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— Tu vois, tu fais comme ça et là c’est bon, tu peux rouler.
— Hmm hmm.
Je n’écoute que d’une oreille. Bryan me montre comment remettre la chaîne de mon vélo qui a déraillé. Franchement, ça me fait chier d’avoir besoin de son aide et en même temps, ses mains sont pleines de trucs dégueulasses qui ne vont pas partir facilement.
— Sinon, je dis, il arrive quand Kill ?
Je ne suis pas venue ici pour avoir une leçon sur mon vélo. Je ne serais d’ailleurs pas venue si je savais qu’il serait là. Ça fait un mois qu’il est revenu vivre chez Killie et sa mère et jusque là j’avais toujours réussi à l’éviter.
— J’en sais rien, bientôt, répond Bryan en haussant les épaules.
Quel tocard. Je m’assois sur la chaise de camping humide, bien sûr il s’assoit à côté de moi. Il ouvre un paquet de chips.
— T’en veux ?
Je ne le regarde pas mais je prends quand-même une grosse poignée de chips au barbecue. Je répète cette action dans un silence absolu pour les trente minutes qui suivent.
Killie a l’air surpris quand il nous voit, Bryan et moi, assis côte à côte. Je lève les yeux au ciel, je prends mon sac et je rentre à l’intérieur, je me mets sur le canapé. La télé diffuse deux rats qui se tapent dessus et s’embrouillent pour un cambriolage. Killie me rejoint avec un paquet de biscuits au chocolat.
— Il va rester encore longtemps ? je demande.
Killie rigole quand un rat assomme l’autre avec une poêle à crêpes. Il passe son bras autour de mon cou, m’embrasse sur la joue, il reste un moment le visage contre ma nuque, je ne l’entends plus respirer, il finit par m’embrasser à nouveau.
— Je ne sais pas quand il va repartir, mais dans pas longtemps je pense. Il avait des trucs à régler ici.
— Et tu l’aides ?
— Oui, quand il a besoin. Mais la semaine dernière…
— Quoi, la semaine dernière ?
Il enlève son bras de mon cou, sa main de la mienne.
— Rien, laisse tomber. Ces dernières semaines, j’avais besoin de toi et tu n’étais pas là. Rien, Avril, pas un message, pas une réponse, rien. Et tu réapparais comme une fleur, trois semaines après, avec des excuses pétées et un sourire de chiot battu. J’en ai marre de ton caractère de merde Avril.
— Kill, j’étais malade, je te l’ai dit. Je ne suis pas allée au lycée pendant trois semaines parce que je ne pouvais pas me lever, j’étais assommée, j’ai dû choper la mononucléose ou un truc comme ça.
— Arrête tes conneries. Je te plante pour un truc important, et après silence radio. Si tu étais vraiment malade, tu aurais envoyé un SMS. Je sais que c’était pour me le faire payer. Mais tu ne sais pas, putain tu ne sais rien, tout ce qu’il s’est passé. Jamais je t’aurais fait un truc pareil. J’en ai marre, putain, tu me soûles.
Je sais qu’il ne faut pas que je m’énerve, mais j’ai envie de l’assommer comme dans le dessin animé. Il a raison, je n’étais pas malade pendant trois semaines. Mais je ne pouvais pas bouger de mon lit, mon corps ne répondait plus, j’étais comme amorphe, en dehors de moi, j’étais dans un angle de ma chambre et je regardais mon corps en boule dans mon lit, incapable de pleurer, incapable de savoir quand j’avais envie de pisser, de manger, de me laver, incapable de prévenir qui que ce soit, incapable. Je n’ai rien dit à Kill, pas encore, je ne peux pas, je crois que j’en ai pas envie, j’en ai pas la force. Lui expliquer reviendrait à revivre ce qu’il s’est passé ce soir-là et ça m’est impossible pour l’instant. Ça me paraît déjà loin mais je sens son omniprésence qui me colle à la peau. J’ai l’impression d’avoir oublié quelque chose dans cette pièce sans fenêtres fermée à clé. Et ce quelque chose va se décomposer lentement à côté du cadavre de Bob. J’ai peur, je suis morte de trouille.
— Avril ? T’es même pas foutue de répondre, parce que tu sais que j’ai raison.
— Tout ne tourne pas autour de toi, Kill.
— Pardon ? T’as dit quoi là ? T’es sérieuse ? C’est qui qui m’a laissé en plan, pendant tout ce temps et tu me dis ça ?
— Je sais, je suis désolée pour ça. Mais je te l’ai déjà dit, ce n’était pas contre toi, par rapport à toi. J’étais pas bien, tout ce temps. Ok, j’aurais pu, j’aurais dû t’envoyer un message mais je ne pouvais pas, je te le jure. Kill, s’il te plaît. Tu sais que je ne peux pas te perdre.
Il ne me regarde pas, il ne veut plus. Ce n’est pas bon signe.
— Kill, s’il te plaît. Regarde-moi.
Toujours pas.
— Kill…
Il ne bronche pas. Par provocation, je donne un coup de poing dans le paquet de biscuits qui s’échappe de sa main et tombe par terre. Je regarde son poing qui se resserre, sa mâchoire, la veine du front qui se découvre et pulse un rythme dangereux.
— Avril, je te jure, casse-toi.
— Ou quoi ? Putain t’as quoi, aujourd’hui ? T’étais content quand je suis revenue la semaine dernière, y a quoi qui a changé ?
Il ne me regarde toujours pas.
— J’étais content parce que peut-être t’étais morte, et puis non tu reviens comme si de rien n’était. Après tu craches sur mon frère mais tu fais la même chose, putain arrête de faire genre t’es mieux que lui. La vie de ma mère, casse-toi.
Je sais que je dois partir, que si je ne pars pas, ça va mal finir. J’hésite à l’ouvrir encore plus grand que lui, à me tortiller de manière dramatique, à le provoquer pour voir jusqu’où il va, pour voir jusqu’où je vais mais on sait tout les deux que ça ne s’arrêtera pas tant que l’un de nous n’a pas fait le pas de trop.
— Je t’aime, je murmure.
— Ta gueule. Vraiment, ferme ta gueule et casse-toi.
Je me penche pour l’embrasser sur la joue mais mon visage rencontre sa paume de main, ma face s’enfonce mollement sur sa peau rugueuse. Il me repousse, sans me regarder. Je prends mon sac à dos, j’écrase les biscuits sans faire exprès, putain ça va le mettre encore plus en colère, je sors, Bryan est encore là, il me lâche un regard qui me donne envie de le tabasser, de le clouer sur sa chaise de camping moisie, j’ai envie que tout soit de sa faute mais je sais que tout est de la mienne. Bryan me fait un clin d’œil, je lui fait un doigt d’honneur et je monte sur mon vélo, la vue floue, les larmes coulent sur le métal rouillé.
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