Chambre 8bis
Vint un moment où il fallut raccrocher, l’heure et le monde ayant tourné, il fallut raccrocher, suspendre la conversation. Il y eut d’abord, au retour de la soirée, les points de suspension retrouvés de leur conversation. Leur conversation les tenait en suspens au-dessus du monde et de la course du temps, et la nuit permettait cette illusion avec indulgence. Il y eut leur conversation suspendue dans la nuit. Elle aurait pu durer infiniment longtemps, ni lui ni elle ne s’en seraient aperçus. Ces instants auraient pu glisser sur eux dans le mouvement du monde ; ils ne se seraient aperçus de rien, suspendus qu’ils étaient l’un et l’autre. L’un comme l’autre, à la pulsation de la vie de l’autre, à la vibration de la vie de l’autre, l’un et l’autre, suspendus, allégés de tout ce qui n’était pas l’autre, de tout ce qui était eux et qui n’était pas l’autre, ainsi rendus à toute grâce possible de cette vie, à toute légèreté possible.
Et puis vint un moment où il fallut raccrocher. Il n’y avait aucune raison à cela, mais quelque chose, dans le déplacement des volutes du temps, fit qu’il fallut raccrocher. Il y avait eu leurs voix entremêlés, volutes du temps dissipées, et leurs respirations, qui étaient l’une à l’autre, l’une dans le souffle de l’autre. Leur respiration et leur attention concordantes et accordées, au plus près l’une de l’autre, l’un à l’autre. Ils avaient été tout entièrement l’un à l’autre, et puis vint un moment, inexplicable et imprévisible, où ils raccrochèrent.
Il lui sembla qu’il décrochait. Qu’il dévissait. Ce n’était rien. Assurément ce n’était rien. Ce ne pouvait être rien. Mais il lui sembla qu’il décrochait de tout. Qu’à ce moment-là, il décrochait, dévissait, qu’il sombrait. Il ne sut pas, il ne saurait toujours pas dire pourquoi, cette impression ; il n’en avait pas idée, pas la moindre idée, il ne savait pas le moins du monde mais à ce moment-là, précisément, quand il n’entendit plus sa voix dans le téléphone, au plus près de sa chair palpitante, quand il ne fut plus que rendu à lui seul, dans la nuit, il dévissa dans l’angoisse. Il savait qu’elle dormait, il avait entendu qu’elle s’endormait, il le savait, il la savait apaisée, il connaissait sa voix. Il savait reconnaître qu’elle allait dormir, qu’elle descendait progressivement dans les eaux plus profondes du sommeil, elle devenait insaisissable comme les mouvements de sa conscience, il le sentit et raccrocha sans la réveiller et lui, seul, rendu à lui-même, il dévissa sans fin dans l’angoisse.
Ce mouvement que tout le jour durant il avait tenté d’éviter devint inévitable.
De loin. De haut. Il dévissa. Chute. Verticale. De haut, à n’en pas douter, de tout en haut. Chute dans l’angoisse. Il plongea vrilla ne se tenant à rien et ne se tenant à plus rien, il ne se tenait qu’à elle ; il se tenait à son souffle, à son rire, il se tenait à ce qu’il saisissait dans sa voix de son sourire distendant les syllabes. Il dévissa, il ne se tenait qu’à cela, à son sourire, à son souffle, alors il descendit, vrille. L’angoisse en vrille. Il était étendu sur son lit, sur le dos, les mains recroisées sous sa tête, il portait les vêtements de la veille, ceux de la course, ceux du monde ; il était étendu dans la pénombre de la chambre, il ne bougeait plus. L’obscurité bleutée donnait forme à son angoisse. Il lui sembla qu’il aurait pu y avoir, du moins rien ne s’y opposait, il aurait pu y avoir un ventilateur au plafond dont les mouvements lents des pâles auraient été, exactement, les vrilles de son angoisse. Et il regardait son angoisse : elle dessinait des cercles concentriques dans lesquels il tombait à reculons. Elle tournait, comme des hélices, vrilles verticales de son angoisse qui sourdait de lui, le recouvrait presque entièrement et dans laquelle il se noyait.
Il resta étendu ainsi aussi longtemps qu’il le put, il resta étendu dans le mouvement des vrilles de son angoisse, dans les vrilles immobiles de l’angoisse bleutée, sans la combattre. Il n’aimait pas se débattre en elle ni troubler les spirales parfaites dans lesquelles elle le faisait descendre. Il préférait la regarder, vortex de ses nuits dans lequel il se laissait descendre, et personne, pas même elle, pas même l’aimée, n’en savait rien. C’était ainsi. L’angoisse de ses nuits était à lui seul, inexplicable et tranchante comme les pâles d’un ventilateur dans l’air immobile de la nuit et il la regardait tournoyer, étendu sur son lit, sans fermer l’œil.
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