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Je vois Laeticia fumer derrière le préfabriqué. Elle est au téléphone. Je hausse les épaules, ouvre mon sac à dos, sort un paquet d’affiches. Je les ai faites hier soir, j’ai mis une photo de nous trois, j’ai bricolé des coulures dégueu et des effets stylés sur Paint et j’ai marqué en gros, Temporary Losers recherche une batteuse !!! J’ai mis nos noms, nos salles de classes et des exemples de ce qu’on aime comme musique : Nirvana, Sonic Youth, Lowertown, System of a Down, The Libertines, Pulp, Artic Monkeys (juste le premier album), Stupeflip, The Replacements, PJ Harvey… La liste aurait pu continuer encore et encore et s’éloigner de noms cités mais on voulait qu’elle ait une idée du style qu’on essayait de créer. Je sors mon tube de colle, des punaises, et je rase les murs, dès que je trouve un endroit propice je placarde une affiche. Je continue jusqu’à ce que la sonnerie m’interrompe.
***
— Salut.
Je lève la tête. Je suis en train de manger à la cantine, toute seule. Enfin, plutôt je regarde la viande douteuse et le riz huileux et j’analyse les pour et les contre goûter ce qu’il y a dans mon assiette. C’est une sale journée, tout le monde me fait chier, j’ai envie d’enfoncer mon visage dans cette bouffe foireuse et me diluer entre le carbonisé et la couche de gras. Je lève la tête donc, et y a cette meuf que j’ai jamais vue, avec des cheveux au carré noirs, des yeux bleus assez moches et une robe à fleurs.
— Je m’appelle Liv. Je suis dans ta classe.
— Ouais je sais, je répond alors que je n’en avais aucune idée.
— J’ai vu ton affiche. La moitié, l’autre moitié a été arrachée.
— Ah.
— Je fais de la batterie. Depuis six mois.
— Très bien, je suis contente pour toi.
Liv s’assoit en face de moi. Elle me sourit et elle a ces deux dents de devant qui sont si espacées, je pourrait y mettre mon index.
— Je veux faire partie de votre groupe.
— Ok.
— Je peux venir quand vous faire une démo ? Vous voulez que je joue quelle chanson ?
— Non, j’ai dit ok. Bienvenue. Tu fais partie du groupe.
Elle a l’air surprise un bref instant. Elle hausse les épaules, sort un tupperware de son sac et se met à manger des bouts de carottes très bruyamment. J’abandonne ma bataille contre mon assiette et mange un babybel avec du pain.
***
Je rejoins Léna et Laeticia à l’arrêt du bus. Laeticia est encore en train de fumer et encore au téléphone.
— Qu’est-ce qui se passe ? je demande.
— Je n’en sais rien, elle ne veut pas me dire. Ça commence à me soûler.
Léna joue à un nouveau jeu sur son portable. Elle s’occupe d’un bébé pieuvre jusqu’à ce qu’il devienne immense et après elle coule des bateaux et tue plein de gens.
— Cool ton jeu, je dis.
Elle acquiesce, très concentrée. Le bus arrive, on est peut-être cinquante adolescents à rentrer dedans, Laeticia jette sa cigarette et nous suit, toujours au téléphone. Quand j’écoute des bribes de sa conversation, ça fait : “Non non, on est quatre”, “Oui, que des filles”, “Non non, on n’est pas végétariennes”, “Dans un mois ?, c’est parfait”, “Je crois qu’il ne pleuvra pas”, “Oui, on en aurait besoin”. Et ça devient encore moins intéressant. Alors je me tourne vers Léna et sa pieuvre qui est devenue immense avec un nombre exponentiel de tentacules. Maintenant, la pieuvre coule des paquebots de livraisons, elle avale les conteneurs, elle bouffe tout, elle arrache des têtes, même le capitaine y passe. L’air est étouffant, ça pue la transpiration, le déodorant Axe, les gâteaux écrasés, la fatigue. Enfin, c’est notre arrêt, on descend et Laeticia a raccroché. Elle nous passe des cigarettes, on s’assoit sur le banc de l’arrêt de bus, il n’y a personne, personne à part nous descend, les autres ne font que traverser ce bled. Je mange un deuxième babybel que j’ai volé à la cantine malgré le panneau : un fromage par personne. wild
— Bon les filles, je crois qu’on a notre premier concert, nous avoue Laeticia dans un souffle.
— Pardon ? On n’a même pas de batteuse, qu’est-ce que tu fous Ticia ?
— Ah, si, je coupe Léna. On n’en a une. Un fille de ma classe, Liv, elle est venue me voir ce midi.
Laeticia émet un cri excité. Je fais un sourire bancal. Léna roule des yeux, je crois que si elle était la pieuvre là elle nous étranglerait toutes les deux, engloutirait jusqu’au fond de l’océan. Laeticia hurle à la vieille voiture aux portières dépareillées qui dépasse l’arrêt de bus.
— ON A UN GROUPE, ON VOUS EMMERDE !
Puis elle hurle et elle fait des doigts d’honneur. Je l’imite, je tire mes paupières, mes gencives, je sors ma langue, on fait des doigts d’honneur. Léna hésite mais quand la voiture klaxonne en retour, elle nous rejoint, elle montre même ses fesses. On hurle, toutes les trois :
ON A UN GROUPE !
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