La prisonnière de Burfell
L’ascension des montagnes désolées était pénible. Chaque pierre sur laquelle ils s’appuyaient pouvait à tout moment tomber des dizaines de mètres plus bas, et eux avec. Les dragonnets des roches qui profitaient du soleil n’étaient pas dangereux. Il arrivait cependant que les grimpeurs dérangent un groupe qui fuyait alors à tire-d’aile, les déséquilibrant au passage.
Cornil escaladait en tête ; Baglen le ralentissait, ratant ses prises assez souvent pour qu'il ait la sensation de le tirer. L’ascension avait débuté aux premières lueurs de l’aube et s’acheva au crépuscule. Ils s’arrêtèrent sur une corniche. Les grimpeurs s'étirèrent, les plaies causées par la montée finissaient de guérir. Ils détachèrent la corde qui les liait. Cornil s'enveloppa dans sa cape, sa jaque n'étant pas suffisante pour le protéger du vent. Baglen fit de même avec sa couverture. Ils s'approchèrent de la pente abrupte qui descendait vers les antiques ruines de Burfell.
Des restes de bâtiments basaltiques étaient alignés le long d'une route qui coupait la vallée d'est en ouest avant de disparaître dans les montagnes. Des murs effondrés entouraient ce qui semblait être un cimetière, à l’écart du bourg. D'autres décombres s'entassaient contre la roche. Un chemin de fer rouillé en sortait et menait à un amoncellement de gravats, une centaine de mètres plus loin. D’autres mines plus petites perçaient la montagne. Au centre de la ville, un dôme hermétique surplombait les habitations.
— C’est là ? demanda Baglen.
— C’est là, confirma Cornil.
Ils restèrent immobiles, contemplant leur objectif qui disparaissait dans la nuit. Des feux furent allumés dans les rues, comme en réponse aux étoiles qui apparaissaient peu à peu. La lune éclairait la roche acérée et les bâtiments effondrés. Le vent qui les accompagnait depuis le milieu de la journée devenait glacial ; seules leurs jaques les tenaient au chaud. Cornil sortit de son sac une longue-vue, volée quelques semaines plus tôt. Il parcourut les ruines du regard avant de la donner à Baglen. Des silhouettes sombres se réchauffaient près des foyers.
— La cohorte des démons, acquiesça Cornil avant même que le jeune homme ne le lui demande.
— Combien sont-ils ?
— Environ cinquante, je dirais. Assez nombreux pour enfermer le dieu.
— Qu’allons-nous faire ? Nous ne sommes que deux et...
— Et c'est suffisant. La prophétie est claire, tu ouvriras la geôle.
— Je ne sais pas me battre comme vous !
— Non, mais ce n’est pas ce que je te demande. Je vais les distraire pendant que tu ouvriras la prison. C’est ton destin.
— Mais, et vous ?
— Il ne m’arrivera rien. Pense à Clerliet, dit-il en tapotant une déchirure recousue à la va-vite sur sa jaque.
Baglen se souvenait très bien de la lance qui lui avait transpercé le torse. C’était ce jour-là qu’il avait appris que son mentor était également un démon. Il baissa les yeux vers les multiples entailles de son propre vêtement qui s'étaient accumulées depuis qu'il en était devenu un, lui aussi.
— Nous ne mourrons pas aujourd’hui, déclara Cornil en se tournant à nouveau vers la ville. Eux, en revanche, risquent fort de subir le courroux du dieu… Allonge-toi un peu, nous attaquerons à l’aube.
— Et vous ?
— Je serai incapable de dormir.
Baglen fit un cauchemar. Il revit l'attaque des loups, les corps ensanglantés dans les rues d'Alvorga. Il revit mourir Eurielle, son ventre rond heurter le sol alors qu'une bête lui sautait dessus. Il la revit se tourner vers lui et charger, la gueule ruisselante de bave et de sang mêlés. Il revit sa mâchoire se refermer sur le bras avec lequel il tentait de se protéger. Il se réveilla en sursaut. Son bras, tendu devant lui, laissait voir sa cicatrice boursoufflée qui n'avait jamais disparu. La colère l'envahit, il frappa un rocher près de lui et le brisa. Il regarda ses phalanges saigner un instant, puis les plaies se refermèrent.
Baglen se leva alors et constata, étourdi, qu'il était nu. L'air autour de lui était parfaitement immobile. Un brouillard blanchâtre serpentait sur la pierre. Quelques rares dragonnets des roches voletaient, leurs écailles grises reflétant le ciel immaculé. L'un d'eux se délita dans la brume, ce qui fit fuir les autres. Il se pencha vers la vallée ; une dizaine de silhouettes y étaient assises et semblaient somnoler. Tout était lisse, même les éclats de la pierre qu'il avait détruite. Le silence lui pesait. Il se calma et s'assit. Contrairement à Cornil, il n'était pas familier du monde des morts. Ses seules incursions y avaient été involontaires, suite à des cauchemars, mais le dernier datait de plusieurs semaines.
Le jeune démon se releva et s'approcha de la pente. Les silhouettes restaient immobiles. Une main se posa sur son épaule et une autre sur sa bouche, étouffant son cri. Son assaillant le retourna sans ménagement.
— Qu'est-ce que tu fais là ? murmura Cornil d'une voix éthérée.
— J'ai fais un cauchemar, bredouilla Baglen. Je ne voulais pas...
— Moins fort ! S'ils nous entendent, on perd l'effet de surprise ! On ne peut pas échouer si près du but !
— Désolé... Ça faisait longtemps que je n'en avais pas fait, pourtant...
— Ça va... Focalise-toi sur le monde des vivants. Allez !
Il ferma les yeux et se concentra. Cela dura quelques longues secondes, puis il eut la nausée et les rouvrit. Les ruines de Burfell étaient encore plongées dans le noir, cachées du soleil par la montagne. Il fit quelques pas avant de tomber. Cornil se matérialisa devant lui et s'empressa de se rhabiller. Baglen l'imita. Il remit ses braies et ses chausses, puis sa jaque sur laquelle il enfila sa cotte de maille trop grande. Il boucla sa ceinture après y avoir passé sa dague, puis il ramassa sa couverture qu'il noua en travers de son torse. Il répétait ces gestes tous les matins depuis que Cornil l'avait emmené, au point qu'ils étaient devenus automatiques. Pourtant, aujourd'hui, ses mouvements étaient imprécis. La pensée qu'il ne les referait peut-être pas le lendemain le hantait. Lorsqu'il eut finit, son regard se porta sur une pierre. Il l'attrapa et essaya de la broyer, en vain. Il soupira de dépit et la reposa.
Cornil fixait les ruines. Sa longue épée, qu’il portait sur le dos durant les voyages, avait rejoint ses couteaux de chasse à sa ceinture. Tremblante, sa main droite en serrait la poignée. Sa respiration était rapide.
— Vous allez bien ? demanda Baglen.
Le guerrier se retourna en sursaut. Il sortit de son sac un cylindre entouré de cuir. Deux anneaux de laiton ceinturaient chacune de ses extrémités. Il le donna au jeune démon qui le rejoignait au bord de la corniche.
— Reste discret, tu dois trouver un point faible et détruire le bâtiment. Je vais faire diversion.
Il dégaina son épée et sauta de la corniche. Il sprinta vers les démons les plus proches, somnolant près d'un feu mourant. Ses pas les réveillèrent avant que sa lame ne fende leurs haillons de cottes de mailles rouillées. Les cris attirèrent d'autres combattants. Cornil se battait comme un dragon. Son épée se teintait d'écarlate mais les blessures guérissaient. De nouveaux démons arrivaient sans cesse, ils étaient déjà vingt contre lui. Une lance perfora sa jaque et son estomac. Il en brisa la hampe et décapita son porteur. Un coup de dague lui entailla la joue. Il se mit à courir hors de portée de ses ennemis toujours plus nombreux. Ceux-ci se faisaient distancer.
Baglen en profita pour foncer vers le bâtiment sphérique. Une dizaine de démons s'y adossaient, le regard vague. Il les contourna aussi discrètement que possible. Enfin, il trouva un mur ébréché. Il délogea un rocher puis sectionna le cuir qui protégeait le cylindre, dévoilant un liquide verdâtre et visqueux à travers une épaisseur de verre. Il installa l'explosif dans le trou, puis ramassa une pierre et l'utilisa pour le frapper. Le verre éclata, faisant entrer l'air au contact du feu grégeois. L'explosion projeta Baglen plusieurs mètres en arrière. Il entendit ses os se briser, sa peau brûlait. Il cessa de respirer pendant de longues secondes, avant que son cœur ne recommence à battre. Ses plaies se refermèrent. Il se roula par terre pour éteindre les flammes qui consumaient ses vêtements, comme le lui avait appris Cornil. Des vociférations retentirent depuis l'exterieur de la ville. Il se releva et constata que l'explosion avait créé une faille dans le mur. Il s'en approcha. La lumière pénétrait à l'intérieur du bâtiment pour la première fois depuis plusieurs siècles, révélant un carrelage peint sur lequel une femme vêtue d'une robe poussièreuse s'avança. Baglen ne put estimer son âge.
Les hurlements rageurs gagnaient en intensité. Des démons surgirent de la rue voisine. Ils virent Baglen, la brèche qu'il avait créé. Terrifiés, ils détalèrent dans l'autre monde. Cornil arriva, chancelant, la jaque en lambeaux. Il essuya le sang qui maculait sa barbe et s'approcha du dôme tandis que ses blessures cicatrisaient. L'ouverture était trop étroite pour que la femme puisse sortir. Elle se changea en dragonnet des roches, abandonnant sa robe, et se faufila sans problème, puis elle reprit forme humaine.
— Merci, dit-elle avec un grand sourire.
Elle ramassa une couverture oubliée qu’elle drapa autour d’elle. Cornil se tourna vers la femme qui avait trouvé un rocher où s’asseoir.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
— Je m’appelle Galinya, mère de toute vie, mais vous m’appelez « le dieu ».
— Vous… C’est impossible ! La prophétie disait...
— Allons, Cornil… soupira la déesse. On ne peut prédire l’avenir, cette prophétie est aussi factice que toutes les autres.
— Alors pourquoi est-ce arrivé ?
— « L’homme que le destin marquera, la geôle du dieu il trouvera, dans la ville de la montagne, le libérera de son bagne » ?
— Oui ! s'exclama le démon. Il a réussi, il vous a libérée !
— Grâce à la tache de naissance qu’il a sur le cou ? Cette tache que tu as interpété comme la « marque du destin », as-tu la moindre idée du nombre de personnes qui en ont une semblable ?
— Mais il est différent !
— Parce que tu l’as rendu différent.
La déesse se tourna vers Baglen qui était resté silencieux.
— Je vous suis reconnaissante de m’avoir libérée, le soleil me manquait. Mais j’aurais pu passer encore plusieurs siècles enfermée. Je vis ce que vivent mes enfants, je vois ce qu'ils voient, j'entends ce qu'ils entendent... Ma propre liberté n’a pas d’importance, tant qu'ils sont libres.
— N’allez-vous pas punir les démons qui vous ont emprisonnée ? demanda Baglen.
— Ce sont les vers suivants de votre prophétie, si je ne m’abuse ? Ils y croyaient dur comme fer, mais non. La pire chose que je puisse leur faire subir, c’est de les laisser être terrifiés sans intervenir. Enfin, je suppose que j’irai leur parler, s'ils reviennent dans mon monde.
— En échange de votre liberté, fit Cornil, nous demandons votre aide.
— Je suis désolée, mais je ne prends pas parti.
— Je ne vous demande qu’une information ! Mon fils...
— Je ne peux rien te dire, désolée.
— Mais c’est votre enfant, à vous aussi ! plaida Cornil. Aidez-le !
— Dis-moi, combien de mes enfants as-tu tué ?
— Ce n’était que pour me défendre !
— Parfois, oui... Cela fait soixante-sept ans, Cornil. Il te faut faire ton deuil, désormais.
— Non ! Il est quelque part, je dois le retrouver !
Le démon serrait les poings.
— À ta guise… regretta Galinya.
— Dites-moi où il est ! gronda-t-il. Dites-le-moi, sinon je...
— Non.
Cornil bondit sur elle. Il lui donna plusieurs coups qui ne firent que l'attrister un peu plus.
— Je t’en prie, l'implora-t-elle, calme-toi. Renonce à ta quête.
— Jamais ! hurla-t-il avant de frapper la mâchoire de la déesse.
Celle-ci ne bougea pas. Des larmes coulèrent des yeux enragés de Cornil.
— Vous... On aurait dû vous laisser moisir dans cette putain de cellule !
Galinya baissa les yeux.
— Réponds-moi !
Elle resta muette ; il la frappa.
— Réponds-moi !
Cornil enchaîna les coups et les ordres, qui se changèrent en supplications. Ses yeux hagards fixaient ceux de la déesse dans l'attente d'une réaction. Ses larmes et sa morve se mêlaient dans sa barbe. Alors qu'il s'apprêtait à cogner une fois de plus, une main le retint.
— Arrête, le somma Baglen.
— Toi... Tu...
Cornil s'effondra, sanglotant. Le jeune démon lui tendit une main ; il la repoussa d'une claque. Il se releva et quitta la place sans un regard pour la déesse. Baglen et Galinya restèrent face à face, dans le silence.
— Merci. Si tu savais comme il était, avant que son fils disparaisse… J’ai beaucoup de peine pour lui.
— Pourquoi ne pas lui dire ce qu’il est devenu, si ça peut l’aider ?
— Il ferait beaucoup de mal à beaucoup de gens.
— Il le fera quand même, non ?
— Sans doute...
Elle soupira tout en se frottant les yeux.
— Vous avez dit qu’on ne pouvait prédire l’avenir, remarqua Baglen.
— En effet, mais on peut le prévoir. Il se passe toujours la même chose, les mêmes schémas se répètent en boucle. Je connais Cornil depuis presque un siècle, c'est assez pour être sûre de ce qu’il entreprendrait. Pour toi, en revanche, j’ai un doute. Alors dis-moi, que vas-tu faire désormais ?
— Je voulais que vous m'aidiez à venger mon village, mais vous ne le ferez pas.
— En effet, mais si je te le proposais, que dirais-tu ?
— J'accepterais sans doute, alors c'est une bonne chose que vous refusiez.
— Pourquoi cela ?
— Ça ne fera pas revenir les morts...
Baglen soupira.
— Sans Cornil, les loups m'auraient tué, moi aussi. Je lui dois la vie...
— Tu ne lui dois rien...
La déesse se remémora les trop rares moment de plaisir qu'avait connus le démon après la disparition de son fils. Tous avaient été en compagnie de ses chiens, lorsqu'il se permettait de relâcher leur dressage strict. Elle avait espéré que cette nouvelle famille l'aiderait à faire son deuil, pourtant il l'avait sacrifiée en même temps qu'un village pour sa quête.
— Parfois, j'aimerais aider mes enfants... poursuivit-elle. Je vois certains d’entre vous commettre les pires horreurs tandis que d'autres sont bons ; et moi je traite tout le monde de la même façon. Cela me désole. Enfin, toi tu as fait ton deuil, je t'en félicite. La vengeance est vaine, quand bien même je t'y aiderais.
— Je voulais passer dans l'autre monde, admit Baglen. Pour retrouver Eurielle...
— Pourquoi ne l'as-tu pas fait ?
— Cornil refusait, et puis nous étions déjà loin d'Alvorga...
— Tu pourrais y retourner.
— Elle est sûrement partie, depuis le temps, et... J'ai l'impression que l'attaque remonte à plusieurs siècles... Je n'ai pas envie de revoir cet endroit. Je ne sais pas, je n’ai nulle part où aller...
— Pourquoi devrais-tu forcément aller quelque part ?
— Que voulez-vous dire ?
— Les démons ne sont pas tout à fait immortels. Cornil t’a dit que votre force dépend de vos émotions, et c’est vrai. Mais il y a une chose qu'il a dû oublier de mentionner, c’est que l’immortalité ne vous réussit jamais. Tous les démons finissent par perdre peu à peu leurs sentiments, ce faisant ils perdent également leur force. La vie devient alors bien pire que la mort. Tu en as bien vu quelques-uns en pleine léthargie lorsque tu es arrivé ici. C'est à peine s'ils ont eu la force de passer dans l'autre monde. Mais il y a une issue ; il y en a toujours une.
— Comment ?
— En trouvant la paix. Renonce à la vie par toi-même et tu disparaîtras.
— C’est impossible...
— Non, mais plutôt rare. Réfléchis-y, Baglen. Peut-être qu’un jour je viendrai à ta rencontre, nous en reparlerons à ce moment-là. Fais ton choix. Tu es encore jeune, surtout pour un démon. Rien ne t’empêche de profiter de la vie, mais ne la considère jamais comme une prison. Voilà tout ce que je peux te conseiller. C'est pour ça que tu es venu, n'est-ce pas ? Pas pour la vengeance.
— Oui...
— Cornil part vers l'est, est-ce que tu veux le rattraper ?
— Oui, je vais rester avec lui pour l'instant.
Galinya hocha la tête.
— Alors je ne te retiens pas plus longtemps. Adieu et merci encore.
Elle se transforma en phénix et s’envola. Ses plumes rouges iridescentes flamboyaient sous les rayons de soleil. L'une d'elle tomba aux pieds de Baglen qui regardait l’oiseau disparaître. Il ramassa la plume chaude et sécha ses yeux, avant de courir rejoindre Cornil.
Des dragonnets des roches profitaient du soleil sur la route et s’envolèrent à son passage.
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