Chambre 8

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Les nuits sont poreuses comme les consciences et comme le sable.

Poreuses à la journée qui vient de se dérouler, qui s’est terminée dans la fatigue et la lassitude et l’usure de toutes choses de ce monde. Poreuses à celle qui commencera à poindre dans quelques heures, dans les commencements fragiles. Poreuses à la présence et à l’absence, à la présence comme à l’absence, autant à l’une qu’à l’autre, de ceux qui peuplent nos consciences et les traversent comme des ombres dans la nuit ; au point qu’il est presque impossible de savoir d’où vient la plus grande opacité, si elle est nôtre ou étrangère, si elle nous aliène à autre chose que ce que nous sommes, ou nous ramène à nous, au plus près. Les nuits absorbent comme des éponges sous-marines les impressions des jours, et les restituent comme la pierre du balcon restituait la chaleur du jour dans la fraîcheur de la nuit. Les contradictions s’emmêlent et s’enroulent autour des chevilles des dormeurs, ou de ceux qui cherchent le sommeil, comme les draps, et il est difficile d’en sortir, sinon d’un mouvement impatient et saccadé.

Impatient et saccadé par l’impatience.

Il rentrait d’un dîner. Dîner en ville, invité par ses collègues. Il lui revenait des images de ceux qu’il avait croisés, dans ces situations où on ne sait même pas si les convives ont entre eux, les uns pour les autres, la moindre amitié, la moindre affection. Des bulles de solitude éclatent, s’entrechoquent, se confrontent, tintent les unes contre les autres, se regardent, se jaugent. Font-ils autre chose que d’entrechoquer leurs solitudes les unes contre les autres ? Et si cette femme trop parfumée était prête à rentrer avec lui, était-ce pour autre chose que pour éteindre un instant l’impression de solitude dans laquelle elle se débattait ? Il n’en savait rien et n’avait pas envie de le savoir. Il préférait ne rien en savoir. Il avait écouté leurs conversations et il avait répondu comme il le fallait, tout au long de la soirée. Il avait joué avec une conviction feinte, son rôle social. Il avait joué, sans conviction, son rôle, il avait fait croire que les plaisanteries étaient drôles, que les questions étaient pertinentes, que les moments étaient partagés. Il avait laissé penser à cette femme qu’il la trouvait charmante, qu’assurément elle était séduisante ; puis, au fur et à mesure qu’il avait remonté la rue et qu’il s’était approché de l’hôtel, il s’était dépouillé de toutes ces impressions, de tous les rires, de toutes les images clinquantes des femmes maquillées, cliquetantes de leurs bijoux, empoisonnantes de leurs parfums, et il était rentré seul, organisant quelques détours suffisamment complexes pour se défaire de leur présence, patiemment, croisement après croisement. Il suffisait que l’un tourne d’un côté pour qu’il se détache de leur présence, jusqu’au dernier, elle avait tenu presque jusqu’à la fin ; mais ça y est, elle avait lâché, abandonné, elle était repartie dans sa nuit et il pouvait enfin regagner son hôtel et se retrouver peu à peu, revenir vers lui, se retenir à ce qui lui tenait à cœur.

Il composa le numéro dans la nuit. L’écran du téléphone s’alluma et lui confirma, quand il eut aligné les uns après les autres, les dix chiffres de son numéro, que c’était bien elle qu’il appelait. Il avait conservé ce minuscule rituel de la conversation, inconnu de tous, de toujours composer son numéro, de ne jamais passer par le répertoire, pour toujours avoir dans le cœur la combinaison secrète de son bonheur. Il ne la confierait pas à autre chose qu’à sa mémoire. Il ne regarda pas l’heure, et composa la suite de numéros qui rendait accessible, disons, au moins, la possibilité du bonheur. Il ne la réveilla pas, sans doute parce qu’elle-même ne trouvait pas le sommeil sans lui parler, pas plus que lui n’aimait s’endormir sans avoir entendu sa voix à elle. Il s’agissait moins d’une conversation (certes, la distance et le fait qu’ils n’avaient, lors de ses déplacements, que le téléphone pour se retrouver au creux de la nuit, imposait qu’ils parlent, mais ils entrecoupaient leurs conversations de longues plages de silence dans lesquelles l’attention qu’ils se portaient était peut-être encore plus manifeste). Il y avait donc des endroits intacts du monde, des lieux intacts de la conscience, des rituels inconnus de tous et tacites qui permettaient d’accéder directement à un soi intact. C’était donc encore possible. Il était donc encore possible de s’abstraire de tout, et de se retrouver.

Abstraction faite de tout ce qui n’est pas soi. De tout ce qui n’est pas elle. De tout ce qui n’est pas lui. Au creux de soi.

Sans doute se parlaient-ils et sans doute se parlant, ils écoutaient l’un et l’autre, non pas le déploiement des phrases, qu’est-ce que tu as fait ? tu m’as manqué …, tu vas bien ? mais la musique de la voix de l’autre dans les phrases les plus anodines, j’ai vu Margot, tu te souviens ? La musique de l’autre, la vibration la plus intime de sa présence, ce sur quoi il peut jouer des variations mais qu’il ne peut pas faire taire complètement la note la plus intime de la présence de soi. Ils étaient attentifs et sensibles plus qu’à n’importe quelle incidence de leur journée, à cette note, celle qu’on aime ou qu’on n’aime pas, essentiellement, celle qu’ils aimaient sans réserve l’un chez l’autre. Ils parlaient. Ils riaient. Margot ? Elle a voulu te raccompagner alors ? ben tiens, mais cela n’avait d’importance que parce qu’ils se trouvaient là, ils entendaient dans les mots de l’autre leur sourire. Ils se disaient leurs sourires sur le support des mots. Ils se retrouvaient dans un espace hors du temps, hors du monde, un espace qui échappait à toutes les porosités, à toutes les intrusions, l’espace du lien qui les retenait l’un à l’autre. Pour combien de temps ? Ils n’en savaient rien, et cela n’avait aucune importance, il n’y avait aucune raison que cela cesse un jour, ils n’en voyaient aucune et écoutaient dans la voix de l’autre, essentiellement, la note de leur présence, suspendue dans la nuit. Et cela suffisait à les rendre parfaitement heureux.

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