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— Bon, c’est où aujourd’hui ?

Léna est penchée, collée à mon miroir. Elle s’applique du rouge à lèvres orange cheddar. C’est horrible. Je regarde mon téléphone.

— C’est pas super loin d’ici, on peut y aller à pieds. Pas besoin de prendre le vélo pour quinze minutes.

— Trop bien.

Et elle referme son rouge à lèvres.

— C’est pas top cette couleur, non ?

— Non ça va, je ne vois pas à qui ça pourrait aller de toute façon.

— C’est le moins pire du pire c’est ça ?

On rigole.

— Ok, je suis prête. Toi ?

Je me regarde dans le miroir. Pff.

— Oui, ça ira, je dis.

— Ton t-shirt a une tache, dit Léna.

— Je sais. J’ai la flemme de me changer.

Je prends un paquet de chips dans l’armoire en bois de la cuisine. Je mets l’énorme manteau en cuir de mon frère, je sais qu’il va m’engueuler de lui avoir pris dans deux jours. On trottine, il pleut trop pour marcher, jusqu’à l’adresse indiquée sur mon téléphone. Liv et Laeticia nous attendent à l’intérieur d’un hangar, au milieu d’un terrain vague. Je les embrasse, regarde les groupes éparpillés d’adolescents contre la tôle et le béton.

— Ça commence à quelle heure ? je demande.

— Ça aurait déjà dû commencer mais bon, vu la gueule que ça a, je pense qu’il y a encore le temps.

On sort du hangar, s’assoit sur des grumeaux de ciment et de mauvaises herbes. Liv roule un joint, j’admire comment elle les modèle à l’image de ses propres doigts, longs, fins. Ma tête contre un tas de briques, la fumée sort de ma bouche, la pluie s’est enfin arrêtée mais les nuages recouvrent le peu d’étoiles qui seraient visibles.

***

Pied gauche, droit, gauche gauche, droit, une main sur ma hanche, je me retourne à moitié, Kill est là, il m’embrasse, il embrasse Léna, Jules, puis Léon arrivent, Kill me dit quelque chose mais je n’entends rien, la musique est trop forte. Des palettes sont empilées pour former la scène, bancale, sommaire, quatre mecs, je suppose que ce sont des mecs, avec des masques crades et fluos sur le visage s’agitent comme des vers de terre grassouillets. Y en a deux qui rappent, qui hurlent des paroles incompréhensibles, la voix écorchée, du sang dans la gorge, des glaires sur le béton, il agrandit le trou pour sa bouche, il se bouffait les fils les fibres de tissu ça se collait sur sa langue, y en a un, un peu en retrait, avec une guitare électrique, il fait des riffs bien lourds, bien saturés, c’est pas compliqué, trois quatre accords, mais ils installent une sale ambiance, électrique, pesante, suffocante, et y en a un dernier, sur la gauche, avec son ordi et ses bidules qui font des chemins de lumière, une grosse basse, ça crache dans les enceintes pourries, un beat comme un tracteur qui laboure des champs, sillon par sillon. Je ne comprends rien à ce qu’ils disent mais je me prends leur rage en pleine face, mes oreilles sont brûlantes, je me balance de tout les côtés maintenant, des pogos se forment, épaule contre épaule, coude dans les côtes, sueur qui coule dans mon dos, entre mes omoplates, perlent au bout de mon nez, je ne sais plus contre qui je me bouscule, mais droite gauche trois pas en arrière deux en avant une sorte de cercle une main immense m’empêche de me ramasser par terre la gravité n’est plus que des chaussures qui sont au bon endroit au bon moment je reçois de la bière dans mes cheveux on me tend une bouteille j’en bois deux gorgées la renvoie dans la foule un joint immense passe de choc en choc c’est mon tour putain je crois que j’ai perdu dix secondes au moins , une main m’effleure Kill et Léon sont à nouveau là. “Où est Léna ? Où est Jules ?” Je tourne la tête à droite on me bouscule à travers un hurlement je vois Léna où est-ce qu’elle a trouvé cette bouteille elle s’y accroche comme si elle lui avait coûté la peau du cul je continue à bouger Léna me donne des coups de coude “putain ça bouge de ouf” “ça fait du bien” un des mecs enlève sa cagoule il en a une autre en dessous incrustée de machins qui s’agitent, des cristaux ? non ça serait vraiment nul, du plastique fondu ? peut-être. Kill Jules et Léon sont au fond du hangar Liv Laeticia et Léna tourbillonnent des mecs bien plus grands que nous gras les bras tremblotants luisants de sueur on s’attrape par le t-shirt lorsqu’on s’imagine tomber un bout de tissu des mèches de cheveux des ongles qui griffent solidaires par compassion ou en prévention on ne tombe jamais on rigole les joues rouges les hanches sous les pantalons lourds s’écorchent mes pieds sont plus écrasés que glisser sur le béton troué la guitare électrique s’étouffe les deux mecs sont deux léopards dans un appartement HLM je veux les voir élargir le trou de leur bouche dévoiler les mâchoires béantes plus de dents que Venom plus de rage que celui qui a la dalle depuis avant sa naissance est-ce que leurs langues auront l’audace d’être de la dynamite dans leurs cerveaux se faire exploser pour voir si le gris est immuable à la couleur il n’y a rien de plus étanche que la colère de ceux qui aimeraient avoir quelque chose à perdre Liv m’embrasse sur la joue sa joue est dure un croquement elle me fait un clin d’œil des bouts orange fluo giclent en postillons de sa bouche je me demande si elle serait un beau lapin ou si elle repartirait avec un bout de mon doigt le mec à l’ordi tourne sur lui-même depuis combien de temps ça dure il va dégueuler et tout va s’éteindre les lumières m’hypnotisent mais un choc me rappelle que mon corps doit bouger il tourne encore je commence à trouver ça inquiétant le guitariste s’est barré ah non il était parti pisser des larmes ou de la sueur sous leurs cagoules des boutons d’acné à vif à cause du frottement incessant du tissu rêche et sale une bouteille dans mes mains de la fumée sort par mon nez j’avale ce qu’on me donne mon corps ne m’appartient plus tant qu’il est transpercé par la haine qui nous rassemble et je sens que j’ai envie de pleurer j’ai envie de chialer comme les hérissons écrasés au bord de la route le ventre enceint de pourriture et de mort je déteste cette sensation alors je deviens en colère je pourrais buter tout le monde de sang-froid si ça me faisait oublier ce qui m’effondre j’ose un coup d’œil vers la toupie je vois le vert de sa peau le teint cireux il ne tourne plus il tangue ses doigts appuient sur les couleurs les plus chaudes il lève sa flasque jaune pissenlit il lève sa flasque rose dînette il lève sa flasque orange brûlure il lève sa flasque je ne regarde plus putain l’autre a une corde qui a pété Léna jette la bouteille vide sur scène des éclats de verre des injures je crie plus fort on se prend un crachat en pleine gueule Liv sourit ses dents font reculer des yeux effrayés sous des cagoules trop stylées pour ne pas être ridiculisées Laeticia lèche la salive sur le visage de Léna et sans faire exprès par un coup de coude mal placé elle lui mord la joue on explose de rire les mains comme des zombies je louche Laeticia a les yeux révulsés la fumée sort par son nez je crois que c’est la fin des derniers accords lamentables le mec n’est plus derrière son ordi il remballe les deux autres hurlent je peux voir les cordes vocales céder la trachée écorchée ils s’enfoncent les doigts dans les oreilles leurs ongles sont noirs de terre de charbon de cendres leurs voix se mélangent il n’y a plus de silence de respiration les poitrines n’expirent n’inspirent que des suites de mots les plus écaillées possible on se prend des éclats de coquille d’œuf je jure voir un poussin voler avant de devenir des intestins parsemés de plumes et d’une odeur collante les yeux fermés le dernier shoot de rage agenouille nos oreilles je me sens adoubée par une épée qui aurait tué la pyramide le sang vainqueur baigne mes épaules quand il ne reste que les ultrasons et des hurlements des “encore” “continuez putain” “les flics sont pas encore là sales bâtards” je sens qu’on m’empoigne “Avril je crois que quelqu’un a prévenu les flics” une secousse deux secousses trois “ Avril faut y aller” mes paupières s’ouvrent je regarde Léna qui me tire par l’avant-bras je veux lui dire que c’est faux ce n’est qu’une rumeur faut pas stresser les sirènes et la foule qui éclate me font fermer ma gueule je cherche Liv et Laeticia elles sont parties à gauche on est bloquées avec Léna il y a du monde partout putain je ne pensais pas qu’on était autant dans ce hangar “merde putain laissez-nous passer” j’ai l’impression d’être dans un abattoir de poulets toute cette chair flasque et molle des crissements de roues sur les graviers sur le ciment Léna pousse, ses ongles dans mon avant-bras je ne vois plus Liv Laeticia Léon Jules Killie j’entends “ils sont là putain barrez-vous” des cris dans un mégaphone je trébuche mon genou craque comme un Babybel Léna me retient par les cheveux je couine je suis debout on se prend la paroi métallique dans la gueule “là!” changement de direction on s’engouffre tout à droite un interstice pas remarqué jusqu’à présent on fuit comme des termites pleines de produit chimique je me fais tirer par le t-shirt par des mains inconnues mais on me tire aussi vers l’extérieur une résistance puis je suis dehors je cours les gens se dispersent on fonce sur le grillage quand on passe par-dessus nos cuisses rentrent dans les tiges en métal je sens le sang couler le goudron qui claque je cours Léna court à droite à droite à gauche un sifflement des signes ils sont tous là des applaudissements on nous prend dans les bras une masse humaine dans les buissons plein de ronces tout mon corps tremble la bave dans mon cou de la morve dans ma bouche je souris au “championnes” de Léon puis on marche on se met en route il est encore tôt qu’est-ce qu’on pourrait faire.

***

— Là ! Je te jure.

Un rire. Léon tourne sur lui-même.

— C’est impossible, dit Jules. Ils les ont tous tués il y a trois ans, c’était plus rentable. T’sais avant ici c’était full la campagne. Y avait des usines et des vaches. Là où on habite avec Léon c’était un champ avant d’être des immeubles.

— Bah j’en sais rien il a dû s’échapper. Je te jure, tout blanc.

— Ouais ouais, t’as pris quoi parce que, passe m’en ? Il avait une montre aussi ?

— Tick tack tick tack.

—Je vous hais, dit Laeticia en faisant un doigt presque invisible dans l’obscurité.

Elle shoote dans des graviers. Une voiture passe. Lumière crue puis tout est sombre. Le orange combustion est proche de toutes nos lèvres.

— Là ! Là, là, là !

Laeticia bifurque brusquement à droite, elle se met à courir à travers les différents entrepôts.

— Putain Laeticia !

— Eh, reviens !

Elle ne se retourne pas, ses chaussures crissent puis disparaissent. On n’a pas le choix que de la suivre, on passe devant le magasin de pêche, trop grand pour ne pas être une façade, devant le garage avec un requin à plusieurs rangées de dents tagué sur la tôle, c’est quoi le rapport avec les voitures, est-ce que le gérant les transforme en caisse étanche pour des sharknados ? Je crois voir des ombres, il n’y a pas de lampadaires, pas de verre brisé, que des cailloux de la même couleur qui s’effritent sous nos pas, une poussière qui ne monte pas, Laeticia est floue, ses cheveux nets quand ils se soulèvent, sa nuque floue, sa chaîne dorée floue nette floue.

— Là !

Elle crie.

On la rejoint, essoufflés pour la plupart. Elle nous fait signe de ne pas s’approcher trop vite, de ne pas faire de bruit.

— Là.

Ma tête tourne le temps que mon cœur se calme. Je louche, la main de Liv sur mon poignet.

— Putain pourquoi tu nous as fait courir comme ça ?

— Là.

Son doigt pointe des touffes d’herbe. On se dévisse le cou, on s’accroupit. Vert, vert, marron, blanc. Blanc ? Un lapin aux poils incroyablement longs, électriques, nacrés, blanc plus blanc que blanc. Il est fébrile, les oreilles paraboles de nos respirations qu’on ne peut pas ralentir.

— Sa tête ! fait Liv en me pinçant le bras.

Le lapin a tourné la tête vers nous. Ses yeux sont immenses, difformes, ils pendent si on les voit sous un certain angle, larmoyants mais surtout : rouges. Entièrement rouges. Il est sûrement albinos.

— Oh putain c’est un lapin albinos, chuchote Jules.

Ces yeux ne sont pas normaux. Il vient peut-être du terrain vague plein de radiations. Je penche la tête pour m’assurer qu’il n’en a pas une deuxième qui pousse. Laeticia recule de deux pas, Liv s’avance de trois. Elle tend sa main, les doigts se balançant. Le lapin pointe ses oreilles vers elle, crissement, le lapin agite son museau vers le ciel noir, Liv immobile le lapin fait un bond se retourne sa queue frémissante un bond 90 degrés ses oreilles se posent dans la paume de main de Liv. Elle le caresse sa main disparaît dans les longs poils. Elle lui chuchote des mots qu’on ne comprend pas. Le lapin passe sous le grillage. On marche vers la route.

— Tu ne lui as pas donné des carottes ? je demande à Liv.

— Faut pas déconner, elle répond ses dents s’enfoncent dans sa lèvre inférieure.

Derrière nous, Léon et Léna s’engueulent sur le nombre de poches de leurs vêtements. Killie arrive à mon niveau, me passe une bouteille d’eau remplie d’un liquide à la couleur étrange. Je bois jusqu’au trait violet. Liv jusqu’au trait rose jambon. Killie finit et jette la bouteille.

Dans l’humidité et l’ivresse, je remarque la nervosité de Kill. Ses muscles se contractent contre ma veste, la veine de son front ne devrait pas être présente, il cligne trop souvent des yeux. Il regarde son portable, le remet dans sa poche. Ses yeux sont injectés de sang, de vaisseaux comme si il allait chialer rouge à la moindre réaction. Il regarde encore son portable, me presse la main, le remet dans sa poche, serre mon épaule caresse mes cheveux prend ma main. On arrive à la voix ferrée. On la traverse, les jambes hautes comme des cambrioleurs de banque. Toujours la peur de se faire percuter par un train. C’est le côté où Liv habite, nous tous on habite soit plus haut soit plus loin. On s’assoit sur les bancs mouillés moi je m’assois avec Léna et Liv sur la veste en cuir de mon frère. Liv distribue deux joints parfaitement élégants, le goût en est meilleur. Léon et Laeticia s’engueulent pour la même raison qu’il s’engueulait avec Léna il y a quinze minutes. Jules n’a plus l’air d’être là, il a la tête renversée il fixe le ciel alors que ça ne sert à rien, l’air est une tache de pétrole sans intérêt. Liv et Léna sont contre mon corps qui tremble, je me suis dévouée pour sauver nos jeans mais je me les caille alors elles sont contre moi Liv me met même le joint entre mes dents qui claquent ça ne me réchauffe pas mais les tremblements s’atténuent.

— C’est rare qu’il y ait autant d’étoiles, dit Jules.

***

Le ciel est indigo et on n’est plus que deux. Kill et moi, on fixe le cube devant nous. Il y a un signe très faiblement éclairé qui nous indique que ce sont des toilettes mais tout autour ça ne fait pas de sens.

— Pourquoi ? dit Kill en plissant ses yeux gonflés.

— Ce ne sont pas des toilettes pour les humains ? je propose.

Les toilettes sont entourés d’un grillage de deux mètres, la seule ouverture est un carré de cinquante centimètres fait de manière trop propre pour ne pas avoir été réfléchi. Je m’y faufile avec difficulté, comme un vieux chien qui s’échappe. Kill me rejoint. Dans les toilettes, l’odeur provoque un haut-le-cœur, je réprime l’acide qui monde dans ma trachée la bile dans ma bouche des bouts de ce que je n’ai pas encore digéré. On reste un moment dans le noir, suffocants de la pisse qui croupit, j’hésite à vomir là, contre le mur.

— Je t’aime, murmure Kill.

Je ne sais pas si c’est sa peau que je sens.

— Je t’aime, je t’aime, je t’aime, il répète.

Non, c’est le mur en plastique rugueux et moite.

— Putain c’est vraiment ignoble là-dedans, je vais dégueuler, il dit.

Et il sort. Je sors. On s’adosse contre les toilettes. J’essaie de ne pas trop respirer. Il ramasse un tesson de bouteille. Je l’embrasse sur la joue.

— Je t’aime, je dis.

Kill m’embrasse.

— J’ai l’impression qu’on n’a pas le temps alors que ce n’est que le début.

Sa voix est ténue. Mon nez est dans ses cheveux.

— Tu m’aimes comment ? je dis.

Je n’ai pas envie d’entendre sa voix parce que je déteste ma question, je l’embrasse. Il jette le tesson de bouteille par terre, récupère un morceau.

— Comme ça.

Le verre s’enfonce dans son avant-bras, il m’embrasse plus fort, ça coule sur nos jeans, je sens ses yeux qui pleurent et mon corps qui tremble, le bout de verre est contre ma nuque puis par terre, nos dents se cognent j’avale sa salive je respire fort et rapproche à nouveau mes lèvres. J’ouvre les yeux, les baisse.

— On voit rien, je dis.

— Ouais, le sang a tout niqué.

Et il sourit en même temps qu’il m’embrasse.

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