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Hier, Léna m’a demandé comment je nous voyais dans dix ans. Si on serait encore dans ce trou perdu, avec un travail chiant à mourir et on ferait de la musique le week-end en rêvant sur notre adolescence comme on rêve aujourd’hui sur ce que sera l’après. On est dans l’anticipation, bientôt on sera dans la nostalgie. Je lui ai répondu, que je n’en avais aucune idée, je n’arrive même pas à me projeter pour la semaine prochaine. Le futur, j’imagine un trou sombre, béant, qui m’engloutis, particule après particule, pour recracher une version de moi tremblante, épuisée, lessivée, terne, le dos cassé, des problèmes ennuyeux à mourir dans la tête, des cachets le soir et un sourire de faux-cul le matin. Je n’ai rien contre la vie que mène nos parents, elle est honnête, mais je n’en ai pas envie. Pas encore, pas maintenant. Je ne sais même pas si j’ai envie d’un futur où je ne suis pas loin d’ici, en train de hurler sur scène, de cracher sur des inconnus qui pourraient tuer pour moi. A chaque fois où je me dis que c’est trop, ce vide qui prend de plus en plus de place, ce sentiment qu’on m’étouffe en permanence, cette rage qui me tord les boyaux, qui fait de moi une merde la moitié du temps, je pense à après le lycée, bientôt, où on pourra aller se bourrer la gueule tout les soirs dans des bars en leur faisant promettre de nous faire jouer le samedi d’après. Il faut, au moins, qu’on essaye. J’en ai rien à foutre de rentrer chez moi à vingt-cinq ans la queue entre les jambes parce que j’ai voulu quelque chose que je n’ai pas réussi à avoir. Ça sera toujours mieux que de détruire mes rêves en avalant de la javel. Timidement, j’ai demandé à Léna où est-ce qu’elle se voyait dans dix ans. Elle m’a souri et elle m’a d’abord dit qu’il y avait intérêt que dans tout les scénarios possibles, on soit encore côte à côte. Dans les pires, comme dans les meilleurs. Puis, elle a dit qu’elle ne savait pas si elle pouvait s’autoriser à rêver, si il fallait qu’elle reste réaliste ou non. J’ai dit que la réalité à notre âge, c’était pour les lâches. Léna a rétorqué que, quand tu n’as pas d’argent, tu n’es pas lâche, t’as juste pas le choix. Elle a raison. Je me suis excusée. Elle a continué : “ Ok, alors j’avoue que dans ma tête, ce n’est pas clair, je vois comme deux chemins radicalement différents. Le premier, c’est de finir le lycée, de partir à une heure d’ici, de faire une formation, et de trouver un boulot deux, trois ans après. De continuer à faire de la musique de manière intense bien sûr, mais sans me soucier de savoir si ça va me ramener de l’argent ou pas. Le deuxième, c’est qu’on soit toutes les quatre assez folles pour se dire qu’on tente direct de faire un truc avec notre musique, qu’on prend un boulot, n’importe lequel après le lycée dans une grande ville, dans un endroit qui vibre, et qu’on fasse tout, qu’on se bouge le cul comme pas possible pour être un putain de groupe, pour pouvoir enregistrer nos chansons, pour avoir un peu de thunes, et ensuite, par un coup étrange du destin, qu’on ait la fame, qu’on puisse quitter nos boulots et juste faire de la musique toute la journée. On finirait par se bouffer sur la gueule au bout d’un moment, je me demande qui aura le plus envie de thunes, mais malgré ça, je sens qu’on restera ensemble, toutes les quatre. Il n’y a personne d’autre que vous pour qui je me lancerai dans un truc aussi fou, aussi impossible. On fait du rock putain, on a mal joué dès le début. (Elle a un petit rire.) Mais si chacune d’entre nous prend la décision de tenter, je crois que je pourrai être facilement convaincue. (Elle rigole franchement.) Je ne sais pas si il me tarde de voir quel chemin je vais prendre. J’ai peur d’avoir des regrets qui feraient que je regarde trop derrière mon épaule. Ça ne serait pas pratique, je finirai par me prendre un mur.” Je glousse : “ Le mur de la quarantaine, ouais.” On rigole. Et elle a glissé sa main dans la mienne, j’ai senti nos doigts abîmés par le froid, par les cordes coupantes de nos instruments. Pendant un moment, on a rien dit, juste observé les vagues grises à l’écume blanche qui se détache sur le ciel orageux. Maintenant que je suis dans mon lit, avec un album de Hole dans les oreilles, je repense à l’autre chemin possible, celui qui a été tu. Sombre, crade, glauque. Je ne sais pas pourquoi entre nous, on fait toujours genre qu’on va s’en sortir, qu’il n’y aura jamais de répercussions pour notre geste. Mais la probabilité pour qu’on finisse par se faire choper est là, bien réelle. Et si elle arrive, je n’ose même pas imaginer notre quotidien, être séparée d’elles, de Kill, du monde extérieur, aussi étriqué soit-il. Putain, si je me mets à pleurer rien qu’à l’idée, qu’est-ce que ça va donner si ça se concrétise. J’essuie ma morve sur la couette. Je soupire. Je ne sais pas ce qui est le pire : avoir seize ans ou ne pas savoir ce que c’est que d’avoir seize ans.
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