Chambre 24bis, encore

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L’amitié est une musique. On l’entend dans les conversations. Il n’est guère possible de la jouer sans que la note exacte ne soit là. Il n’y a que des amis pour pouvoir reprendre une conversation interrompue des mois auparavant exactement à l’endroit où ils l’avaient laissée.

— Et alors finalement, qu’est-ce que tu lui as dit quand tu l’as revu ? Comment ça s’est passé ?

— Ce que je t’avais dit ! Ni plus ni moins.

— Exactement ?!

— Oui. Sans en changer un mot. Je n’en ai pas changé un mot. Tu imagines sa tête ?

— J’aurais bien aimé la voir, tiens !

Le temps est ainsi fait qu’il n’a pas de prises sur le souvenir très exact … même lointain, même effacé … c’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire d’y avoir repensé entre temps. La vie suit son cours et l’amitié reprend sa ligne mélodique dès que le monde met en présence les amis. Il se produit une reprise, musicale et très exacte. Les protagonistes du dialogue amical reprennent exactement où ils en étaient. Et qu’importe qu’ils aient été dans un café près de la Bastille et que la conversation se continue ailleurs, un autre jour, des mois après, dans une chambre d’hôtel d’Aix-en-Provence ? Cela n’importe en rien.

— J’étais fière, tu peux pas imaginer.

— Siiiii ! Et après, qu’est-ce qui s’est passé ?

— Ensuite, je me suis levée, très dignement, enfin le plus dignement que j’ai pu quand on a les genoux qui tremblent, et je suis partie.

— Non ? Tu les as plantés, là, tous, comme ils étaient ?

— Tu aurais vu la scène. Bon le seul hic, évidemment c’est que des deux portes de la salle …

— Vous étiez dans quelle salle ?

— La grande, tu sais, celle de réunion.

— Ah oui ! Tout de même !

— Je me suis dirigée vers la porte la plus proche, tu comprends, pour ne pas leur laisser le temps de réagir et évidemment, elle était fermée … à clef …

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— Oh, je me suis dit qu’il fallait occuper l’espace, je me suis lancée dans une grande phrase de sortie qui m’a permis de remonter toute la salle, et de sortir par l’autre porte, sans leur laisser le temps de reprendre souffle, de dire un mot, de me retenir !

— Grandiose ! Tu as réussi ?

— Oui.

— Et après ?

— Après, c’était fini, j’étais débarrassée d’eux. J’étais libre, ils ne pouvaient plus rien me faire ! Je suis allée manger une glace à la framboise aux Deux Garçons.

— T’es un as !

Être amis redonne la légèreté enfuie de l’enfance. On court après quelque chose, qui s’est enfui de nous, on court après quelque chose qu’on a perdu, égaré quelque part, qui s’est défait de nous et nous a défait d’une part de nous-même en se défaisant de nous. Comme un lien essentiel au monde qui s’est perdu. Et soudain, sans qu’on sache comment ni pourquoi, ce qui nous manque nous est rendu dans un éclat de rire amical. C’était la raison de leurs rires qui rejoignaient ceux de la rue et montaient avec eux le long des façades de la rue cardinale.

— J’aurais tellement aimé que tu sois là !

Dans le béton gris du jour et du monde, et de ce qui, lentement, ne manquera pas de nous étouffer, de nous enserrer, un jour, cela viendra, tout le monde le sait, et nous aussi, dans ce béton gris, nous serons pris, comme les autres, faits comme des rats. Dans ce béton gris il y a toujours un peu de place, suffisamment de place pour glisser une conversation amicale, pour entendre le rire d’un ami nous rassurer de quelque phrase qu’il glisse dans notre conscience comme un talisman, de ces phrases que nul ne sait pas se donner à soi-même mais qui seraient pourtant bien le seul sauf-conduit dans le monde :

— Ce n’est pas grave, tu sais. Ce n’est vraiment pas grave.

ou

— Tu as bien fait, c’est un peu délirant. C’est vrai, ça frôle le délire ! Mais moi je trouve que tu as bien fait.

ou

— Non, tu as osé ? C’est vrai ?

ou

— Alors là ! Je t’admire !

Toutes phrases qui sont dites et qui n’ont de sens qu’à la condition que nous venions de commettre une énorme erreur ou une vrille insensée et superbe ou un dérapage sur la surface lisse du béton du monde. Alors il est possible de revenir sur toute l’histoire, depuis le début, et pour la première fois d’en considérer tout le déroulement avec le sourire. Et de rire de soi et du reste sans que le temps importe.

Elles restaient allongées sur le lit, et aucune d’entre elles n’avait envie de couper court à ce moment trop rare qui tissait une corde assez solide pour pouvoir avancer droit devant, et ne pas se faire trop mal en tombant.

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