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 Je pédale le plus vite possible sous la pluie. Ma vision est stroboscopique. J’étais encore seule aujourd’hui. Je ne suis plus loin de chez moi. Une vibration dans ma poche. Je m’arrête sous un abribus, des mèches frisées devant mes yeux gouttent sur mon nez. Une notification, un SMS : c’est Caïn.

Salut Avril rentre pas chez toi. Liv et Laeticia ont des emmerdes. Je te contacte dès que je peux.

Mon expiration se carapate dans mes poumons. Je sais ce qui se passe, sûrement mais je prie n’importe quel dieu que je me trompe. Peut-être que ça ne me concerne pas. J’ai regardé plein d’émissions d’investigations criminelles alors je commets la première erreur. J’envoie un SMS à Léna. Je mets mon portable dans ma poche, la capuche sur ma tête et je recommence à rouler.

***

 Je pose mon vélo contre le mur blanc. La nuit est tombée, un lampadaire sur deux éclaire la route en ligne droite. École primaire, champ de maïs. La clôture électrique, la forêt et la grange. C’est pas la pleine lune mais ça me semble la seule option. Pas une seule voiture, personne, c’est un cul-de-sac. J’attends assise sur le goudron, le cul sur la ligne blanche. Des chaussures qui plongent dans une flaque, des injures, flash de téléphone, la musique en haut-parleur les aigus saturés. Léna me serre dans ses bras. Je sens les larmes dans nos gorges, dans la chaleur de nos paumes. La bile dans la trachée, bloquée par l’angoisse comme une migraine stratosphérique. La musique se finit, une autre commence. Léna me fait la bise mais m’embrasse joue après joue. Elle demande :

— Pourquoi on s’est pas vues aujourd’hui ?

— On se voit maintenant.

—T’aurais pas dû m’envoyer un SMS. La première erreur à pas faire.

— Je sais. Mais je ne voulais pas être seule. Je voulais que tu sois là.

— Je suis venue à pieds.

Sa voix craque, elle se racle la gorge.

— C’est trop tard Avril. Je les ai vus, chez moi, à travers le grillage, dans mon salon.

C’est trop tard. Je me sens soudain très affectée par la gravité. Mon corps se colle dans les pores du goudron. Une succion qui me fait tourner la tête. Il n’y a plus de champ de maïs, de clôture électrique, de forêt, de grange. Il y a Léna et moi, sur la ligne blanche de la route qui finit en cul-de-sac, en parking de graviers boueux. Il y a Léna dans mes anniversaires à un chiffre, dans la caravane de mon grand-père à écrire nos premières lettres d’amour, elle qui pleure dans la cour de récré et moi qui la distrait avec des parodies de nos acteurs préférés, sa batterie et mon cahier, ma basse et sa voix rapide saccadée pleine de respirations avale les mots comme je les crache, qui a voulu faire un groupe en premier je ne sais plus, les hurlements et nos corps qui bougent on kiffe mais on se dit que nous on fera mieux que toutes ces personnes qu’on admire, la rage nous traverse en circuit court elle allume des idées elle fait sortir des cris aigus quand on a compris que, là, on tient un truc, on a la dalle de plus en plus on en veut comme ceux qui empruntent l’autoroute pour la première fois comme ceux qui veulent se connaître pour toujours on s’allonge sur le gris trempé la nuit banale les épaules collées les mains jointes on ne se regarde pas mais on a jamais été aussi proches je n’enlève pas la mèche frisée devant mes yeux je repense à l’hydre à quatre têtes vous pouvez les séparer les trancher une à une ou toutes en même temps il en repoussera le double plus virulentes plus dangereuses les crocs doublement acérés quand l’espoir est arraché il reste des rêves à vifs dépouillés de beauté remplis d’une violence lucide je vois Léna me regarder depuis la scène ses deux accords et mes trois notes ma voix grave sa voix aiguë Liv qui se défonce les mains à taper aussi fort du sang sur la surface transparente rebondie Laeticia saute saute solo difforme les oreilles abdiquent je bave de plaisir je veux arracher nos cordes qu’elles remplacent nos veines qu’elles nous relient à jamais le métal nous fait la peau grise quatre ce n’est pas une constellation à peine une phrase Léna me serre la main de plus en plus fort je me rends compte que mes yeux étaient fermés je les ouvre les larmes peuvent enfin s’échapper Léna me dit qu’elle m’aime je lui dis que je l’aime ses ongles dans ma paume des croissants de lune que j’ose garder imprimés dans ma peau elle tourne la tête je la regarde son visage auréolé de pulsations bleutées assourdissantes sa peau est contre la mienne ce que l’on voit dans les pupilles de l’autre nous terrifie j’aspire la buée qui sort de sa bouche et je l’embrasse.

(fin)

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