Anti-chambre
Il y a des ombres perdues très loin dont nous ne saurons presque rien.
Elles nous frôlent à peine, on ne les sent presque pas, elles viennent seulement frôler les pourtours de la conscience. Il est possible de les croiser, de dormir, de les percevoir, sans les savoir être ce que nous sommes, sans avoir la moindre idée, la moindre impression de leur présence, et pourtant elles nous entourent. Elles ne nous quittent pas, elles se tiennent à nos côtés, elles nous accompagnent dans la nuit, nous cheminant dans la nuit. Il est difficile toutefois de croire que leur présence se dissout dans l’espace et le temps de cette manière peu probable.
D’elles, nous ne saurons qu’un détail, un seul et unique détail, qui les cerne et les serre de si près qu’il n’est pas nécessaire d’en savoir plus pour éprouver la note tenue de leur présence au monde. Qui dit d’elles ce que nous sommes tous, si intensément.
La nuit efface ce que nous ne sommes pas et nous rend à la vérité de nos êtres. Dépouillés, tels que nous sommes, rendus à nous tels que nous sommes, nous affrontons un étrange face à face avec nous-mêmes. Dans l’obscurité nous nous dédoublons et nous séparons de nous et nous scindons. Et il vaut mieux sans doute que les miroirs soient aveugles sans quoi ils nous renverraient d’étranges dédoublements de nous.
Nous dédoublés sous la pluie de la douche, nous lentement fascinés des mouvements du monde minuscule dans lequel nous venons de nous confiner en refermant la porte de la salle de bains, en faisant couler l’eau qui soudain couvre tous les bruits du monde. Nous, sans raison autre, étrangement fascinés, nous se détachant de nous, oubliant la morsure du jour, préférant la morsure de l’eau brûlante, qui couvre les bruits de notre conscience. Elle tombe sur la tête, coule dans la nuque, alourdit la chevelure qui soudain colle à la peau, jusqu’où elle le peut, aussi loin qu’elle le peut dans le dos ; et nous, dédoublés, laissant couler l’eau, ne pensant plus à rien, ne pensant à rien d’autre que ce mouvement de l’eau, ruisselante brûlante, alourdissant notre chevelure autant qu’elle allège notre conscience du jour. Puis un peu plus tard, un peu plus loin dans la nuit, après nous être enroulés dans une serviette, avoir essuyé sur nos épaules, dans notre cou, sur nos joues les traces de cette averse brûlante, délicieuse, nous, nous retrouvant aussi loin qu’il est possible de l’être de nous, posant notre joue tiède contre la fraîcheur lisse et consolante de l’oreiller, nous, rendus à ce que nous n’avons jamais cessé d’être, et pas un instant nous n’avons cessé de l’être. Nous, rendus à ce dans quoi nous nous retrouvons chaque fois que les exigences sociales s’apaisent, dès qu’il suffit d’être soi, dès qu’il suffit de chercher la caresse de la douche le long de la nuque, la caresse de l’oreiller contre la joue et de réduire le champ de notre conscience à cette étrange douceur qu’il suffit de demander.
Nous, enfantins et désarmés au seuil de la nuit, demandant l’apaisement, le cherchant dans les gestes que nous connaissons, que nous reconnaissons, nous, enfantins et désarmés, et consolés de la caresse de la nuit.
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