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 Personne ne prononce un mot. Liv a la tête sur l’épaule de Laeticia, le chien endormi contre elle. Léna regarde la route, les yeux à demi ouverts. Le GPS m’indique le chemin d’une voix fatiguée. Je lutte contre l’image de Bob recouvert de sang, contre ses mains autour de mon cou, contre le tournevis planté dans son cœur. Je cligne des yeux pour faire disparaître, même momentanément, ces souvenirs. “Il l’a mérité”, je me répète en boucle. Mais même si c’est le cas, plus rien ne sera jamais pareil. Je ne sais pas si je dois le dire à Killie, je ne sais pas si j’en ai envie, je ne sais pas si quelqu’un va retrouver Bob et nous retrouver nous, oh mon dieu est-ce qu’on a laissé des preuves, est-ce qu’on ne devrait pas retourner là-bas et foutre le feu, putain pourquoi -

— Avril attention !

Le choc suivi du cri de Léna me fait sursauter. Je freine brusquement. Je regarde Léna, qui n’a jamais eu l’air aussi apeurée.

— C’était quoi ? Un sanglier ?

Il y a trop d’espoir dans ma question.

— On va aller en enfer dès demain matin, couine Léna.

— Non, non, on ne va pas aller en enfer parce qu’on a heurté un sanglier.

Je tourne la tête, Laeticia et Liv sont toujours endormies, ce qui est impressionnant. Léna se met à pleurer.

— Léna, calme-toi, je vais reculer, le contourner et on va rentrer chez nous, ok ?

— Putain Avril, tu avais les yeux fermés ! Ce n’était pas un sanglier.

— Comment ça ?

Ma voix n’est plus qu’un murmure.

— C’était quelqu’un, c’était un homme, gémit Léna.

— Non, non, non, ce n’est pas possible, qu’est-ce qu’il faisait en plein milieu de la route ?

Je mets les pleins phares et on sort de la voiture. Dans la lumière crue, il n’y a aucun doute possible. Mais il n’y a pas une seule goutte de sang et cet homme est d’une beauté surnaturelle, ça me donne presque envie de vomir. Ses cheveux blonds font des anglaises qui caressent le goudron, il ne porte rien sous son manteau framboise à poils longs, il a deux cicatrices en dessous de la poitrine et surtout il a un énorme tatouage sur son torse, une croix épaisse, comme les croix des chevaliers. Son pantalon en cuir le moule sans aucune imagination et ses pieds en pointe vers le ciel sont dans des santiags rouges à éperons. Même mort, j’ai envie de l’embrasser, rien que pour voir ce que ça fait d’embrasser un mec qui a une fossette au menton.

— Oh merde, merde, merde, Avril, on vient de tuer un ange. Je crois que l’enfer ne va pas attendre demain matin.

Sa voix me sort de mon admiration pour le cadavre sur la route.

— Un ange ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?

— Regarde le. On ne peut pas être aussi beau quand on vient de se prendre une voiture. C’est impossible. On dirait qu’il brille.

— Léna, c’est les phares de la voiture.

— Il faut le toucher, voir si il est vraiment mort. On ne peut pas partir et le laisser là.

Je soupire, je n’ai pas envie de toucher un cadavre, pour la deuxième fois de la soirée. Avec Léna, on s’accroupit, j’approche mon doigt de la joue de l’homme, je l’enfonce dans sa joue, j’ai l’impression de rentrer dans un marshmallow, en moins collant.

— Je crois que - Ah!

— Aaaaaaah !

On se recule d’un seul mouvement, je me prend le devant de la voiture dans la tête.

L’homme vient d’ouvrir les yeux.

— Avril ? chuchote Léna.

Je ne peux pas répondre, je ne peux pas quitter l’homme des yeux, il se relève, il est plus grand que ce que je pensais, putain il va nous tuer parce qu’on lui a roulé dessus, pourquoi il s’approche de moi, Léna se remet à crier, je n’ai plus la force de me battre, c’est trop pour une seule nuit.

— Ça va ? Tu vas bien ? il dit d’une voix rauque.

Il me tend une main aux doigts longs, squelettiques, ornés de bagues en or.

— Les anges ne peuvent pas mourir ? murmure Léna, encore plus sous le choc maintenant qu’il est debout.

— Je m’appelle Caïn, je faisais du stop. Je ne me souviens pas de ce qu’il s’est passé, je dois vous avouer.

Et il rigole, met ses lunettes de soleil.

— Tu t’es évanoui, je dis avec un sourire pas assuré. On s’est arrêtées pour voir comment tu allais, et parce que tu étais en plein milieu de la route.

Il rigole encore et glisse ses lunettes de soleil dans sa poche.

— Tu dois aller où ? on peut te déposer quelque part ?

—Je vais un peu nulle part. J’avais envie d’aller voir le lever de soleil et après, on verra.

— Ok, c’est parfait, allons à la plage, dit Léna en ouvrant la porte arrière de la voiture.

Caïn se glisse à côté de Laeticia et Liv, toujours endormies. Je le vois dans le rétroviseur, regarder brièvement le sang sur la robe de Liv, puis il ferme la portière et je démarre, je ne quitte pas la route des yeux, Léna non plus.

***

 Je m’arrête trois cent mètres avant un coin de la plage désert. On traverse un entrepôt de voitures toutes identiques, puis un chemin de graviers aux trous conséquents, je me gare avant la pente qui mène à la plage. Tout le monde dort à l’arrière, je regarde Léna, il nous reste au moins quatre heures avant le lever de soleil. Je ne sais pas si on peut dormir, mais au moins se reposer. Je mets un réveil et je me recroqueville sur mon siège, les jambes de Léna sur les miennes.

***

 Ce n’est pas mon alarme qui me réveille mais Liv qui me secoue l’épaule. Je grogne, je ne pensais pas m’endormir aussi profondément.

— Avril, c’est qui ce type ? Il fout quoi dans notre caisse ?

J’hésite à lui raconter qu’il est mort mais finalement non, que Léna est persuadé que c’est un ange et que je me dis que ce type est vraiment louche si il marchait à moitié à poil en plein milieu de la route la nuit. Mais la soirée a été assez catastrophique comme ça.

— Il faisait du stop, pour aller à la plage. Il voulait aller voir le lever du soleil donc on l’a pris avec nous.

Liv se contorsionne pour mieux le regarder.

— C’est fou, on dirait qu’il n’est pas réel, tellement il est beau. Tu ne trouves pas qu’il luit légèrement, comme une luciole ?

Je soupire.

— Non, il ne brille pas. C’est impossible.

Mon réveil nous fait sursauter toutes les deux. Je l’éteins immédiatement.

— Ok, je dis à Liv. Tu vas à aller à la plage avec le chien, Laeticia et Caïn, oui c’est son nom, en tout cas c’est le nom qu’il nous a donné. Pendant ce temps, avec Léna, on va trouver un moyen de se débarrasser de la voiture et on vous rejoint.

Je réveille Léna, puis Caïn, puis Laeticia. Je sors de la voiture et je m’étire, le soleil va bientôt se lever. Je les regarde monter la pente et s’éloigner en direction de la plage.

— Comment on va se débarrasser de la voiture ? me demande Léna.

— On ne peut pas la brûler ? Je ne pense pas que quiconque ici se soucierait de la carcasse d’une voiture.

On fouille dans le coffre mais il n’y a rien qui pourrait nous aider.

Le regard de Léna divague dans le vide puis s’arrête sur un point, sur des arbres ?

— Avril, j’ai une idée.

Je suis son regard mais je ne vois rien.

— On va la mettre dans ce marécage. Il y a déjà plein de trucs dégueu dedans.

Je la serre dans mes bras, heureusement qu’elle est là, je ne pensais pas que notre amitié conduirait à ce moment, mais ça fait du bien de partager le poids de ces malheurs.

Je conduis la voiture jusqu’au bord du marécage. Je prends le reste de nos affaires, la portière ouverte, j’enlève le frein à main. Léna et moi on regarde la jaguar bleu cobalt se faire engloutir par les nappes épaisses vertes fluo, des bulles remontent à la surface, elle lutte un moment mais finalement, dans un bruit de succion, elle disparaît. Il ne reste qu’une ride sur le marécage.

On va à la plage, pile au moment où le soleil, rouge sang, éclaire le ciel et teinte l’océan gris de reflets tristes. Le silence résonne avec le soulagement d’être encore en vie, toutes les quatre. J’enlève mes chaussures, les larmes me montent aux yeux quand mes pieds s’enfoncent dans le sable mouillé et grossier. Caïn me tend un mouchoir. Lui aussi, il pleure, son regard ne quitte pas les vagues.

— Je suis si content de voir enfin un lever de soleil, il murmure.

— Moi aussi, je réponds.

Et je caresse la tête du chien minuscule en pensant que c’est sûrement son premier lever de soleil, à lui aussi.

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