Chambre 13
Il était rentré relativement tôt, mais quelle importance cela pouvait avoir ? De toujours regarder sa montre, de toujours se tenir à des certitudes factices, pour oublier la seule certitude qui traverse toute notre existence, à supposer évidemment que nous existions vraiment, à le supposer ; ce n’était ni donné ni convaincant, ni bien assuré qu’on existait ? Et si on existait, si vraiment on existait, alors la seule certitude c’était qu’on allait mourir. Pas d’autre. Aucune autre. Tout le reste, c’est n’importe quoi, toute cette agitation, ce vent, ce branle-bas de combat continuel, lui comme les autres, lui pas moins que les autres, ni plus ni moins, peut-être même un peu plus, mais bon, c’était quoi, l’avenir ? Des dîners avec notes de frais et des nuits d’hôtel jusqu’à l’âge de la retraite, sans hâte, parce que bon, après, il reste quoi ? A attendre, et puis c’est tout. Dîner, notes de frais, nuits d’hôtel, aller-retour en avion, en train, rapports, contrats, dîners, nuits d’hôtel, avion, contrats, et contrariétés, et puis hop, retraite. C’est fini, tu te reposes et tu attends de crever sans trop creuser le déficit de la sécurité sociale s’il te plaît, si tu peux faire ça vite, ça arrangerait tout le monde. On te presse pas, mais réfléchis aux modalités, tout de même, ça pourrait arranger tout le monde.
Il avait fermé la porte à clef derrière lui avec une rage contenue qu’il mettait dans tous les gestes de son existence, sans pouvoir l’effacer entièrement. Il en était arrivé à la conclusion que les règles de politesse n’avaient d’autre but que de contenir sa rage. Le cliquetis sonore avait résonné dans le couloir vide. La clef sans doute avait fait un peu trop de bruit, et il avait pensé aux peut-être dormeurs qu’il avait peut-être réveillés, après tout, c’était possible ; on ne sait pas, même à cette heure-là, il y avait peut-être des clients de l’hôtel encore plus abandonnés que lui. Il fermait la porte comme toutes les portes qu’on lui avait fermées au visage, les unes après les autres, avec un peu de rage et de contentement ; il avait appris à les contenir, à les modérer mais tout de même, ça lui faisait plaisir, cet écho. Il sentait sous ses pas, toute la journée, les tapis qu’on avait tirés sous ses pieds, ceux qui étaient destinés à le faire trébucher, et il regarda l’usure des fibres sur le sol de la chambre, pensa à tous les pieds qui l’avaient foulés, à toutes les chevilles, et démarches hésitantes, la chute, presque, presque pas, mais bon, on hésite, on tremble, on vacille, et puis voilà, ça passe, on se rétablit, pour le moment ça passe. Mais il reste encore dans le silence le souvenir de la porte claquée.
Au visage. Il sentait la crispation. Cette crispation qui ne quittait jamais ses traits. Pas un moment, jamais, presque jamais. Ce sourire qu’il ne dessinait qu’en rictus. Il savait que son sourire avait quelque chose du rictus. Que les poisons distillés, à l’extérieur, de l’extérieur vers lui, réceptacle des poisons, combien en avait-il laissé s’instiller en lui ? Comment ils avaient franchi la barrière de ses défenses, des filtres qu’il opposait au réel ? En vain. Il opposait tout ce qu’il pouvait, et les poisons s’insinuaient, se distillaient, rendaient son visage de plus en plus crispé, il le savait mais il n’y pouvait rien. C’était ainsi, crispant et crispé, fatigant et fatigué, lassant et lassé, tout à la fois, tout en même temps, il n’y pouvait rien, c’était ainsi. Et cette chambre un peu usée lui ressemblait et ressemblait à son point d’insertion dans le monde. Les angles aigus des meubles étaient encore capables de s’enfoncer dans sa chair, tandis que le tapis usé se soulevait un peu, et rendait le passage d’un point à l’autre de l’espace aléatoire, il était possible de déraper, de se prendre les pieds, il était toujours possible de se prendre les pieds et de finir là. Comme ça.
Il sentait le poison dans ses veines. Il en sentait la lente distillation, la lente infusion, qui usait, l’usait, rendait ses gestes saccadés et raides, et il savait qu’un jour il trébucherait, il le savait, il trébucherait, il n’avait aucun doute à ce propos. Il trébucherait, il le savait, un jour, un tapis ou un autre, les pieds les premiers, puis la tête, l’angle, l’angle s’enfoncerait dans la tête et c’en serait fini, à tout jamais, c’en serait fini. Alors cette nuit, une de plus, une autre, celle-ci ou une autre, n’importe laquelle, n’importe où ? Tout ce qu’il demandait, c’était qu’on ne le dérange pas, que personne ne le dérange, que personne ne distille le venin de sa présence dans ses pensées, pour une fois, que ça s’arrête, c’était tout ce qu’il demandait. Que le venin s’arrête de battre dans ses veines. De diffuser, à chacune de ses pulsations, de diffuser constamment, qu’il arrête, c’était tout ce qu’il demandait, comme cette pulsation, cette petite pulsation de l’horloge, et les pas dans les rues, cette petite pulsation infiniment douloureuse. A chaque fois, c’était un peu plus de poison, à chaque fois un peu plus, un peu plus de venin, à chaque pulsation. Que ça s’arrête, c’est tout ce qu’il demandait, rien que ça, comme l’horloge, comme sa montre, qu’elles s’arrêtent, qu’elles cessent. De battre. Comme la pulsation de sa vie.
Putain de chambre 13 !
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