y est.
— Oh.
Un château d’eau. Pourquoi il y a un château d’eau en plein milieu de la forêt ?
— Jules, pourquoi il y a un château d’eau en plein milieu de la forêt ?
— Regarde les dessins Avril.
On met nos flashs de téléphone. Une fresque recouvre le château d’eau.
— Jules, c’est quoi ça ?
— C’est ce qu’il va se passer. Il faut qu’on monte tout en haut, par cette échelle. Le bas, c’est le début, puis tout en haut, le futur.
Je sais que Jules a le vertige, alors qu’il veuille faire ça, monter tout en haut d’un château d’eau, prouve à quel point c’est important.
— Passe en premier, je dis.
A chaque pas sur l’échelle, on éclaire la fresque, on reconstitue le puzzle, image par image. Au tout début, il y a le serpent, immense et immortel. Il est seul. Un rubis supplémentaire par centenaire. Il les entrepose dans sa bouche, il est tellement seul qu’il trouve ça suspicieux, peut-être des créatures attendent le moment opportun pour lui piquer ses rubis ? Il s’est battu avec toute sortes d’êtres étranges, difformes et magnifiques. Le serpent a gagné tout les combats, du guerrier invincible aux flèches empoissonnées à l’armée souterraine. Il ne reste plus que dix barreaux à monter.
— Avril.
— Je vois, Jules. La même chose que toi.
La lumière crue et inégale éclaire un groupe de cinq humains qui veulent avoir le plus de puissance possible avant de s’attaquer au serpent. Alors ils partent de quête en quête, emmagasiner les énergies de chaque palier gagné. Un barreau de plus. Notre combat final. Un barreau de plus. Le serpent immense et immortel est à nouveau seul. Je me penche comme je peux pour éclairer sa bouche.
— Les rubis sont encore là.
Un frisson me parcoure. On finit de monter, on s’assoit tout en haut de la tour, les jambes dans le vide. On se regarde, livides.
— Jules, nous allons perdre.
— Peut-être qu’on arrivera à lui prendre au moins un rubis. Nous ne sommes pas sûrs qu’il y en a autant dans sa bouche. Ça serait déjà une victoire.
— Le serpent est encore vivant. Ça veut dire que nous sommes morts.
— Non. Pas forcément. Pas forcément.
— Tu pensais trouver quoi sur ce château, Jules ? La confirmation que nous allions gagner ? La confirmation que nous allons tous avoir un futur super, loin d’ici, dans des villas avec piscine et des putain de vacances aux Maldives ? Sincèrement, on n’a pas gagné un truc depuis la course d’orientation en CE2. Et encore, c’était un coup de chance.
— Peut-être que la chance sera une nouvelle fois de notre côté. Il le faut. Avril, toute raison de s’enfuir, même une nuit par mois, est bonne. Je ne veux pas arrêter. Je ne veux pas qu’on parle de ce qu’on vient de découvrir à Léon et à Sofiane. Même pas à Kill.
Je soupire.
— Jules, on se met dans une situation qui va nous péter à la gueule à tout moment.
— A un moment. Mais pas tout de suite. S’il te plaît, Avril. On continue. On essaie.
Ses yeux noirs me supplient. Je grogne.
— Ok, ok. Mais c’est ta responsabilité. Moi, je ne suis au courant de rien.
Il me serre dans ses bras avec un cri. On se met debout, c’est haut, mais on voit tout les arbres, même au-delà, on voit la fumée des usines, on voit les étoiles qui disparaissent. Je hurle, le plus fort possible. Jules me rejoint. Un cri d’avertissement, un cri d’espoir.
— Ok, Avril, j’ai le vertige, faut que l’on descende de là.
Je rigole.
— Mais d’abord, il faut qu’on remplisse cette bouteille de cette eau, au centre, il continue.
je me penche.
— Jules c’est de l’eau croupie, c’est dégueulasse.
— Tu veux avoir le plus d’énergie possible pour pouvoir combattre le serpent ? Il nous faut cette eau.
Je grimace mais je le laisse remplir la bouteille d’eau.
On descend, l’échelle est constellée de rosée, de gouttelettes.
***
Killie et moi sommes allongés sur le goudron, sur la route qui mène à mon école primaire. C’est l’heure étrange, celle entre la nuit et le jour, un entre-deux, un moment qui n’appartient à personne. Alors il est à nous. Le goudron est chaud, nos têtes disparaissent dans les capuches de nos sweats, les étoiles sont parties, la lune est seule, elle ne brille plus, elle a le dos tourné. Ma main dans la main de Killie, j’ai l’impression qu’elles sont deux œufs au plat dans une même poêle. Ça frétille et ça brûle.
— Ça y est, l’été est fini, je murmure.
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